Il n’a pu échapper à personne que les questions de sécurité sont au centre du débat politique depuis plus de vingt ans. Le banal intérêt pour les faits divers a ainsi cédé la place à la construction d’un fait de société et d’une question politique : l’insécurité. Dans les discours publics (presse, monde politique, société civile organisée, réseaux sociaux et forums sur Internet, etc.), cette problématique est majoritairement abordée sous deux angles : l’ordre public et le souci des victimes.
Dans le premier cas, de manière très classique, la sécurité est associée au maintien de la tranquillité et de l’ordre public. C’est ce qu’ont laissé transparaître, par exemple, des débats sur les sanctions administratives communales (SAC), lesquelles, ne concernant pas exclusivement – voire pas principalement – des infractions, mais bien des comportements indésirables bien que non criminalisés, se justifient en bonne partie au moyen de l’argument du maintien de l’ordre public. Quoi de plus logique, puisque les victimes de ces comportements sont rarement identifiables ? Il faudrait donc infliger des SAC et en étendre l’application pour que règne l’ordre dans nos rues.
La deuxième thématique, abondamment mobilisée dans le cadre des discours sur la sécurité, est celle du sort et des attentes de “la victime”. Elle a été très largement invoquée dans les discours relatifs aux questions d’abus sexuels et de violences au cours des vingt dernières années. Enlèvements d’enfants (“Julie et Mélissa”, “Ann et Eefje”, etc.), violences intrafamiliales, abus au sein de l’Église… La victime est sans cesse mise au cœur du débat. Ce fut le cas encore récemment lorsqu’il s’est agi de décider de la libération conditionnelle de Michèle Martin.
On notera que cet intérêt affiché pour les victimes depuis un certain nombre d’années a notamment débouché sur des évolutions législatives. Ainsi peut-on mentionner la mise en place d’un ensemble de dispositifs de soutien et d’aide à l’égard des victimes tels que le Fonds d’indemnisation des victimes d’actes intentionnels de violence, les services d’assistance aux victimes auprès de la police, les services d’accueil des victimes auprès des parquets… La position de la victime dans la procédure pénale a par ailleurs été améliorée, notamment par le biais d’une réforme du Code d’instruction criminelle (“Petit Franchimont”). Elle peut maintenant être mieux informée et intervenir dans la gestion de son dossier. Enfin, la figure de la victime a également pesé dans les récentes (et moins récentes) réformes de la libération conditionnelle, ce qui a abouti à lui permettre de se prononcer sur les conditions de libération du condamné. Enfin, le développement de ce qu’il est convenu d’appeler la “justice restauratrice”, centrée sur la réparation des dommages subis par la victime et sur le dialogue auteur-victime, est à placer dans le droit fil de ce mouvement. Deux procédures de médiation en matière pénale sont aujourd’hui d’application en Belgique. La satisfaction de la victime est donc devenue l’un des objectifs du processus pénal.
INVOQUER
Il est à noter que les discours, structurant ces débats et concourant à la mise en place de ces dispositifs, sont à la fois portés par des victimes et par des personnes ou organisations affirmant, avec plus ou moins de raisons, parler en leur nom. Ils peuvent être le fait aussi bien de journalistes que de politiques ou de simples citoyens. Rien n’indique par ailleurs que l’on puisse établir des différences claires en fonction des orientations politiques ou philosophiques.
Il nous semble qu’il faut d’emblée opérer une distinction importante entre, d’une part, les victimes elles-mêmes, leurs combats, leurs opinions, leurs prises de position ou leur discrétion et, d’autre part, l’usage qui est fait de leur invocation dans le débat public.
Une chose, en effet, est d’être une victime et d’en tirer des motivations pour une implication dans les affaires publiques – à l’image de Jean-Denis Lejeune ou de Jean-Pierre Malmendier –, une autre est d’affirmer parler en leur nom et, surtout éventuellement, de les invoquer pour d’autres raisons que l’amélioration pure et simple de leur sort. C’est ce dernier cas de figure qui retiendra ici notre attention.
