LA POUBELLE, FILLE DU MONDE. CHRONIQUE DU FORUM DES TRAVAILLURS SOCIAUX DU FESIVAL DES LIBERTÉS

par | BLE, DEC 2010, Justice, Social

Le Festival des libertés 2010 a accueilli le 2ème Forum International des travailleurs de rue. Plus que jamais mobilisés, quelques 700 acteurs de terrain se sont réunis pour contribuer à la construction d’une réelle justice sociale. Jean Blairon (RTA) nous retrace les moments forts d’un des débats ouverts au public : “Travail de rue : résister à la normalisation sociale ?”.

Retour sur une scénographie

L’ouverture du Forum des travailleurs sociaux de rue, dans le cadre du Festival des Libertés, s’est effectuée dans la grande salle du Théâtre National. La place de la culture dans le dispositif s’est marquée dès l’abord par une scénographie particulière : sur la scène, les impedimenta classiques des colloques internationaux ont été remplacés par des objets signifiant la présence de “la rue” ; les intervenants sont assis dans des brouettes renversées ; les tables sont remplacées par des bacs de bière. Dans le fond de la scène, à droite, une énorme poubelle nous rappelle que trop d’êtres humains sont désormais traités comme des déchets (des “surnuméraires” selon Robert Castel ; des “inutiles au monde” selon Alain Touraine).

Cette mise en scène nous met immédiatement en mémoire un vers célèbre de Jacques Prévert : “La poubelle, fille du monde, ne peut donner que ce qu’elle a”. L’expression d’origine, détournée par le poète, témoigne probablement de la domination masculine : si la plus belle fille du monde est supposée ne pouvoir donner que ce qu’elle a, de quel don, en effet, parle-t-on ?

L’amusante réécriture montre que la question sociale (la “poubelle”, les laissés pour compte) est produite par “le monde”, nommément les nouveaux rentiers, la “noblesse” financière, entendons ceux qui tirent leur position dominante du seul échange de l’argent avec l’argent : ceux que R. Castel appelle les “désaffiliés par le haut”, pour qui la réalité se résume aux échanges qui permettent de maximiser les profits, à quelque prix que ce soit.

Le “monde” est présent

Par cette formule, à contresens de l’acception de la “noblesse financière”, nous ne voulons pas évoquer la présence de représentants de travailleurs de rue issus de plus de trente pays, mais le fait que chacun d’entre eux est venu témoigner – contre le discours de maîtrise des institutions (“nous gérons, y compris les risques”) – de l’existence d’un “monde” irréductible aux schémas, à l’emprise gestionnaire,  au  calcul  des  probabilités.[1]  La rue est bien ce monde à double face, lieu où se concentrent les misères extraordinaires produites par un système qui veut fonctionner, comme le dit Alain Touraine, “avec de moins en moins de monde” – et avec de plus en plus de richesses de plus en plus inégalement réparties –, mais aussi lieu d’invention de nouveaux possibles, de solidarités inédites, de socialités et d’affiliations bien réelles.

A ce titre, certains des discours officiels d’ouverture du Forum, notamment européens, apparaissaient comme surréalistes, lorsqu’ils évoquaient la pauvreté en termes de stock, de cible, de programmation, avec des formules marketing ridicules comme “20 % de pauvreté en moins à l’horizon 2020”, toutes choses restant égales par ailleurs.

Diminuerait-on la pauvreté comme les émissions de C02 ? Et si c’était le cas, pourquoi avoir tant attendu ? Et que deviendront, comme l’a demandé Christine Mahy, les autres “pour cent” ? Il y a aussi des désaffiliés par le haut dans les instances politiques, par exemple européennes…

Un refus radical

Face à une telle inconscience (indécence) gestionnaire (mais que devrait-on dire de ceux pour qui le terme “social” a disparu des raisonnements ?), les engagements qui fondent le   travail de rue nous invitent à une tout autre attitude.

Ricardo Petrella a ainsi fermement invité à un refus radical, en nous pressant de contribuer à décréter illégales les confiscations privées des ressources publiques, et de rejeter un modèle de développement qui nous précipite dans un devenir inacceptable, dont les jeunes, les femmes et les enfants seront les principales victimes. Sa pensée rejoint ici l’appel au Sujet lancé par Alain Touraine ; pour lui, il s’agit en effet de “comprendre comment l’expérience humaine est à la fois soumise à la nécessité économique et capable de la briser en s’assignant des objectifs et en formant des mouvements qui s’opposent à toutes les logiques économiques, au nom d’un appel au “sujet” humain, à ses droits et aux lois qui les font respecter.[2]

Mais de quels mouvements pourrait-il s’agir ?

Pour certains, les mouvements sociaux appartiennent à un passé révolu. Pour d’autres (comme Alain Touraine), ces mouvements sont devenus culturels et devraient regrouper tous ceux qui refusent la réduction de l’individu au statut de pion dominé par des stratégies qui le dépassent (et le considèrent comme une quantité, d’abord, et comme une quantité négligeable, ensuite – pensons aux ouvriers victimes des spéculations ou des appétits débridés des actionnaires), ou qui le réduisent au statut de cibles (via la manipulation de ses désirs dans une orientation consumériste), voire qui nient à l’individualité toute légitimité (on pense ici aux logiques consuméristes).

