Histoire et mémoire sont deux notions communément employées comme si elles étaient des synonymes. La mémoire pouvant être perçue comme la célébration d’un morceau d’histoire et l’histoire comme le fondement scientifique de l’exercice de la mémoire, les relations complexes entretenues par ces deux mots favorisent sans doute une confusion de sens. La frontière qui sépare ces deux notions existe pourtant. Comme l’a dit Pierre Nora dans son célèbre triptyque de référence Les lieux de mémoire[1] : “…loin d’être synonymes, tout les oppose…”.
Des mémoires multiples
Le mot mémoire est ici entendu dans un sens plus large et plus riche que la simple représentation du passé acquise, conservée et restituée, sous une forme mentale. “Elle est un patrimoine mental, un ensemble de souvenirs qui nourrissent les représentations, assurent la cohésion des individus dans un groupe ou dans une société et peuvent inspirer leurs actions présentes.”[2]
Cette expression nouvelle de la mémoire est caractérisée par son lien consubstantiel avec le présent au point d’alimenter régulièrement nos différents vecteurs informationnels. Les douloureux débats français sur la période de Vichy ou la torture en Algérie, ou encore sur les différents aspects de la période coloniale belge au Congo, donnent lieu à un authentique télescopage entre la mémoire et l’actualité, dans lequel les médias, les politiques et la justice prennent souvent le pas sur les historiens, relégués au rang d’experts parfois convoqués. L’inscription dans l’actualité tend à l’emporter sur le regard de l’historien qui passe alors au second plan.
La prétention de la mémoire à investir le champ d’exploration réservé traditionnellement à l’investigation historiographique a suscité une véritable contestation dans le chef des praticiens de la discipline universitaire.
Pour Stéphane Courtois,[3] l‘histoire combat la mémoire car celle-ci n’est que l’expression des “valeurs et de la vie d’un groupe social […], qui défend ses intérêts et se préoccupe peu des faits”. Pierre Nora, inquiet par l’émergence de la mémoire, appelle à une vigilance constante : “La mémoire est toujours suspecte à l’histoire, dont la mission vraie est de la détruire et de la refouler”.[4]
Inscrite dans le présent, cette mémoire est le patrimoine des groupes vivants. Dès lors comme l’a dit le sociologue Halbwachs, “il y’a autant de mémoires que de groupes”.[5] La mémoire est donc par nature plurielle. L’évolution des modes de commémoration est également significative de ce point de vue : la commémoration traditionnelle supposait un ordre et une hiérarchie qui partaient des sommets de l’Etat. Actuellement la commémoration émane plutôt de groupes de solidarité et tend à déserter le national pour s’enraciner dans le local.
En outre, la mémoire est également, par nature, affective, sélective et faillible : elle a tendance à ne retenir que ce qui la conforte. Cela peut déboucher sur un affrontement de mémoires antagonistes.
Enfin, la mémoire isole un évènement de son contexte ; elle cherche à le tirer de l’oubli pour lui-même et non pour l’insérer dans un récit cohérent et exhaustif ; ceci s’explique parce que la mémoire est affective, tandis que l’histoire se veut rationalisante.
L’histoire : Une procédure de vérité ?
Ces mémoires éclatées, sélectives et souvent contraires ne peuvent être synonymes d’histoire. L’histoire se veut avant tout une procédure de vérité. Comme l’a écrit Pierre Nora, l’histoire est une “reconstruction problématique et incomplète de ce qui n’est plus”. Reconstruction par un sujet (l’historien) d’un objet (le fait historique). L’histoire est donc un mixte indissoluble de sujet et d’objet. Cela pose le problème de la subjectivité de l’historien.
Mais, à défaut d’avoir la certitude de pouvoir l’atteindre, l’histoire prétend toujours avoir pour norme la vérité. Certes le fait historique est construction, mais cela ne veut pas dire automatiquement subjectivisme : il y a bien une réalité du vécu des hommes dans le passé. Il y a donc une objectivité du passé humain que l’on ne peut travestir sans perdre la qualité même d’historien.
“Alors que la mémoire installe souvent le souvenir dans le sacré, l’histoire, procédure de vérité et discours critique, l’en débusque. Alors que la mémoire se pose délibérément en un absolu, l’histoire se situe dans le relatif. Alors que la mémoire est démultipliée, déchirée entre les groupes, l’histoire appartient à tous et à personne”.[6]
En ce sens la mémoire est suspecte à l’histoire, ce qui ne veut pas dire qu’elle l’ignore.
Réhabiliter la mémoire
En effet, il n’est pas simple de se retrouver face à la pluralité des chemins sinueux empruntés par la mémoire, dans ces interstices que constituent les relations complexes tissées entre mémoire, histoire et politique.
Néanmoins, le schéma classique des oppositions binaires et sommaires entre mémoire – teintée d’obscurantisme – et histoire – irradiée des lumières de la raison – semble aujourd’hui révéler ses limites.
Si la méfiance des historiens reste vive à l’égard de la mémoire – l’histoire consistant à se libérer en quelque sorte de la mémoire – et surtout de l’omniprésent “devoir de mémoire” promu au rang d’impératif catégorique, la mémoire est finalement devenue un objet d’histoire, d’une grande fécondité pour cette discipline.
Comme nous l’avons vu, Pierre Nora opposait en 1984 très nettement mémoire et histoire. Aujourd’hui, il devient difficile de séparer à ce point l’histoire de la mémoire. Les historiens travaillent aussi avec la mémoire, la nôtre comme celle des autres, et il est par conséquent bon d’entendre les mémoires pour mieux les recueillir, les analyser rigoureusement et alimenter l’histoire que ces mémoires rappellent.
[1] Pierre Nora (éd.), Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard. 3 tomes : t. 1 La République (1984), t. 2 La Nation (1986), t. 3 Les France (1992).
[2] Laurent Wirth, “Histoire et mémoire”, in Bulletin de Liaison des Professeurs d’Histoire-Géographie de l’Académie de Reims. N°26, 2002.
[3] Stéphane Courtois, “Archives du communisme : mort d’une mémoire, naissance d’une histoire”, in Le Débat, n° 77, 1993.
[4] Pierre Nora, Ibidem.
[5] Madeleine Grawitz, “Maurice Halbwachs”, in Méthodes des sciences sociales, éd. Dalloz, 2000.
[6] Laurent Wirth. Ibidem.