Dans ce cadre, “la victime” est souvent invoquée, non pour elle-même, mais en renfort d’arguments pour un très large éventail de propositions de réformes : il faut plus de bleu dans les rues pour que les victimes ne soient pas confrontées, au détour d’un chemin, à leur agresseur de la veille ; il faut accroître le recours à la médiation pénale pour permettre une indemnisation appropriée et rapide des victimes mais aussi pour lutter contre la petite délinquance ; il faut juger vite, sévèrement, et restreindre les possibilités de libération conditionnelle par égard pour les souffrances et les craintes des victimes mais aussi pour sécuriser la population en général (et donc diminuer le nombre de nouvelles victimes), etc. De la répression à la réparation, de l’intervention policière à la politique carcérale, la victime est partout, du moins dans les discours.
GÉNÉRALISER
Cette grande diversité des actions étatiques placées sous l’égide de l’intérêt pour les victimes pourrait donner à penser que celles-ci sont prises en compte de manière large et dans toute la complexité de leur vécu. Ce serait ignorer le fait que la mobilisation de la figure de la victime se fait le plus souvent de manière univoque. Il est en effet rare d’entendre que les victimes sont diverses, qu’elles peuvent vouloir des choses bien différentes et, même, parfois, des choses inadmissibles.
A en croire le discours public, tantôt elles cherchent la sécurisation par l’emprisonnement et la répression pénale, raison par exemple pour laquelle il convient de développer une politique de tolérance zéro en matière de violence intrafamiliale ; tantôt elles demandent à comprendre et à dialoguer avec l’auteur (que s’est-il passé ? Pourquoi ? Pourra-t-on entendre l’expression de ma douleur ou de ma colère ?), comme dans le cadre des débats sur la médiation réparatrice ; tantôt enfin, elles devraient avant tout davantage peser sur la gestion du dossier qui les concerne, avoir plus de temps et de possibilités de recours, comme ce fut l’objet des discussions autour des possibilités de libération conditionnelle et des abus sexuels au sein de l’Eglise.
Cette uniformisation des victimes revient à négliger certaines d’entre elles, parfois très nombreuses, à l’exemple de ces femmes, victimes de violences, mais perdant également la pension alimentaire que leur versait l’auteur suite à l’emprisonnement de celui-ci. La tolérance zéro, menée au nom de la victime, a alors pour première conséquence une précarisation extrême de celle-ci. De même, dans le cadre d’une médiation, si l’auteur est trop intimidant pour sa victime, si elle a oublié les faits ou même si elle pense que les faits justifient une punition que la médiation ne peut lui offrir, ce processus peut ne pas lui convenir du tout, voire lui infliger de nouveaux dommages. Dans le même ordre d’idée, certaines victimes souhaitent tourner la page plutôt que de se voir réassignées à leur fonction de victime au gré des demandes (potentiellement nombreuses) de libération conditionnelle des auteurs. Elles peuvent par ailleurs se sentir “mauvaises victimes” de ne pas suffisamment s’impliquer dans les suites de l’infraction. Le rappel constant des faits passés peut en effet être très douloureux. On le voit, la réduction des victimes à “la victime” peut s’accompagner de difficultés considérables pour elles.
CONNAÎTRE
Au-delà de l’intérêt incontestable (mais parfois bien maladroit) de certains pour “les victimes”, dans bien des cas, leur invocation est purement utilitaire et, pour tout dire, populiste. Souvent, également, elle repose davantage sur les suppositions que sur une objectivation des attentes et expériences des victimes. L’on se représente en effet souvent la victime sous les traits qui conviennent aux circonstances pour l’affirmer en demande de ce qui est proposé. Le risque est bien entendu de déformer totalement les faits, de n’en considérer qu’une partie et de faire un usage purement utilitaire de la figure de la victime, les victimes réelles étant alors priées de se tenir tranquilles dans leur coin. N’est-il pas, à cet égard, frappant que celles qui sont considérées comme victimes parce que prostituées, victimes de la “traite des êtres humains”, se voient souvent dénier la capacité de s’exprimer dès lors qu’elles revendiquent de pouvoir poursuivre ce qu’elles présentent comme une activité professionnelle et refusent l’étiquette de victime ? Parfois, la victime refuse d’endosser son rôle, ce qui pose problème à celui qui prétend en porter la parole.
