L’EUROPE AU RISQUE DE LA DÉMOCRATIE. LA CRITIQUE LIBÉRALE

par | BLE, Démocratie, Politique, SEPT 2007

En ces temps d’élargissement de l’Union et de réflexion sur son avenir constitutionnel, la construction européenne offre l’intérêt de permettre un retour aux principes les plus essentiels de la philosophie politique et, particulièrement, de la démocratie. En quoi la construction européenne appelle-t-elle la démocratie ? Et quel type de démocratie, avec quelle finalité ? C’est la façon dont les libéraux reprennent ces questions que nous voudrions ici analyser.

Quelques précisions sont toutefois nécessaires, tant le terme de ‘libéralisme” est aujourd’hui polysémique. Le libéralisme occupe une place à part dans la modernité, puisqu’il en est, à la fois, le fondement et l’une des interprétations. Il fonde ce qui est aujourd’hui le cadre général de l’organisation politique et juridique (démocratie et droits de l’homme), mais il est, en même temps, une lecture particulière des principes sur lesquels repose cette organisation. Être libéral aujourd’hui, c’est certainement être démocrate, mais c’est aussi plaider pour une réduction de l’intervention de l’État au profit du principe d’autorégulation. C’est donc défendre une conception particulière de la démocratie, indissociable d’un attachement premier à la liberté individuelle et à l’économie de marché. Démocratie (libéralisme politique) et marché (libéralisme économique) sont les deux lieux d’épanouissement et de protection de la liberté de l’individu, l’une dans la sphère publique, l’autre dans la sphère privée. Ils sont historiquement comme théoriquement liés et indissociables : la liberté ne se divise pas. Ces conceptions inspirent l’ensemble de la tradition libérale, de Locke à Hayek, en incluant les néolibéraux, à l’origine moins d’une rupture que d’un renouvellement du corpus classique, et en excluant les liberals.

Hayek a renouvelé le libéralisme en réfléchissant aux fondements anthropologiques de la civilisation occidentale.[1] Selon lui, ce qui sépare libéraux et socialistes est d’ordre scientifique. L’erreur du constructivisme, dont il fait remonter la paternité à Descartes et qu’il situe à l’origine du socialisme, consiste, selon lui, à attribuer la responsabilité et l’efficacité de l’ordre social à une volonté créatrice. L’idée que la société ne serait pas viable sans un contrôle et une direction permanents conduit à une intervention du pouvoir dans l’ensemble des activités sociales. Peu à peu, cette intervention détruit non seulement la spontanéité, qui selon Hayek est à l’origine du progrès, mais aussi la liberté, jugée incompatible avec une direction consciente de l’ordre social. De ce point de vue, la planification autoritaire et la social-démocratie sont de même nature. Elles reposent sur la même erreur anthropologique (l’homme a délibérément créé la société) et conduisent aux mêmes impasses (dégénérescence des institutions politiques et sociales, privation de liberté).

La démocratie est l’un des piliers de la pensée libérale. Le libre choix des gouvernants, le consentement sur les règles de dévolution et d’exercice du pouvoir, le pluralisme des opinions, la reconnaissance de l’opposition sont inscrits au cœur du libéralisme. Néanmoins, si les libéraux considèrent qu’il n’y a pas de meilleur système que la démocratie, c’est seulement au nom d’une conception précise de celle-ci. S’il s’agit de considérer que la politique doit être fondée sur la volonté arbitraire de la majorité et que cette majorité fonde toute politique, les libéraux ne peuvent se dire démocrates. S’il s’agit d’étendre le pouvoir démocratiquement fondé à tous les aspects de la vie des individus, ils ne le sont pas non plus. En définitive, la démocratie ne concerne que le domaine de l’État à l’intérieur duquel elle est la seule organisation politique possible.

À quoi sert la démocratie ?

Pour les libéraux, la démocratie n’est qu’une technique : elle est au service des droits naturels de l’individu, dont fait partie le droit de suffrage. Elle est subordonnée à la société civile qui, par le jeu des interactions, est le véritable lieu de production des règles de droit. Le marché, lieu d’épanouissement de l’autonomie, a sa propre légitimité, fermée au politique. La communauté des individus existe spontanément, se fait d’abord par des liens d’échange et invente ensuite la démocratie pour un besoin particulier : la désignation de ses chefs, d’emblée soumis au respect des valeurs en circulation. La démocratie n’est pas productrice, mais seulement conservatrice de droits. Elle n’est pas un facteur d’évolution mais de conservation sociale. Elle ne saurait donc être en soi le critère d’évaluation des phénomènes sociaux.

Hors du champ politique, la démocratie est sans valeur et doit être combattue. D’une part, le pouvoir issu de la démocratie ne doit pas s’étendre à ce qui relève naturellement de la liberté individuelle, d’autre part, la méthode démocratique ne doit pas s’appliquer aux relations qui ne sont pas directement celles du citoyen à l’État (par exemple dans l’entreprise). Dans les deux cas, le risque est de dissoudre la sphère privée dans le collectif, d’aboutir à une situation où aucun échange n’échappe au contrôle de l’autorité démocratiquement mise en place.

