L’exercice de l’accompagnement psychothérapeutique pour des personnes en situation de précarité de droit au séjour représente sans aucun doute une forme paradigmatique, et peut-être même paroxystique, du questionnement suivant : que faire de la dimension de la subjectivité, comment la réactiver dans un sens dit thérapeutique lorsque le contexte et l’environnement se révèlent à ce point surdéterminant en ce qui concerne, non seulement la sensation de bien-être psychologique, mais plus radicalement les dimensions de survie physique et psychique.
Le droit à l’asile a connu une évolution importante de son application dans les trente dernières années. La situation peut être globalement résumée ainsi : plus de demandeurs d’asile potentiels, dans un monde qui produit plus de foyers de violence organisée, pour un moindre taux de reconnaissance. Les questions que cela ouvre, pour nous, professionnels de la santé mentale attentifs à ces enjeux seraient : comment cela se traduit-il en matière d’impact humain ? Quelle est à ce niveau l’influence de l’évolution et des conditions actuelles d’application de la politique d’asile, supposée être un des fleurons de nos démocraties, mais qui donne aujourd’hui lieu à des bilans de satisfecit de la part des autorités concernées lorsque le nombre de demandeurs diminue, et ce sur base de ce seul critère quantitatif ?
L’évolution de l’image du réfugié
Corollairement au resserrement global des critères d’application du droit à l’asile, et interagissant avec lui, on notera l’évolution des mentalités dans les pays occidentaux, où l’image du réfugié navigue entre pitié et suspicion, et où elle est de plus en plus éloignée de celles qui prévalaient antérieurement, dans lesquelles il était davantage question de destinées héroïques de résistance à l’oppression.
Au dissident soviétique, au militant de gauche menacé par les dictatures sud-américaines, figures entourées du halo romantique de résistants à l’oppresseur, a succédé l’image d’un réfugié dépouillé de tout, sans nom, sans opinion, chassé de chez lui par des situations d’invasions brutales, d’intolérance ethnique ou religieuse, de guerre civile ou d’anomie. Les nouveaux réfugiés seraient ceux qui en réchappent après avoir été, pour la plupart, pris dans la tourmente d’événements qu’ils n’avaient pu que subir. Ils correspondraient plus que tout autre à cette catégorie qui force la pitié et la compassion dans nos représentations et pour laquelle reconnaissance et réparation nous semblent justifiées : ceux qu’on appelle les ‘victimes’.
Cette identification possible des réfugiés aux victimes n’aura pas, loin s’en faut, pour conséquence l’augmentation de la bienveillance vis-à-vis des demandeurs d’asile, ni une hausse du taux de reconnaissance. C’est bien au contraire un climat de méfiance et de suspicion à leur égard que l’on voit s’installer. La demande d’asile est avant tout perçue comme un des seuls sésames pour bénéficier du Welfare de la forteresse Europe.
Ces évolutions concomitantes ont pour effet de cristalliser autour du personnage du demandeur d’asile les limites et les points de rupture de leurs développements respectifs. A la fois prototype de l’étranger désireux de pénétrer indûment notre espace territorial et de la victime à la merci des pires exactions, ce personnage convoque simultanément plusieurs ordres de valeurs et de représentations, aux confluents desquels il se retrouve ballotté dans notre imaginaire et, plus dramatiquement, auxquels il est directement confronté par l’intermédiaire de l’arsenal administratif et juridique que notre société a sécrété comme synthèse hypothétique à ces différents ordres.
Nous pouvons dans la foulée essayer de repérer et d’isoler les logiques discursives sur lesquelles vont se forger les termes et enjeux actuels de la politique d’asile :
- Nous sommes un pays démocratique, signataire de la Convention de Genève, qui assure accueil et protection aux personnes menacées/persécutées dans leur pays d’origine.
- Certains étrangers sont prêts à faire et dire n’importe quoi pour s’installer chez nous et profiter de notre système.
- On ne peut pas accueillir toute la misère du monde.
- Il faut repérer, écouter, soigner les victimes et leur apporter réparation du préjudice qu’elles ont subi.
On pressent le caractère peu homogène d’un mélange de ces quatre types de constructions et, à partir de là, le tour de force que doit représenter une politique qui tentera de satisfaire à cette quadruple exigence de notre imaginaire social.
Au risque de trop insister sur une dimension qui travestit ou détourne les fondements du droit d’asile et de participer à une tendance générale de victimisation de la condition des demandeurs, nous incarnons les professionnels spécialistes du traitement de ce nouveau paradigme : le traitement de la souffrance et des troubles des réfugiés, des exilés, des candidats à l’asile, des victimes de persécution. A ce titre, je m’autoriserai à pointer l’existence d’autres liens entre l’exil et la souffrance psychique, notamment les souffrances induites par la politique d’accueil que nous appellerons “maladies de séjour”. Je me focaliserai ici sur les effets de la procédure d’asile.