Même des victimes individuelles jouissant d’une certaine audience publique peuvent, lorsqu’elles prennent position, tendre à se considérer ou à être considérées par autrui comme représentatives des victimes. Ce n’est pourtant pas sans poser problème : le statut de victime n’est pas lié à des options politique ou philosophique, à un milieu social, à un sexe, à un savoir, à une trajectoire ou à des intérêts spécifiques. On devient victime par la force des événements et cette circonstance malheureuse est souvent le seul point commun entre toutes les victimes. Très certainement, elle peut être à l’origine d’affinités et, sans doute, d’une capacité de compréhension mutuelle, mais il faut noter qu’une grande variabilité existe néanmoins dans les faits dont il est possible d’être victime : atteintes répétées aux biens, violences intrafamiliales, abus de l’autorité, escroqueries, infractions aux législations environnementales ou en matière de sécurité sur les lieux de travail, infractions routières, la liste peut être très longue. Si bien que l’on est fondé à se demander quel vécu commun peut relier l’ensemble des personnes qui, à un moment ou l’autre, sont reconnues comme des victimes.
Dans un tel contexte, l’uniformisation de la figure de la victime sert non seulement des projets qui n’améliorent pas nécessairement sa situation, mais encore, elle trahit bien souvent son vécu, ses options et ses désirs. Or, ne pas disposer de moyens spécifiques de s’exprimer et, en même temps, entendre des personnes parler en son nom, défendant des options qui ne sont pas les siennes est une expérience potentiellement frustrante, voire traumatisante. L’instrumentalisation populiste de la figure de la victime pose donc non seulement problème en ce qu’elle trompe le destinataire des discours, nous tous, mais également en ce qu’elle heurte les personnes au nom desquelles elle s’exprime prétendument.
Parler au nom des victimes semble difficile en l’absence d’une représentation politique spécifique. Il aurait cependant été possible de leur donner la parole via des instances comme le Forum national des victimes, malheureusement en état de mort cérébrale depuis 2011. Ce Forum pourrait constituer un instrument démocratique intéressant s’il recevait l’attention adéquate de la part des instances dirigeantes.
Il doit par ailleurs être possible de parler de manière informée des victimes. Pour cela, l’ambition doit, avant tout, être de donner une place à une vision nuancée du vécu, des besoins et des désirs des victimes. Ceci nécessite beaucoup de prudence et une démarche à long terme. La victimologie est, en la matière, un champ de recherche très développé (surtout dans le monde anglo-saxon) et qu’il importerait de soutenir en Belgique. On ne comprend en effet pas que ceux qui se disent prêts à consacrer d’importantes ressources à des procédures censées satisfaire les victimes puissent n’être pas plus disposés à financer des démarches permettant de définir ce qui pourrait les satisfaire.
RESPECTER
Entendre les victimes dans leur diversité est, finalement, une simple marque de respect. Il n’est pas certain que ce soient les plus virulents des tribuns des victimes qui y parviennent le mieux. C’est aussi un gage d’efficacité, tant il est évident qu’une politique mal calibrée peut être plus nuisible que bénéfique.
On notera enfin que c’est une des caractéristiques du populisme que de jouer sur les simplifications et sur les apparentes évidences. L’invocation du bon sens masque souvent l’ignorance et, pire, le refus de savoir ce qui pourrait remettre en cause des options préétablies. A cet égard, l’incompréhension des ressorts de l’expérience victimaire est à l’égal de celle des motivations et du vécu des auteurs, lesquels sont eux aussi englobés dans bien des généralisations abusives.