Pourquoi limiter la sphère d’influence de la démocratie ? Pourquoi ne pas admettre qu’elle puisse s’étendre à des domaines qui, sans viser le pouvoir politique, impliquent quand même des relations conflictuelles et engagent la collectivité ? La réponse se trouve dans l’analyse de l’État. Si l’immense majorité des libéraux compte sur l’État pour garantir l’autorégulation de la société civile, leur attitude est extrêmement critique à l’égard des justifications traditionnelles de l’État, perçues comme des constructions abstraites à vertu pédagogique ou, plus brutalement, comme des mensonges destinés à masquer que le roi est nu. Selon eux, l’État est d’abord le résultat d’un rapport de force, peu à peu enrobé de justifications tentant de faire accepter un monopole de la contrainte qu’il ne remet lui-même jamais en cause. Les théories du contrat social, de l’impôt volontaire ou le constitutionnalisme, pourtant si liées au libéralisme, ne peuvent effacer la nature profondément criminelle de l’État.[2] Par conséquent, loin de justifier l’État, la démocratie est pour les libéraux essentiellement un contre-pouvoir. Méthode de protection contre la tyrannie, elle ne saurait fonder un pouvoir de contrainte. La problématique centrale du libéralisme est moins la fondation que la limite de la loi. Le véritable pouvoir du peuple est plus dans son droit de résistance que dans la participation à la souveraineté. La décision à la majorité n’a pas de valeur en soi, c’est seulement la particularité des services fournis par l’État qui la justifie. C’est par défaut que le consommateur se fait citoyen, quand la logique coercitive de l’État fait taire la logique de l’échange propre au marché. La démocratie est utile dans la sphère politique seulement parce que les hommes de l’État ne sont pas soumis au contrôle que représente le régime de la concurrence. À l’inverse, le secteur privé, qui permet de se retirer de la coopération – chose impossible par nature dans la sphère publique : on est citoyen sans engagement préalable – n’a pas besoin de la démocratie. La vigilance des clients maintient la qualité du service.

Ce qui oppose fondamentalement les libéraux aux sociaux-démocrates, c’est le poids accordé à la démocratie comme instance de création de droits. Pour les libéraux, les droits de l’individu ainsi que l’ordre spontané du marché précèdent, en droit en en fait, l’organisation politique.

L’Europe libérale

Deux aspects de la construction européenne satisfont globalement les libéraux, ses dimensions économique et juridique. Du point de vue même de certains libéraux, l’Union européenne réalise “le triomphe du libre-échange … un rêve fantastique, la remise au marché du pouvoir de décision économique”.[3] À travers la construction européenne, les États organisent leur impuissance ; faisant le choix de réduire leur capacité de régulation (privatisation, déréglementation), ils sont de moins en moins des lieux de décision de politique économique. Ils entérinent le retrait, depuis une vingtaine d’années, du keynésianisme.

Le second aspect concerne la place du droit comme instrument de régulation. Malgré ses ambiguïtés, la juridicisation de l’action politique, incarnée par l’essor des autorités indépendantes de régulation, diminue la marge du volontarisme politique et produit un état du droit que la politisation du processus   d’intégration ne devrait pas remettre en cause. L’assujettissement de l’exécutif au droit est renforcé par la mise en place d’un “État de droit international”, qui réalise l’internationalisation du libéralisme politique.[4] La construction européenne, à travers la primauté du droit, la référence au marché et le dépassement des nationalismes, tend à ériger le droit communautaire en instrument de défense de la société contre l’État. Les retombées sur le droit interne ont une importance considérable : le contrôle de conformité des lois nationales a ainsi permis une profonde libéralisation du droit. Le droit communautaire est perçu comme le fondement d’une dépolitisation du droit et d’une désétatisation de la société.

Au-delà du résultat, qui ne satisfait pas nécessairement les libéraux (en témoigne la reconnaissance des droits économiques et sociaux par la Charte européenne des droits fondamentaux), c’est le processus lui-même qui est donné comme vertueux. Se construit peu à peu une Europe du droit, fondée non pas sur le volontarisme politique mais sur une “citoyenneté juridique”, et trouvant son unité dans le droit civil. Reprenant un principe d’évolution cher à Hayek, on serait en présence de l’émergence d’un ordre européen du droit spontané. L’arbitraire des gouvernements serait ainsi empêché par la mise en place d’un nouvel espace juridique, sur le modèle du droit romain avant l’éclatement des codes nationalistes. Dans ce schéma, l’espace public repose davantage sur une communauté économique et juridique que politique.

