“La meilleure façon pour les classes dominantes d’avoir la paix sociale est de convaincre le peuple de son impuissance”
(Maurice Barrès)
Le contexte
La grande mutation capitaliste des années quatre-vingt a vu s’instaurer une double inversion. L’emploi à durée indéterminée s’est largement transformé en durée déterminée. Par contre, le chômage à vie s’est imposé alors que préalablement, cette assurance avait un caractère momentané.
Paradoxe s’il en est : dans notre société où la classe politique et le patronat pleurnichent quotidiennement sur le déséquilibre entre actifs et non actifs (en clair : il y a trop de vieux), où l’on apeure délibérément la population quant au devenir des pensions et du reste de la sécurité sociale, où l’ONEM étale dans ses statistiques le manque d’infirmièr(e)s, d’ingénieurs, d’enseignants scientifiques et de tous les métiers de la construction, on doit logiquement ramener à roupie de sansonnet toutes les politiques de l’emploi menées depuis un quart de siècle dans bon nombre des pays de l’UE, à commencer par le nôtre.
A titre indicatif, la Ville de La Louvière compte quelque 78 000 âmes. Le chômage moyen y est de 26 % comme dans bien d’autres sous-régions wallonnes, françaises, anglaises… et communes bruxelloises. A La Louvière, plus de 24 % des moins de 25 ans sont sans emploi. Entre 25 et 35 ans, ils sont 17 %. Notre société “oublie” donc le potentiel que représentent 40 % des plus jeunes travailleurs.
Le néolibéralisme a donc fait explosé les effectifs de “l’armée de réserve” qu’évoquait Marx. Il la consolide encore par l’importation massive “d’esclaves” polonais, roumains, baltes, africains et autres, concentrés dans l’Horeca et le secteur de la construction tout en exportant vers les pays à bas salaires tout ce qui est délocalisable dans les activités manufacturières et de services. Bref : fin du compromis keynésien qui a sauvé de la déroute, après 1929, un capitalisme qui psalmodiait, avant cette crise, les thèses libérales classiques. Il y revient aujourd’hui.
Avec le New Deal, on régulait l’économie capitaliste en crise par le volume de l’emploi, par l’initiative publique industrielle et tertiaire.
Avant 1980, on fonctionne sur un consensus implicite entre l’Etat, le patronat industriel et les syndicats. Le premier veut sa part fiscale sur les profits dégagés par les entreprises pour financer des politiques sociales, de formation et d’équipement. Le second veut garder la plus grosse part des profits possible pour des investissements d’extension et de diversification. Le troisième détient le rapport de force, vu le contexte international, pour accroître la part du gâteau réservée aux travailleurs.
Qui paye ? Les actionnaires qui devront se contenter pendant trois décennies de maigres dividendes. Mais cette “perte” sera compensée, à long terme, par la montée en puissance des valeurs boursières des titres anciennement acquis.
Vers 1980, c’est l’inversion de la tendance. Le monétarisme des “Chicago boys” veut casser l’inflation, réduire les dépenses publiques et relancer le rendement des placements financiers. Les grandes entreprises se ruent sur les profits spéculatifs au détriment des dépenses en recherche et développement. On invente le capitalisme populaire, les clubs de boursicoteurs espérant compenser leurs pertes salariales par des produits financiers. On mobilise les fonds pour les OPA et les concentrations capitalistiques au détriment du potentiel productif.
Les Etats sont priés de revoir l’impôt des sociétés à la baisse tout comme les cotisations patronales. Quant aux syndicats, la montée en puissance de “l’armée de réserve” et l’intégration sociale-démocrate aux dogmes de l’économie de marché les mettent complètement sur la défensive. On parle de maintien des droits acquis. Point !
Socialisation et développement industriel
Tout le Moyen-Âge connaît un fondement agraire. Dans les campagnes qui occupent l’essentiel de la force de travail, l’activité est parcellisée. Les villes, peu importantes démographiquement parlant, recèlent l’essentiel du travail artisanal et des premiers réseaux bancaires. Une première socialisation du travail naît de la structuration des Métiers sous l’égide de ce qui deviendra la bourgeoise, laquelle s’organise et entre souvent en conflit avec l’ordre féodal.
