L’automation dans le monde du travail, le numérique dans l’environnement quotidien et les nanotechnologies dans l’organisme : les progrès technologiques pourraient libérer l’humain de bien des contraintes et des souffrances, faciliter sa vie, décupler ses capacités et lui permettre ainsi plus d’épanouissement individuel et collectif. Pourtant le développement de ces technologies rime plutôt avec augmentation du chômage et de l’exclusion sociale, détérioration de l’environnement, nouvelles aliénations et nouveaux stress, aggravation de la dualisation sociale, surveillance généralisée, accumulation de désirs insatiables et perte du plaisir… Du coup, les défenseurs de l’humanisme, de l’émancipation et de l’épanouissement deviennent souvent technophobes et vont jusqu’à remettre en question le projet des Lumières. Comment le progrès technoscientifique s’est-il à ce point coupé du progrès social ? Comment les réconcilier ?
UNE RAISON D’AVANCER
La plupart des espèces sont adaptées à leur environnement et outillées dès la naissance pour reproduire instinctivement les pratiques de leurs ancêtres conformément à leur nature. L’espèce humaine se caractérise par une part réduite de cette nature et de ses fonctionnements instinctifs au profit de ce qu’on appellera culture, liberté ou incomplétude et qui consiste à inventer, à se dépasser et à transformer son milieu. L’humain est un être qui va de l’avant, qui évolue et qui accroît quantitativement ou qualitativement ses potentiels. C’est donc fondamentalement un être de progrès au sens le plus général du terme.
Dès lors qu’elle signifie avancer ou se propager, gagner du terrain ou marquer des points, la notion de progrès s’avère vaste et sans valeur a priori. Le terme a notamment une longue histoire dans le champ de bataille. Il y a aussi bien progrès des connaissances ou de la démocratie que progrès d’une sécheresse ou du Front national.
Lorsqu’on évoque le Progrès avec une majuscule, on parle, depuis la Modernité, soit du progrès technique, soit du progrès social. Le premier augmente les moyens de production et le confort quotidien par le perfectionnement des machines et la mécanisation des tâches. Le second améliore les conditions de vie par des transformations sociales, des dispositifs de prise en charge des risques et des conciliations ou coopérations entre intérêts divergents. Ils ont tous deux pris leur essor avec le mouvement des Lumières, lorsque le rationalisme a commencé à bousculer les superstitions et subvertir des dominations qui se maintenaient au nom de prétendues lois divines ou naturelles. Ils étaient alors tous deux connotés positivement. Ils marchaient main dans la main pour faire évoluer l’humanité vers une société idéale et le bonheur de tous. Ils formaient désormais les deux faces ou les deux jambes d’un même Progrès qui ne pouvait qu’aller dans le bon sens.
Depuis le premier silex, le rapport de l’humain au monde a toujours été technique. L’Homme s’est inscrit dans son environnement, l’a habité et maîtrisé par la connaissance et l’outillage, autrement dit par la création de prothèses toujours plus perfectionnées pour prolonger son bras et son regard. Les grandes civilisations se sont imposées grâce à leurs prouesses techniques, qu’il s’agisse des Égyptiens en -3000, des Hellènes en -500 ou des grands voyageurs de la Renaissance. Cette dynamique s’est décuplée avec la Modernité et, avec les Lumières, elle est devenue un projet philosophique et politique en soi, un projet humaniste couplant le progrès technique et le progrès social.
Mais elle a surtout été stimulée par l’émergence du capitalisme, sa recherche infinie de profits et de nouveaux débouchés. Le rationalisme de Descartes et de Newton avait entrepris de mettre la nature en équation pour la comprendre et pouvoir agir sur elle afin d’émanciper l’Homme des peurs et des croyances qui le paralysaient. La raison marchande s’est emparée de cette mise en équation – et plus tard en algorithmes – afin d’intégrer tout ce qui existe dans des livres de comptes, de pouvoir le monnayer et d’en tirer toujours plus de bénéfices.
LE RETOURNEMENT DE LA RAISON
La raison émancipatrice s’est alors muée en raison instrumentale. Les premiers à avoir diagnostiqué ce détournement de la raison jusqu’à son retournement contre elle-même sont Theodor Adorno et Max Horkheimer qui prolongeaient les analyses de Max Weber relatives à la rationalisation croissante des sociétés. La raison instrumentale est orientée uniquement vers l’action pratique et l’efficacité des moyens sans souci du but. Elle n’attache d’importance et de prix qu’à ce qui est immédiatement utilisable, techniquement exploitable. Formée et renforcée dans le champ économique, elle tend à se répandre, à infecter ou affecter toutes les sphères de l’action, à commencer par les interactions sociales les plus élémentaires qui en deviennent toujours plus impersonnelles et utilitaires. Aujourd’hui, elle gouverne clairement les délibérations politiques au sein desquelles le pouvoir des experts se substitue à l’expression de la volonté générale. Elle ramène tout savoir à un calcul, tout concept à une formule, toute chose, toute personne et toute relation à un moyen ou un instrument en vue d’une finalité dont le contenu importe peu. “Tout ce qui ne se conforme pas au critère du calcul et de l’utilité devient suspect à la Raison.”[1] La révolution numérique ne fera que ramifier davantage ce processus de colonisation par le calculable de tous les domaines de la vie et de l’espace mental privé.