La conception de l’humain dans la procédure d’asile
Plus que dans d’autres cadres de décisions administratives ou juridiques, la procédure de reconnaissance du droit à l’asile se caractérise très régulièrement par le manque ou l’absence d’éléments de témoignages directs ou de preuves tangibles quant aux conditions d’occurrence des faits incriminés. Les conditions de dangers, menaces ou persécutions, comme les circonstances de la fuite et de l’exil telles que vécues par les candidats réfugiés, n’ont la plupart du temps pas laissé de traces objectivables. Lorsque certaines pièces existent, il ne va pas de soi que le demandeur d’asile ait pensé à les emporter dans la précipitation de la fuite ni qu’il puisse se les procurer ou se les réapproprier plus tard, par manque de temps, de moyens ou par crainte des conséquences d’une telle recherche pour lui ou pour les proches restés au pays.
La question de l’évaluation de la validité de la demande se base dès lors principalement sur le critère de la crédibilité du récit de la victime présumée, à défaut d’une possibilité de vérification d’informations directement objectivables et de sources potentiellement réfutables. La pratique classique de l’interview part du principe qu’il existe des moyens objectifs de repérer, dans le récit que propose une personne du souvenir de ce qui lui est arrivé, s’il est fait référence à des événements qui ont vraiment eu lieu ou s’il s’agit de faits inventés. A défaut de preuve, on suppose donc possible le recours à des ‘critères objectifs’ de l’analyse de la crédibilité, celle-ci étant présentée comme le principal indicateur pour octroyer ou non le statut de réfugié.
On peut déduire les critères utilisés dans la décision d’octroi à partir des arguments et justifications donnés dans les motivations de décisions négatives : incohérence, inconsistance ou confusion du récit, contradictions, imprécisions et inexactitudes des détails fournis, omissions, méconnaissance du contexte social, culturel et géopolitique de son pays d’origine, occultation ou falsifications de certains faits concernant son identité ou son histoire, contradictions avec les informations que détient le CGRA sur le pays d´origine.
On peut avancer que la position qui sous-tend une procédure de vérification de la crédibilité du contenu oral des récits de demandeurs n’est possible qu’à partir des présupposés suivants :
- On se souvient particulièrement bien et longtemps, avec une grande précision, des événements à portée dramatique auxquels on a été confronté.
- Il peut être attendu, quand les circonstances s´y prêtent, que la victime présumée fasse retour de manière détaillée sur ces événements, les contextualise dans le cadre d’un récit autobiographique chronologique précis, qu’elle soit apte à transmettre clairement cette information à un fonctionnaire mandaté dans le cadre de la procédure, que ce soit directement dans une langue partagée ou, si nécessaire, grâce au recours à un interprète assermenté.
Selon une recherche que nous avons finalisée à la fin de l’année 2009[2] sur la façon dont se construit le récit autobiographique et sur la valeur qu’on peut lui octroyer, ces présupposés peuvent être remis en question de manière radicale. Notre recherche révèle que les critères utilisés pour évaluer la crédibilité d’une expérience de persécution à partir du récit autobiographique manquent de validité, et ce même dans des conditions normatives et culturelle- ment homogènes, comme en attestent les données recueillies en psychologie sociale et expérimentale. En outre, les symptômes consécutifs au développe- ment de troubles post-traumatiques rendent les exigences concernant la qualité du récit à produire dans le cadre des interviews clairement irréalistes.
Telles qu’appliquées, les exigences de la procédure relèvent à la fois d’une méconnaissance du fonctionnement psychique humain, dans ses composantes normales et pathologiques, mais elles seraient également, selon nos observations, génératrices d’une forme de troubles que je me suis autorisé à dénommer “maladies de séjour”. Quel que soit l’état de santé du sujet, mais de manière amplifiée pour les plus fragiles, la procédure, dans la mesure où elle invite à se remémorer le détail de souvenirs qu’on a potentiellement perdus pour les uns, dont on ne peut ou ne veut se souvenir pour les autres, et dans la mesure où elle fait dépendre de cette capacité de remémoration la sécurité et le droit au séjour, constitue une épreuve psychologiquement pathogène.
La temporalité de la procédure comme source de fragilisation psychologique
Une personne qui est passée par des expériences dramatiques, suivies d’une fuite et d’un exil dans des circonstances souvent précipitées, inconfortables et empreintes d’insécurité, après avoir brutalement abandonné son cadre de référence et tout l’environnement humain, social et culturel dans lequel elle avait l’habitude de se mouvoir, arrive dans le pays d’accueil dans un état émotionnel au mieux fébrile, au pire perturbé. On sait qu’il lui faudra alors un temps, plus ou moins long selon la situation et les ressources de la personne, pour se remettre psychiquement du choc engendré par ce brutal chamboulement de tout ce à quoi elle avait coutume de se référer. Le moment de la première confrontation avec les exigences de contrôle de la légitimité de son exil peut entretenir et renforcer le sentiment d’insécurité lié à la traversée de ses épreuves successives. Il va de soi en outre que ce n’est pas le meilleur moment pour inviter le demandeur à produire un récit clair et cohérent, dans un contexte où il entretient une légitime sensation d’avoir perdu le contrôle sur ce qui dirige sa destinée.
