PÉDAGOGIE INTERCULTURELLE

par | BLE, DEC 2009, Education

Durant mes premières années d’enseignement dans des classes fréquentées essentiellement par des jeunes issus de l’immigration, je sentais intuitivement que je pratiquais “sur le tas” une pédagogie interculturelle mais il m’a fallu des années pour formaliser cette pratique, en proposer un modèle théorique et même aujourd’hui, je suis bien en peine de la définir avec précision. Une situation professionnelle m’a fait prendre conscience des malentendus possibles autour de cette notion.

J’avais préparé un module de formation pour une équipe d’enseignants bretons qui menaient un projet pilote de pédagogie interculturelle. Je pensais les faire réfléchir à des situations où l’on doit gérer les relations interculturelles en classe. Sur place, j’ai découvert que leur pratique interculturelle consistait essentiellement à sensibiliser leurs élèves aux relations Nord-Sud, entre autres par la pratique de jumelages avec des écoles du Tiers-Monde, pour la simple raison que leurs classes étaient plutôt homogènes. Cet exemple nous apprend au moins deux choses : d’abord que la pédagogie interculturelle n’est pas une “méthode de secours” réservée aux écoles-défavorisées-fréquentées-par-des-immigrés, ensuite que la notion de “pédagogie interculturelle” sera comprise différemment selon qu’on appréhende la mission interculturelle de l’école en amont ou en aval.

A quoi formons-nous ? (en aval)

L’école pilote de Bretagne voulait former de futurs citoyens du monde à vivre dans une société cosmopolite aux enjeux mondialisés. Dans cette perspective, une pédagogie interculturelle serait celle qui élargit les horizons de l’élève au-delà des frontières de son quartier, sa ville, son pays, quel que soit le public qui fréquente les classes, même une classe très homogène. Cela suppose bien sûr de donner plus de culture générale, élargie à l’échelle planétaire. Le citoyen du monde est un sujet cultivé. Plus il en sait sur lui-même et les autres, plus il a d’outils pour aller à la rencontre de l’autre et comprendre le monde dans lequel il évolue. Ce n’est pas nouveau, ce modèle a commencé avec l’Humanisme, qui a donné aux études secondaires le beau nom d’Humanités. Un programme interculturel pourrait être celui d’un néo-humanisme axé davantage sur les sciences humaines : histoire, géographie, sociologie, anthropologie, philosophie. Cette pédagogie-là n’hésiterait pas à humaniser jusqu’aux disciplines dites “sèches” comme les mathématiques ou les sciences exactes, en les situant dans une perspective historique (histoire de la pensée, des découvertes) et en faisant la lumière sur les apports des différentes civilisations au patrimoine savant.

On en est loin. L’école peine à nager à contre-courant d’une société de consommation qui ridiculise la personne “cultivée” (Dans certains médias, il est de bon ton d’être inculte). Elle a presque abandonné la partie en investissant plus que jamais la formation utilitaire au service du marché de l’emploi et sacrifie depuis longtemps les sciences humaines. Mais à supposer que l’école se donne les moyens de former aux cultures du monde, il faut tout de suite se poser la question de l’esprit dans lequel elle va le faire. On ne peut parler des autres cultures sans s’interroger sur le statut qu’on leur donne, sans remettre en question les rapports de domination qui les lient. Former des citoyens du monde n’est pas neutre idéologiquement, cela suppose de considérer l’étranger comme un autre citoyen, mon égal, et reconnaître dans toute culture humaine une valeur intrinsèque, comme le préconisait Levi Strauss. Ce “néo-humanisme” interculturel est donc résolument post-colonial et multipolaire, non ethnocentriste en tout cas.

Enfin, cette culture générale sur le monde n’est pas réduite à de la pure érudition. Il s’agit d’un véritable savoir être dans son rapport à autrui et à la différence. Un rapport qui bouscule les certitudes et provoque une décentration vis-à-vis de son système de référence. C’est déstabilisant et pas toujours facile à accepter pour des enfants et des adolescents qui en sont au stade de la construction de leur propre système de valeurs. L’outil est donc délicat à manier pour éviter le piège du relativisme outrancier. Il requiert une approche réellement interdisciplinaire et intégrée, une certaine façon de travailler en équipe.

Qui formons-nous ? (en amont)

Quand on appréhende la multiculturalité en amont, on part plutôt du constat que l’environnement immédiat des enfants est multiculturel. Des questions de valeurs, de mode de vie, de croyances, de niveaux socio-économiques différents vont nécessairement se poser en classe. Il y a des écoles qui décident délibérément de ne pas y répondre. On demande à chacun de laisser ses différences au vestiaire et de revêtir l’uniforme de l’écolier. On adopte la culture commune de l’école, ses règles, ses valeurs, ses objectifs, sa méthode. On fait silence sur le vécu familial. Mais il y a fort à parier que le non-dit va ressurgir sous une forme parfois violente à la cour de récréation (moquerie, exclusion, harcèlement).