Que peut apporter la démocratie à ces acquis que sont le marché et l’émergence d’un droit européen ? Comme processus d’élaboration de la règle, rien ; elle est hors de propos et constitue même une menace, puisque la démocratie est du ressort de la politique, et ne doit pas se mêler des domaines d’activité qui obéissent à une autre logique. Le marché obéit à la loi de la concurrence, selon un processus spontané et décentralisé qui échappe par nature à toute tentative de pilotage étatique. De la même façon, le droit a sa propre autonomie. Il ne s’agit pas de nier que le droit communautaire soit né d’une volonté politique, mais d’affirmer que les principes et valeurs de ce droit échappent aujourd’hui au contrôle par une instance politique. L’Europe du droit repose sur d’autres types de légitimation que le suffrage universel ou le parlementarisme ; elle n’appelle pas un gouvernement européen pour approfondir sa logique. Elle contourne la difficulté sur laquelle achoppent beaucoup de partisans d’une démocratie européenne, qui est de faire naître un peuple européen et un espace public suffisamment homogènes pour constituer un principe de souveraineté. L’humilité libérale permet d’envisager l’avenir avec plus d’optimisme, une “Europe gendarme” étant plus facile à mettre en place qu’une “Europe providence”.

La dénonciation du déficit démocratique révèle l’incompréhension de la nature profonde du processus européen. Elle veut inverser le sens de l’intégration, qui se fait par le bas, par la concurrence et par le droit, pour la soumettre à une logique politique, par laquelle serait réintroduite la prépondérance de l’exécutif. Évoquer la démocratie, dans un contexte interventionniste, c’est appeler à la prise en charge de l’intégration européenne par une autorité centrale. Les libéraux craignent que la démocratie prépare une vague d’interventionnisme européen, constitutif d’une éventuelle démocratie providence de même échelle, qui détruirait les acquis économiques et juridiques, non seulement de l’Union, mais de la civilisation européenne.

Le thème central de la critique libérale de la construction européenne est sans doute celui de l’harmonisation, à laquelle elle oppose la concurrence des normes. Le droit doit-il être le résultat du choix de ceux qui l’utilisent (ses consommateurs) ou doit-il être imposé par une décision politique, selon des critères extérieurs à ce que serait une pure rationalité juridique ? La voie de l’“harmonisation”, qui finalement l’a emporté, consiste, pour une autorité centrale, à faire la législation. On ne laisse pas la norme émerger, on l’impose comme un phénomène de pouvoir. L’erreur fondamentale, soulignée par les libéraux, est de croire qu’il est nécessaire d’harmoniser les différences nationales avant même de les rapprocher, parce qu’on ne compte pas sur la capacité d’autorégulation du social pour structurer le nouvel espace européen. Elle repose sur l’ignorance des mécanismes fondamentaux du progrès et conduit à des solutions sans légitimité pratique ou morale.

Il faut aussi évoquer l’euro, illustration la plus achevée de mode de pensée interventionniste, pourtant souvent perçue comme le fruit des théories économiques libérales. Pour les libéraux, le principe d’une monnaie unique gérée par une banque centrale constitue un oubli supplémentaire des mécanismes réels de l’économie – c’est-à-dire des phénomènes d’échange. La monnaie, comme les règles de droit ou les biens de consommation, est susceptible d’être orientée vers la qualité par la concurrence. C’est donc le marché de la monnaie qui devrait désigner celle qui serait la plus apte à servir l’économie européenne, et non les décisions arbitraires et centralisées des autorités publiques.

On voit qu’à rebours de beaucoup d’idées reçues, qui présentent la construction européenne comme le cheval de Troie de l’ultralibéralisme, celle-ci apparaît plutôt aux libéraux comme un obstacle à une véritable mondialisation, une tentative désespérée de maintenir une régulation d’origine publique dans un contexte de globalisation.


[1] Friedrich Hayek, La constitution de la liberté, Paris, Litec, 1994 ; Droit, législation et liberté, 3 t., Paris, PUF, 1980, 1982, 1983 ; La présomption fatale : les erreurs du socialisme, Paris, PUF, 1993.

[2] Pour une version aussi synthétique que radicale de l’État comme organisation criminelle, cf. Lysander Spooner, Outrage à chefs d’État, trad. de l’angl. par Jeannie Carlier, Paris, Les Belles Lettres, 1990. Spooner est l’une des références privilégiées des libertariens et anarchocapitalistes contemporains, comme David Friedman, Vers une société sans État, Paris, Les Belles Lettres, 1992, et Murray Rothbard, L’éthique de la liberté, trad. de l’angl. par Fr. Guillaumat, Paris, Les Belles Lettres, 1991.

[3] Victoria Curzon-Price, 1992 : la dernière chance pour l’Europe ?, Paris, Institut Euro 92, 1988, p. 8 et 58.

[4] Cf. J. Chevallier, “La mondialisation de l’État de droit3,
Mélanges Ardant, Paris, LGDJ, 1999.

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