*Extrait de l’ouvrage Les Têtes Brulées – Carnet d’espoirs punk, Montréal : Lux, 2023 (en Amérique du Nord).
Un individu qui se coupe radicalement de ses émotions – de son intelligence émotionnelle, pour reprendre l’expression à la mode – finit souvent désorienté, tout empêtré dans ses propres culs-de-sac. À l’échelle d’une société, c’est pareil. Le temps passé ensemble à discuter, à débattre et à s’échanger de l’information ne suffit pas. Ressentir ensemble est essentiel à la bonne intelligence collective. C’est aussi la base de l’attachement.
La culture populaire a été, de tout temps, une façon de se mettre entre humains au même diapason, d’être dans une commune intelligence de l’âme. On crée une vibe commune à laquelle tout le monde a envie de participer, parce qu’y participer signifie « ressentir ensemble ». Dans un film de Pierre Perrault, on voit une scène de party[1] populaire à L’Isle-aux-Coudres, au début des années 1960. Le[2] party est complètement autonome, des gens jouent leur propre musique, d’autres dansent sur cette musique-là, ils sont en relation joyeuse. Ces insulaires créaient la fête. La plus grande part de la culture était encore populaire, c’est-à-dire « issue du peuple ». Ils partaient ? le bal, et les corps entraient en relation. L’émotion collective prenait la place. On a tous jasé[3]? avec nos parents et nos grands- parents d’activités qui ont pratiquement disparu de la vie d’aujourd’hui et qui autrefois venaient toutes seules : se mettre à jouer de la musique en famille, à danser, à jouer aux cartes, à débarquer chez le voisin sans s’être annoncé, sans avoir peur de le déranger ou de déstabiliser sa journée, parce que le temps n’était pas pris en otage comme aujourd’hui. C’est précisément ça, la culture : toutes ces façons très diversifiées d’être ensemble qu’on invente sur le tas et qu’on adapte sans arrêt pour les mettre à notre main à mesure qu’on change, en passant du temps, beaucoup de temps ensemble. C’est un anticorps naturel contre la solitude, une grande richesse qui, contrairement à l’argent, n’a de valeur que si elle est partagée. Sans cette mise en commun, le sens commun de nos émotions disparaît aussi. Nous sommes tendus, exténués, déprimés, parfois excités, mais nous sommes isolés, nous traitons nos émotions isolément chacun de notre côté chez le psy comme s’il était impensable que les problèmes psychologiques dussent aussi être considérés collectivement. Politiquement.
Or, en pleine famine temporelle, nous perdons chaque année un peu plus l’habitude et le savoir- faire de ces pratiques qui nous permettaient de ressentir ensemble. Je ne danse que très rarement et assez gauchement. Je chante seulement pour mes enfants, dans le noir de leur chambre, quand personne d’autre qu’elles ne m’écoute. Je ne m’adonne à aucun artisanat. Je regarde mes filles, elles qui pratiquent naturellement tous les arts : jusqu’à quel âge ? Un jour viendra où elles comprendront que soit elles en font un métier, soit elles arrêtent ça là, ces affaires non productives là.
Je suis allée une fois aux sets carrés du Centre de valorisation du patrimoine vivant, à Québec. J’étais pourrie[4], mais mon Dieu que j’ai ri. Je riais de bonheur d’essayer de danser comme il faut, je touchais plein d’autres gens qui riaient aussi, il n’y avait rien de drôle, c’était de la joie pure, comme quand on est enfant et qu’un adulte fait le monstre en nous courant après, et qu’on se sauve en rigolant.
Pourquoi en riant ? Joie. Joie pure. Joie active et partagée. C’était quand, la dernière fois ?
Je n’y suis allée qu’une fois. Parce que le temps, le travail, la fatigue. J’étais très occupée à combattre le capitalisme à l’Assemblée nationale.