Il faudra attendre les prémices de la Renaissance, les nouvelles inventions, les découvertes géographiques pour connaître le développement du commerce international, des activités portuaires, le poids plus fort des villes dans les économies nationales avec peu à peu l’émergence des manufactures, d’un patronat industriel et commercial. Le travail se diversifie, la division de celui-ci s’opère. Dans la France qui est l’Etat le plus peuplé d’Europe, les premières grandes opérations spéculatives émergent, ainsi que les sociétés par actions comme le fut la Compagnie de Indes créée, sous la régence, par l’écossais John Law et qui finit dans la débâcle. Bref, aux bourgeoisies industrielles et commerciales vint s’adjoindre la fraction financière, les banques.
Les avancées scientifiques et technologiques consolident les effectifs et le poids économique bourgeois. Augmente parallèlement le nombre d’ouvriers et d’artisans indépendants. Mais politiquement, le “Tiers Etat” sera dominé par les propriétaires des nouveaux moyens de production. Une première phase de socialisation du travail voit peu de structurations au sein de ce qui deviendra le prolétariat.
D’ailleurs, les révolutions anglaise et française seront dominées par les bourgeoisies et leurs intérêts propres.
La première révolution industrielle (charbon, machine à vapeur, acier) reste à la base d’une énorme migration des campagnes vers les villes. Le phénomène est particulièrement vécu en Angleterre avec les pôles industriels “champignons” comme Liverpool et Manchester.
L’émergence des industries extractives lourdes, de la métallurgie, du chemin de fer, des bateaux à vapeur, transforme une large part du paysannat en travailleurs peu qualifiés dans les mines, le textile, les manutentions portuaires, la construction, les infrastructures ferroviaires, le creusement des voies navigables…
Tout au long de XIXe siècle, et au travers de la seconde révolution industrielle (électricité, moteur à explosion, pétrochimie), le processus de socialisation du travail s’amplifiera. Enlevant leurs compétences aux artisans de l’industrie, la mécanisation de la production jointe au Taylorisme, multiplieront les emplois peu qualifiés, poussant encore à la division du travail.
A la fin du XIXe siècle puis tout au long du siècle passé, le processus de socialisation viendra peu à peu à bout des derniers secteurs restés “indépendants” du grand capital. Le travail à domicile des couturières, celui des armuriers liégeois se poursuivra dans les usines textiles de Binche ou à la FN. Le monde du commerce de détail sera laminé par l’essor de la grande distribution. La mécanisation de l’agriculture, dans le cas belge, ramènera le nombre de paysans d’un demi million environ dans l’après deuxième guerre mondiale aux 80 000 d’aujourd’hui, avec une production plus forte. Subsistent les secteurs de la construction et de l’Horeca et encore, vu l’émergence de puissantes chaînes hôtelières et de celles de la restauration, l’indépendance de ce secteur est à nuancer.
Les services publics
Conséquence du Keynésianisme, l’entrée en lice de l’Etat dans la sphère économique a vu se multiplier les entreprises et les services publics. Les filles du paysan du Lot sont caissières, infirmières ou employées des postes à Cahors. Ses fils sont instituteurs, employés de la SNCF, de L’EDF ou fonctionnaires communaux. Le service public a sa part dans la socialisation du travail. L’importance de ses effectifs en témoigne. Bref, une large majorité de la population active entre dans le moule des statuts, des barèmes, des hiérarchies, des conventions collectives sectorielles ou des législations nationales.
Vers un reflux actuel ?
Après avoir amené cette large majorité à participer dans le secteur privé ou dans le public à un vaste travail collectif, interdépendant, d’organisation de l’activité économique de la société développée, voici que, néolibéralisme aidant, le patronat redécouvre les bienfaits du travail individuel. Cultivant le mythe de la réalisation personnelle, il promeut à nouveau le travail à domicile. Ce n’est pas tout à fait le retour à la textilière de Binche certes ! Mais l’ordinateur succède à la machine à coudre. Le programme informatique se substitue au “patron” pour la découpe. Et les mètres carrés de tissus venant du maître tailleur sont remplacés par une masse de données à traiter dans des délais impartis et communiqués par Internet.
Pis ! Si les périodes de chômage profond ont émaillé l’histoire des deux derniers siècles, notamment lors des récessions de l’après 1870 et de celle de 1929 lors des périodes de difficultés du cycle de Kondratiev[1], jamais elles ne détinrent sur toute une vie de travailleur (à quelques pourcents près de la population active). Aujourd’hui l’exclusion devient un statut quasi définitif. On pourrait penser que le patronat cherche ainsi à reconstituer son “armée de réserve”. Rien n’est moins certain. L’exclusion de longue durée, vu la vitesse des évolutions techniques, vu la précarité de l’enseignement à construire une “tête bien faite”, ne laisse pas augurer un retour dans la sphère productive. D’ailleurs, par le biais des délocalisations et de l’importation de mains-d’œuvre qualifiées, ce besoin de réinsérer socialement ne se fait guère sentir.