Dès lors que les seuls critères de la raison instrumentale sont l’efficacité et l’optimisation des processus décisionnels ou productifs, les principes de vérité, de justice, de liberté et d’égalité qui animaient les penseurs des Lumières n’ont plus de place dans cette logique. L’ambition de les réaliser dans le monde social s’est peu à peu vidée de sa substance.
L’Homme qui voulait s’émanciper en prenant le contrôle sur son environnement se retrouve maîtrisé par ce qu’il prétendait maîtriser et dominé par la logique de domination qu’il a enclenchée. Tandis que la marchandise se fétichise, l’humain se réifie. “La domination de l’homme n’a pas seulement pour résultat son aliénation aux objets qu’il domine : avec la réification de l’esprit, les relations entre les hommes – et aussi celles de l’homme avec lui-même – sont comme ensorcelées. L’individu étiolé devient le point de rencontre des réactions et des comportements conventionnels qui sont pratiquement attendus de lui. L’animisme avait donné une âme à la chose, l’industrialisme transforme l’âme de l’homme en chose.”[2] Une autre conséquence de cette mise en équation générale se situe dans ce que Marcel Gauchet, lui aussi à la suite de Max Weber, appelle le “désenchantement du monde”. En abandonnant les croyances et les justifications mystiques ou les compréhensions magiques au profit d’une explication purement physique et mathématique du monde, c’est aussi la question du sens qui s’est perdue. Puisque tout s’explique mécaniquement, l’homme ne cherche plus à donner du sens au monde et, dans la foulée, il n’en cherche plus pour sa propre vie et se mor- fond dans une existence fade et froide.
LES RAISONS DE LA COLÈRE
Adorno et Horkheimer voyaient dans ce retournement de la Raison son autodestruction ne pouvant conduire qu’aux massacres industriels, au nazisme et au stalinisme. Leurs recherches ont débuté après la première Guerre mondiale et ont été publiées à la fin de la seconde. Certes, depuis lors, la raison ne s’est pas autodétruite absolument et sa dérive instrumentale n’a pas encore décimé l’humanité. Mais il n’est pas difficile de leur donner raison soixante ans plus tard et de compléter le tableau noir des coûts perdus et des coups tordus de la technoscience qui entérinent chaque jour le divorce entre progrès technique et progrès social.
Dans le monde du travail, les développements technologiques auraient pu, comme le prévoyaient les progressistes, alléger le labeur de tous, décharger les travailleurs des tâches pénibles, réduire et répartir le temps de travail, accorder à chacun davantage de temps de loisir, d’épanouissement, de formation, d’implication dans la vie de la cité… Si le mouvement ouvrier a remporté quelques batailles en ce sens (journée de huit heures, congés payés, assurance chômage…), il semble que ce soit le profit capitaliste qui ait aujourd’hui remporté la guerre du progrès et que les gains de temps et de productivité ne profitent plus qu’à quelques-uns tandis qu’ils désolent et isolent les autres. L’automation entraîne d’un côté, un chômage de masse avec son cortège de misères et de désocialisation, de l’autre côté, des cadences infernales, une segmentation et déshumanisation du travail, une perte de maîtrise et de sens de l’ouvrage accompli, des accidents et maladies du travail, des burn out… Une analyse marxiste ajouterait que le remplacement du travail vivant par des machines entraîne une baisse tendancielle du taux de profit capitaliste et donc des crises à répétitions.
Tout comme dans l’entreprise, la technique nous fait gagner énormément de temps dans la plupart des actes de notre quotidien : déplacements, courrier, cuisine, bricolage, réservations diverses, recherches d’information, actions militantes… Le paradoxe du monde actuel est que, plus nous gagnons de temps grâce à tous nos équipements technologiques, moins nous avons de temps disponible et plus nous sommes pressés, voire stressés. Comme si ces outils nous imposaient leur rythme. Comme si ces applications censées satisfaire plus aisément nos désirs, les façonnaient à notre insu pour nous maintenir dans une insatiabilité permanente. Une multitude d’appareillages permet à chacun d’être connecté à qui il veut mais provoque plutôt une déliaison sociale, un recul des solidarités et une virtualisation des rapports sociaux. On pourra se demander si cette évolution résulte de l’emprise technique sur nos vies ou de la démographie, de l’urbanisation, de l’émancipation à l’égard des liens traditionnels et de l’individualisme triomphant ?