Une pédagogie interculturelle en amont met la question de la recherche identitaire au centre de la démarche pédagogique. Mais comment le faire en respectant le caractère privé et intime de l’identité ? Comment le faire sans stigmatiser, sans caricaturer, sans blesser ? J’ai parlé d’une identité en “recherche”. Il s’agit d’outiller les élèves pour se situer dans une société de plus en plus complexe et gérer une identité ouverte et en mouvement. Il ne s’agit pas de les enfermer dans une identité assignée, une identité d’origine, qu’elle soit sociale, religieuse, ou culturelle ! Il faut donc aider les élèves à mettre des mots sur les différences comme sur les ressemblances dans les situations spontanées de la vie scolaire, et non de forcer des débats de manière artificielle. C’est tout simplement la question d’être attentif dans la gestion de la classe à la dynamique de groupe en général et socio- culturelle en particulier.

Mais la pédagogie interculturelle ne concerne pas que les relations entre les élèves, elle touche aussi la relation de l’école avec le monde extérieur, surtout le monde de la famille. J’ai parlé plus haut de “décentration”, je pense que l’école interculturelle modèle est tout simplement celle qui a conscience du caractère “relatif” du cadre de référence scolaire. Le choc culturel ne se pose pas qu’entre les communautés religieuses, linguistiques, entre les pays ou les classes sociales, il se produit aussi entre les institutions porteuses de modèles culturels propres. L’école, après s’être imposée aux familles avec une certaine coercition pendant plus d’un siècle, vit trop souvent dans l’illusion que ses valeurs et son mode de fonctionnement sont maintenant évidents pour tout le monde. La pédagogie interculturelle part du principe que non. Elle explicite davantage son fonctionnement et développe des moyens de médiation avec les familles, non seulement pour mieux se faire comprendre d’elles, mais pour se remettre en question. La famille a des choses à apprendre au monde de l’école, ne fût-ce que parce qu’elle est le baromètre du monde “réel”.

Les deux approches en “amont” ou en “aval” ne s’excluent pas, bien au contraire. Il faut les combiner. Pourtant dans les faits, on constate que les écoles défavorisées s’enferrent dans la culture d’origine, et la vie du quartier comme un assujettissement tandis qu’une élite seulement accède à une culture suffisamment “générale” pour appréhender le vaste monde. Une des raisons de cette discrimination réside dans la hiérarchisation des filières scolaires. Les classes populaires fréquentent davantage l’enseignement technique et professionnel qui est “écrémé” des cours généraux. Ce sont les cours généraux qui excluent encore et toujours parce qu’ils sont dispensés dans un esprit de compétition et d’érudition. Or il faut “des racines et des ailes” à chacun et peut-être plus “des ailes au déraciné” ! Les jeunes issus de l’immigration ont un besoin urgent de sortir mentalement de leur quartier pour comprendre les enjeux planétaires parce que le destin de leurs familles (les mouvements migratoires) est la conséquence de la mondialisation. Cet enjeu renvoie à la question de la revalorisation de l’enseignement technique et professionnel qui doit aussi former des citoyens et pas seulement produire des “travailleurs”.

Conclusion

Qu’est-ce donc que la pédagogie interculturelle finalement ? Un programme plus humaniste, pour former des citoyens du monde, des têtes bien faites, des êtres cultivés, ouverts et tolérants, et doués d’esprit critique ? Former à la vie en société en travaillant la dynamique du groupe classe dans toutes ses dimensions y compris socioculturelles ? Une pédagogie qui rend l’école lucide et humble sur son cadre de référence et ses missions, en dialogue constant avec les familles ? Une pédagogie qui a compris que pour enseigner les mathématiques à John il faut connaître John autant que les mathématiques ? N’est-ce pas tout simplement de la pédagogie élémentaire ? Faut-il la qualifier absolument d’interculturelle ? La question mérite d’être posée…

L’école est un lieu de passage, de transition, entre la famille et la société des adultes. Pour assurer sa mission, elle se doit de tenir compte de la réalité des familles et de la réalité de la société extérieure.

Je dirais que le monde est devenu interculturel, le monde proche autant que le monde lointain, et qu’il s’agit tout simplement d’une pédagogie réellement en prise avec le monde actuel. Loin d’être un vernis pour rajeunir une vieille institution, loin d’être un cours supplémentaire dans le programme, elle engage une remise en question en profondeur de la pédagogie classique.

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