La grande entreprise réinvente, après les avoir largement éliminés, l’indépendant, le petit collectif d’individus de la PME, le cadre seul créant sa toute petite entreprise (TPI). En Belgique, le nombre de ces sous-traitants a littéralement flambé au registre des bilans d’entreprises déposés à la Centrale des bilans de la Banque Nationale. Placées entre le marteau de ses endettements bancaires et l’enclume des prix que lui concède la grande entreprise cliente et souvent monopoliste, les voici, PME comme TPI, ramenées au statut de producteur individuel, tel notre armurier liégeois.
Mise en gérance des officines bancaires, des supérettes, des garages etc., revoici l’exclusion du processus du travail collectif. Idem chez le grand entrepreneur de la construction qui réduit son rôle à un bureau d’étude, un autre d’architectes, quelques juristes et analystes financiers pour ses placements. Le reste est sous-traité.
Autre avantage de saucissonner la grande entreprise privée voire publique : l’application des règlements de sécurité et d’hygiène et la validité des statistiques d’accidents du travail s’étiolent. Aux sous-traitants, les tâches lourdes et dangereuses opérées au sein même de la grande entreprise. Les accidents ne la concernent plus !
Et nul besoin d’évoquer longuement les autres neutralisations syndicales dans les domaines salariaux, le contrôle du travail au noir, le respect de conventions collectives sectorielles, l’embauche, le contrôle des heures supplémentaires, le paiement des cotisations sociales.
49 travailleurs et moins : pas de syndicat et pas de syndiqués !
Et le politique ?
Parlant des élus politiques, Jaurès disait :
“Et ces mêmes hommes, compétents par le suffrage universel pour les grandes affaires communales et nationales, sont dans l’ordre industriel de simples instruments. Souverains ici, machines là. C’est une contradiction intenable et qui ne durera pas longtemps.”
Jaurès a raison et tort à la fois. La contradiction est devenue intenable et caduque pendant les “trente glorieuses”. Mais elle est redevenue tenable aujourd’hui. Le désengagement ministériel dans la politique industrielle et de services dont découle la socialisation du travail est indéniable. Hormis l’octroi d’aides publiques, fiscales, sociales diverses, sans contrôles d’efficacité pour l’emploi, c’est le règne de la non intervention dans l’entreprise. Il suffit de relire les déclarations des présidents régionaux wallons et bruxellois. Ils semblent méconnaître les conquêtes politiques et syndicales des deux derniers siècles, elles, fondées sur la solidarité et les convergences revendicatives des travailleurs socialisés.
Quelles pistes alternatives ?
10 % d’exclus du travail à vie en Europe, c’est un vrai gâchis de la valeur d’usage de cette force de travail face aux immenses besoins non rencontrés. Resocialiser ces capacités, c’est peut-être s’inspirer des initiatives prises en 1848 par le gouvernement socialiste qui créa les Ateliers nationaux et y accueillit les chômeurs. Pourquoi pas une initiative publique de même nature tout en remettant sur le métier le rôle de la fonction publique, accompagnée d’une réforme fiscale visant les produits financiers des grands groupes, les super dividendes, les stock options, etc. ?
Pourquoi ne pas légiférer sur l’extension des droits syndicaux dans toutes les entreprises et sur une réforme de la sécurité sociale introduisant un pilier supplémentaire : celui du droit pour le chômeur à une formation continuée, rémunérée et donnant accès à l’emploi.
Pourquoi pas des droits nouveaux pour les travailleurs quant à leur possibilité d’intervenir dans les choix de gestions, d’avoir ainsi une attitude préventive plutôt que défensive ? Bref, faire entrer la démocratie dans l’entreprise publique et privée.
Enfin, l’extension du prolétariat à de nouvelles couches sociales (dont les nouveaux “indépendants”) est un fait. Mais comment refonder une conscience de classe pour 80 % de la population ?
[1] Les cycles économiques de Kondratiev portent sur des périodes de cinquante ans environ. Les 25 premières années correspondent à une phase de croissance, de productivité, de nouveaux biens d’équipement et de consommation jusqu’à sa saturation. Les 25 suivantes concernent l’essoufflement puis les difficultés sociales, les restructurations,… La phase de croissance vient de la transposition dans l’économie de nouvelles grappes de technologies (charbon, acier, ferroviaire vers 1820 ; électricité, moteur à explosion, carbochimie vers 1870 etc..).