L’épuisement des ressources naturelles, la dégradation de l’environnement, la réduction de la biodiversité et le réchauffement climatique constituent une facture assez salée de la technologie que n’avaient pas mesurée les premiers défenseurs du Progrès. Le revers de la technologie, c’est aussi la catastrophe possible. En évoquant le Titanic, Challenger ou Tchernobyl, Paul Virilio repère dans chaque invention technique, une nouvelle catastrophe inenvisageable jusque-là.
Dès lors que la technique décuple le pouvoir de l’humain, elle accroît également celui des va-t’en guerre, des dictateurs et des manipulateurs. Elle donne lieu à des guerres industrielles et des massacres de masses. Elle permet une surveillance toujours plus ténue, un conditionnement et une manipulation des individus à des fins politiques et surtout commerciales. Comme l’a notamment révélé Edward Snowden, la NSA dépasse de loin le Big Brother d’Orwell. Google et Amazo savent avant leurs clients ce qu’ils auront envie d’acheter demain.
Enfin, on reprochera au règne technologique et au triomphe de la raison instrumentale de propager une pensée unique, de coloniser et homogénéiser les espaces et les esprits, d’immoler sur l’autel du progrès les cultures non rationnelles.
À l’heure d’aujourd’hui, face à ce sombre bilan, nous assistons d’une part à un retour de balancier post-moderne qui conteste le productivisme et, avec lui, l’infrastructure technologique, l’idée de progrès, la Modernité voire même le rationalisme. Au nom de l’émancipation, de l’épanouissement, de la sauvegarde de la planète, la critique du bain capitaliste jette le bébé des Lumières avec l’eau sale… D’autre part, certains se lancent dans une fuite en avant transhumaniste ou posthumaniste et scrutent dans les technologies de demain la solution à tous les problèmes d’aujourd’hui, souvent sans prendre sérieusement en compte les enjeux sociaux, démographiques et environnementaux.
IL FAUT RAISON GARDER
Il nous semble que la technologie est là et bien là, qu’elle gagne chaque jour plus de terrain. Elle change le rapport au monde, l’organisation sociale, le rapport à soi, la conception de l’humain (également au sens procréatif). On ne reviendra plus en arrière. La nostalgie du bon vieux temps ne nous fera pas avancer, le retour à la nature est un non-sens pour l’humain qui dépasse sans cesse sa nature.
L’être de progrès – au sens humaniste du terme – doit continuer à penser de l’avant. Il s’agit de décrypter l’emprise et les pièges de la technique pour mieux l’encadrer – tout en étant conscient qu’elle révolutionne nos cadres de références, nos repères et nos paradigmes. Il s’agit d’anticiper, accueillir et accompagner l’avenir. Il importe évidemment de répondre à toutes les critiques et les coûts cachés qu’engendre le règne technologique. Cela nécessite aussi bien de préserver des espaces vitaux qui échappent aux algorithmes et laissent libre cours à ce que Pascal Chabot nomme des progrès subtils que de reprendre le contrôle sur la technologie, d’entrer dans le code, de maîtriser l’outil et d’utiliser les potentiels technologiques pour lutter contre ceux qui se l’approprient à des fins de domination. En un mot, de mettre réellement en œuvre le projet humaniste. Malgré leur critique virulente de ses dérives, Adorno et Horkheimer n’ont pas abandonné l’exigence rationnelle. Toute leur réflexion invitait à une critique constructive de la raison, à une réhabilitation de la conscience théorique, à un réapprentissage de ce qu’est la liberté afin de lutter pour elle sur le plan politique. On pourra également s’inspirer de Marx qui fut à la fois un penseur de la libération de l’homme par la technique apte à le faire sortir du monde de la nécessité pour entrer dans celui de la liberté. Et, à la fois, un des grands contempteurs du capitalisme et de sa logique vorace, réifiante et déshumanisante, qui s’est penché sérieusement sur la question du rapport de force nécessaire pour reprendre le contrôle de la machine.
Il s’agit donc moins de refuser la modernité que de la pousser plus loin, d’être avec Rimbaud “absolument moderne” et d’extraire “les horribles travailleurs” du joug de l’exploitation technique ou capitaliste.
[1] Theodor W. Adorno & Max Horkheimer, Dialectique de la Raison, trad. de l’allemand par E. Kaufholz, Gallimard, 1974 (1944), p. 24
[2] Ibidem, p. 44