Si le temps est laissé à la personne pour ‘atterrir’, les problèmes de temporalité liés à la procédure ne s’estompent pas toujours facilement pour les personnes hautement traumatisées, notamment pour celles dont les troubles aigus occasionnés par l’exposition à des expériences traumatiques se chronifient, comme c’est le cas régulièrement, notamment pour ceux et celles qui ont été l’objet de torture et/ou de traitements humainement dégradants. Même quand ce type de troubles n’est pas à l’avant plan, l’impossibilité de maîtriser d’une manière ou d’une autre la dimension temporelle d’une procédure, qui peut s’étaler dans certains cas sur plusieurs années, a des effets perturbateurs sur le psychisme. Trop peu de temps se révèle anxiogène pour certains mais, au même titre, et cette fois pour la majorité des demandeurs, une attente trop longue, dans le no man’s land d’une protection conditionnelle à l’intérieur de laquelle les sujets sont confrontés à une dépendance et à une passivité d’une durée indéterminée, ne manque pas d’occasionner des troubles psychiques de types et de formes variables, souvent cumulés : angoisse, troubles de l’humeur, agressivité, comportements à risque, toxicomanie, insomnie, troubles psychosomatiques,…
Les phases de la procédure comme sources de fragilisation psychologique
Il apparaît clairement dans les échanges que l’on a avec les demandeurs d’asile que la très grande majorité d’entre eux comprennent imparfaitement le cadre et les enjeux d’une procédure dont le caractère semble déjà nébuleux et difficile à maîtriser pour beaucoup d’intervenants belges. Sans souvent disposer d’une information claire et intelligible, et ce compte tenu notamment de l’impact de facteurs linguistiques, socio-éducatifs et culturels, les candidats appréhendent cependant subjectivement avec beaucoup d’acuité que les exigences de vérification auxquelles ils sont confrontés lors des auditions auront un impact crucial sur leur devenir. Quoi de plus anxiogène et psychiquement perturbant que les échéances d’un examen dont on est mal informé sur les enjeux, le type de questions et les conditions de passation ?
Beaucoup de sujets présentent une recrudescence de symptômes anxieux dans les jours qui précèdent une convocation pour une audition. D’aucuns vont même présenter des symptômes de panique extrême. Dans certains cas, celle-ci est provoquée par une sensation de reviviscence du trauma et des expériences qui l’ont entraînée. Outre le fait que la procédure en tant que telle rappelle des événements qui y sont psychiquement associés, le fait d’avoir à revenir sur des contenus d’expérience traumatique est une perspective que certains ne peuvent envisager sans frayeur, quand ils ne préfèrent pas tout bonnement y échapper ou l’escamoter.
Le contexte et le contenu des auditions comme facteurs psychologiquement fragilisants
Pour faire une brève évocation de ce point crucial de notre objet d’étude, nous nous appuierons sur un extrait de l’analyse qu’y consacre Béatrice Patsalidès : “Exiger d’une personne rescapée un témoignage chronologique sans faille et sans blancs n’atteste pas seulement d’une profonde et insultante ignorance de toutes les recherches sur le traumatisme de la violence politique ainsi que de ses témoignages, mais équivaut, ce qui est pire, à un déni fondamental de l’essence même du témoin et, j’irai jusqu’à le dire, une ‘incrimination’ contre son humanité. C’est en cela que la procédure d’asile telle qu’elle se déroule aujourd’hui en France est perverse car elle assimile incohérence de la mémoire – un des effets intrinsèques du trauma – et intention de mentir.”[3]
Nous terminons par l’évocation de la manière dont Cécile Rousseau et Patricia Foxen[4] rendent compte des effets néfastes de la procédure : “Le déni de traumatisme vécu dans le cadre des procédures d’immigration constitue souvent un deuxième trauma, parfois plus destructeur pour le réfugié que l’événement originel. Le fait de considérer le récit du réfugié comme un mensonge sous-entend qu’il a inventé son histoire, qu’il a créé l’horreur, qu’il en porte la responsabilité. Il devient alors le seul responsable non seulement de sa souffrance mais aussi de celle de ses proches et de sa communauté. Cette intériorisation de l’accusation de mensonge peut être intolérable. Le monde moral change de signe et l’absurdité triomphe.”
[1] Texte inspiré d’une intervention proposée au colloque du centre Primo Levi, spécialisé dans le soin et le soutien apporté aux victimes de torture : Clinique : éthique et politique, les 26 et 27 juin à Paris.
[2] A. Vanoeteren et L. Gehrels, “La prise en considération de la santé mentale dans la procédure d’asile”, dans Revue du Droit des Etrangers, n° 155, numéro spécial “Asile et Santé Mentale”, Bruxelles : ADDE, 2009.
[3] B. Patsalidès, “Reflets pervers : La procédure d’asile à travers le prisme de la mémoire traumatique”, dans Politiques d’Asile et d’Immigration : Faire entendre la voix des victimes de torture, actes de la journée du 23 juin 2008, association Primo Levi, pp. 58-59.
[4] C. Rousseau et P. Foxen, “Le mythe du réfugié menteur : Un mensonge indispensable ?”, dans L’Evolution Psychiatrique 71, Paris, Elsevier, 2006, p. 505.
Paul Duhem – Sans titre – Coll. art & marges musée ©