Pour Touraine, nous l’avons vu, “seul l’appel aux droits universels du sujet humain peut arrêter la destruction de toute la vie sociale par l’économie globalisée”; ces droits universels sont “le droit à l’existence, le droit à la liberté et à la reconnaissance par les autres de cette liberté, en même temps qu’à des appartenances sociales et culturelles qui sont menacées par le monde inhumain du profit.” L’auteur ajoute : “cette tâche immense ne pourra être menée que par des militants et des figures exemplaires organisés, non plus verticalement comme les partis et les syndicats, mais horizontalement, par une opinion publique et par des acteurs informés surtout par les médias et par internet et décidés à ne pas laisser se construire un nouveau pouvoir encore plus autoritaire que l’ancien”.[3]

Pour d’autres encore, au contraire, comme Pierre Bourdieu, les mouvements sociaux n’ont rien perdu de leur légitimité, mais ils sont affaiblis, y compris par leurs propres divisions internes : seule une union des associations, des organismes de mobilisation (comme les syndicats) et des chercheurs pourrait, selon lui, permettre de s’opposer à une exploitation qui rêve de redevenir sans limites.

Et si le Forum des travailleurs sociaux de rue avait montré la voie en s’intégrant au Festival des Libertés (et inversement), en indiquant combien il est nécessaire d’articuler les luttes sociales et les luttes culturelles (et réciproquement) ?

“Chacun est dans la lutte entière”[4]

L’œuvre et les interventions de Firouzeh Nahavandi, quant à elles, nous ont permis de comprendre comment on pouvait passer du plus local au plus global. Elle démontre en effet que les relations internationales sont dominées par un processus de stigmatisation.

La globalisation à laquelle nous assistons se fonde en effet sur une surévaluation par l’Occident de ses propres standards, présentés comme universellement souhaitables, sur un dérèglement de l’action publique en matière d’aide au développement et, enfin, sur une stigmatisation d’un ensemble de pays dits “sous-développés” (alors qu’ils expérimentent probablement des formes alternatives de développement).

Le terme “stigmate” est issu des travaux du sociologue Goffman ; il désigne le rejet hors du monde des “humains” de membres de la Communauté, sur base d’un attribut qui jette sur eux un discrédit durable et profond. Il peut s’agir d’un problème physique, d’une “tare du comportement” (être gauchiste, homosexuel, ou, désormais, vivre dans la rue ou plus simplement porter les signes de la pauvreté), ou d’une appartenance problématique (par exemple ethnique ou religieuse).

L’utilisation audacieuse, par Firouzeh Nahavandi, d’une analyse des interactions entre individus pour décrire les relations entre pays nous montre que la critique du modèle de développement n’est pas hors de portée : ce modèle emprunte les mêmes voies que la violence sociale la plus ordinaire. Un travail d’éducation permanente rigoureux et pertinent pourrait probablement permettre à chacun de saisir les mécanismes les plus globaux à partir de l’expérience la plus locale, y compris la sienne propre.

Des trompe-l’oeil à foison

Abraham Franssen, pour sa part, a très bien démontré que les idéaux du travail social lui-même pouvaient être “retour-nés” pour servir des causes qu’il croit combattre. Toute une série de revendications “culturelles” (au sens de Touraine) comme l’autonomie, le “projet” personnel, l’épanouissement, etc. sont devenus des “textes” pour diffuser l’idéologie dominante, pour imposer à chacun de se comporter comme “l’entrepreneur de son existence” ; bref les “libertés” revendiquées sont devenues des obligations de s’investir en investissant (c’est-à-dire en consommant), sous peine… de stigmatisation et de perte réelle des droits : l’Etat Social Actif s’emploie activement à les réduire pour les “pauvres non méritants” (c’est-à-dire ceux qui n’ont pas les moyens de montrer qu’ils sont “alignés”).

L’action politique, sans plus attendre

Mais l’analyse de ces mécanismes intégrateurs globaux ne doit pas occuper tout l’espace de la réflexion. L’action des Réseaux de lutte contre la pauvreté, et celle d’innombrables associations, les initiatives prises par des instances politiques non “désaffiliées” comme le Délégué général aux droits de l’enfant permettent de réouvrir au quotidien des espaces de possibles.

Si ces espaces sont partiels et s’ils ne trouveront tout leur sens que dans une articulation avec des mouvements sociétaux de grande ampleur, ils indiquent dès à présent des résistances et des progrès possibles. Sans plus attendre, ce foisonnement d’initiatives combat les libertés que les dominants prennent avec nos libertés pour renforcer les inégalités à leur profit. Ils préparent le surgissement d’un monde qui n’a rien à voir avec “le monde”, cause efficiente de la déshumanisation qui frappe tant d’entre nous.


[1] Nous reprenons ici la distinction opérée par Luc Boltanski entre “réalité” et “monde”, in De la critique, Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009.

[2] A. Touraine, Après la crise, Paris, Seuil, 2010, p. 31.

[3] Ibidem.

[4] L’expression est d’Edgar Morin.

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