Depuis quelques années, en Belgique comme partout dans le monde, on assiste à une attaque frontale contre les libertés privées et publiques. Cette offensive a précédé les attentats du 11 septembre 2001. En Belgique, les changements ont commencé à s’inscrire dans le droit, dès 1998, grâce à la loi sur les organisations criminelles. Cette loi mettait déjà en place un délit d’appartenance. Elle permet de poursuivre des personnes simplement parce qu’elles font partie de l’organisation incriminée. Et on sait qu’elle a déjà été utilisée dans la poursuite de militants altermondialistes. Quatre personnes se sont retrouvées devant le tribunal, en juin 2003, sur base de cette incrimination, pour des faits qui remontent au mois de septembre 2001, concernant l’organisation d’une manifestation relative au sommet Ecofin de Liège. Ces militants ont été l’objet de mesures d’écoutes téléphoniques sur la simple base d’affiches et de tracts invitant à une réunion publique pour l’organisation d’une manifestation. En première instance, le Parquet avait été débouté et le tribunal avait vivement stigmatisé l’enquête “proactive” de la police. Ces attendus critiques, qui remettent en cause la violation systématique de la vie privée, expliquent pourquoi le Parquet a fait appel et pourquoi ces militants se retrouveront devant la Cour d’appel de Liège ce 6 novembre 2006. Le procureur tient à sauver, au niveau de la jurisprudence, la possibilité d’utiliser, vis-à-vis des militants politiques, l’enquête “proactive” qui se déroule en dehors de la constatation d’une infraction.
Au nom de la lutte antiterroriste, la destruction de l’Etat de droit va encore s’accélérer. En décembre 2003, la Belgique a intégré la décision-cadre européenne relative à l’organisation terroriste. Si les deux dispositifs légaux, celui relatif à l’organisation criminelle et celui relatif à l’organisation terroriste, créent un délit d’appartenance, la loi antiterroriste a un caractère directement politique, elle permet de s’attaquer de front aux mouvements sociaux. En effet, ce qui spécifie un acte comme terroriste est qu’il est commis dans l’intention de faire pression sur un gouvernement ou une organisation internationale. Le fait d’occuper une administration ou un moyen de transport collectif est aussi directement considéré comme un acte terroriste. Une deuxième extension par rapport à la loi sur les organisations criminelles consiste dans le fait qu’elle va permettre de généraliser des procédures d’exception. En effet, la première loi n’installait une telle procédure qu’au niveau de l’enquête policière (elle légalisait l’enquête “proactive”). Dorénavant, des mesures d’exception sont prévues à tous les stades de la procédure pénale, de l’enquête policière à la détention.
Depuis lors, les procédures d’exception au niveau de l’enquête se sont fortement développées par le biais de la loi de 2003 sur les méthodes particulières de recherche, loi qui légalise les techniques policières les plus intrusives. Dans ce cadre, les droits de la défense sont abolis : le citoyen n’a plus le pouvoir de contester les “preuves”, car elles peuvent rester secrètes. Le juge de fond peut d’ailleurs aussi vous condamner sans avoir accès à celles-ci. Cette loi est tellement liberticide qu’elle a été remise en cause par la Cour d’arbitrage, si bien que le gouvernement a dû remettre le couvert et la faire voter à nouveau, fin 2005, dans le cadre de la lutte antiterroriste.
Les lois antiterroristes sont formulées de manière très vague, de sorte que leur application dépend de l’interprétation qui en est faite. Dernier exemple en date, le 11 septembre, à la Cour d’appel de Gand, s’est ouvert le procès de neuf personnes proches du DHKP-C, parti d’opposition au gouvernement turc (le prononcé aura lieu le 7 novembre). Parmi les accusés, un ressortissant belge, Bahar Kimyongür a été condamné, le 28 février, à quatre ans de prison pour appartenance à une organisation terroriste, alors qu’il n’a commis aucun délit matériel.
L’enjeu de ce procès est de créer une jurisprudence permettant de criminaliser toute solidarité vis-à-vis d’une organisation désignée comme terroriste. Mais aussi de permettre le recours systématique à des procédures d’exception. Les personnes, actuellement emprisonnées dans le cadre du procès de Gand, sont soumises à des conditions de détention exceptionnelles, tels l’isolement, la privation de sommeil et les fouilles anales systématiques. Pourquoi toutes ces mesures ? Parce que ces détenus sont désignés comme terroristes. Cette labellisation semble justifier la violation des droits humains les plus élémentaires.
Après sa première condamnation, Bahar Kimyougür fut arrêté aux Pays-Bas, suite à une demande d’extradition introduite par la Turquie. Véritable piège ! La condamnation avait donné le feu vert à l’action de l’Etat turc et la Belgique, au courant de l’existence du mandat d’arrêt international, n’en avait pas averti son ressortissant (le Tribunal de première instance, qui avait vu en lui un dangereux terroriste, mais l’avait laissé libre de quitter le territoire). Bien au contraire, comme l’attestent les documents produits au Tribunal de La Haye, l’Etat belge a sciemment sacrifié un de ses citoyens. L’enlèvement de Bahar Kimyongür montre une collaboration étroite entre appareils policiers et judiciaires de différents pays.
Le mandat international se fondait sur la notion d’appartenance à une organisation figurant sur la liste des organisations terroristes établie par le Conseil de l’Union européenne. Mais on se rappellera que l’inscription sur cette liste résulte d’une pure décision administrative, déterminée par la politique internationale de l’Union, et surtout par les pressions américaines. C’est ainsi qu’en 2002, suite à une demande de la Turquie, appuyée par les Etats-Unis, le DHKP-C est passé du statut de simple parti politique d’opposition à celui d’organisation terroriste. Quant à l’élément matériel avancé par la justice turque afin de fonder l’appartenance de Bahar Kimyongür à une telle organisation, c’était la dénonciation par lui, devant un ministre turc de passage au Parlement européen en 2000, des tortures subies par les prisonniers politiques, dont certains sont membres du DHKP-C.
Le 4 juillet dernier, la Chambre d’extradition de La Haye a rejeté la demande de la Turquie et a remis Bahar en liberté, estimant que les faits matériels reprochés à ce militant ne pouvaient fonder son appartenance à une organisation terroriste, mais qu’ils constituaient des actes relevant de la liberté d’expression.
Il y a de bonnes raisons de craindre qu’à Gand, l’indépendance de la justice ne soit pas respectée de la même manière. En effet, lors du premier procès de Bahar Kimyongür, condamné pour appartenance à une organisation terroriste (en fait pour la simple traduction d’un document du DHKP-C et le fait d’être membre du bureau d’information de cette organisation à Bruxelles), on avait assisté à la mise en place de procédures d’exception : le juge d’instruction avait été neutralisé au profit des forces de police et le juge de fond avait été expressément désigné pour la cause. Pour le jugement en appel, c’est la même autorité judiciaire qui avait déplacé le juge de première instance qui, cette fois, par une procédure régulière, a eu la possibilité de désigner le juge de fond.
Tout montre donc qu’il s’agit d’un procès organisé pour obtenir un résultat politique déterminé : la possibilité de condamner toute personne solidaire d’une organisation politique diabolisée par le pouvoir.
Des activités qui relèvent de la liberté d’opinion et d’expression sont aujourd’hui condamnées dans notre pays comme appartenance à une organisation terroriste et le seront davantage demain si le citoyen ne se mobilise pas. Ce procès nous concerne tous, car il engage l’avenir de nos libertés.