Et pourtant. Prendre de l’expérience à exprimer ensemble ce qu’on ressent, c’est peut-être bien ce qui est le plus dangereux pour le pouvoir économique. Parce que ce que l’on ressent dans notre corps n’est absolument pas en phase avec le mensonge officialisé dont le pouvoir remplit quotidiennement nos esprits. Alors que ce dernier convainc nos têtes qu’il faut travailler plus et produire plus, nos corps nous intiment de résister et de faire la grève. Alors que le pouvoir convainc nos têtes que nous vivons en démocratie, que les individus sont libres et qu’il faut être un bon élève, notre corps dit qu’on est en prison, qu’on manque d’air et qu’il faut se révolter.
La force d’une émotion ressentie et partagée par un très grand nombre de personnes est redoutable. Elle est transformatrice. Les douleurs subies individuellement émergent de l’ombre et la honte individuelle se transforme en légitimité populaire. L’injustice du pouvoir est soudainement exposée, le mensonge devient caduc, il n’impressionne plus. Cela crée à l’intérieur de l’être révolté une certitude très forte qui hurle : « MON ÉMOTION PARTAGÉE EST PLUS FORTE QUE TON MENSONGE. »
Cette certitude contagieuse se répand comme la poudre. C’est l’ingrédient de base des soulèvements et des révolutions.
Je demande souvent aux vieilles artistes de me raconter leurs années 1960-1970. C’était comment ? Leurs yeux se remplissent d’étoiles. « C’était l’apothéose. L’explosion. Tout ce qu’on avait envie de faire et qu’ils ne voulaient pas qu’on fasse, on le faisait. Tout s’ouvrait. On vivait fort en maudit. » L’ébullition contre-culturelle avait réchauffé tout le monde, le fun était pogné[5], une forte libido envahissait le peuple, le Québec était prêt pour une révolution politique. « L’histoire a prouvé que la poésie pouvait démolir et je m’en remets à elle, sans plus… », écrivait Pablo Neruda. Au fond, la révolution, c’est une affaire d’ambiance. Et si tu veux de l’ambiance à ton party[6], t’es aussi bien d’avoir quelques rêveurs fous dans la place.
Peut-être que nous avons besoin de pionniers qui montrent la voie, qui affrontent leurs supérieurs immédiats devant tout le monde, qui se réapproprient leur temps, leur parole franche et leurs frissons de lutte de façon radicale, qui impressionnent non pas par des idées mais par des actes, non pas seulement par des implications militantes mais par des résistances passives osées, des refus nets d’obtempérer à cette force qui nous pousse dans le cul. Des pionniers qui s’extraient sans gêne et sans honte de la bullshit[7], qui n’acceptent plus une seule once de bullshit et qui s’en vantent, qui refusent le mensonge et le non-sens au quotidien, qui demeurent droits et tremblants et suants et forts devant la violence spirituelle de ce système. Qui, au lieu de se perdre chaque année un peu plus dans le travail, affranchissent chaque année un peu plus de leur temps pour nourrir des vies, puis des communautés, puis des mondes en dehors de toute la bullshit.
Peut-être que grâce à ces pionniers, nous apprendrons alors, lentement mais sûrement, à manier cette arme que nous ne connaissions auparavant qu’en termes abstraits et lointains : la solidarité, ce sentiment partagé d’appartenance à une culture véritablement populaire.
Lorsque cela se produira à nouveau au Québec comme ça s’est déjà produit dans le passé, il faudra des artistes à chaque instant de la montée dramatique, il en faudra pour maintenir l’intensité de l’affrontement le plus longtemps possible comme on tient un siège, parce que c’est dans ces moments de siège émotionnel que la culture se transforme, que nous la remettons à notre main, que les rapports de pouvoir sont redessinés jusque dans les profondeurs de l’intime, que nous gagnons du terrain.
Je propose que nous brisions alors complètement le décorum fake de notre époque. Ce décorum qui, dans la salle de spectacle, commande à toute une masse de monde assise dans le noir de rester tranquille et silencieuse et de ne s’exprimer qu’à travers son vote, son like, sa réponse au sondage, son point de cote d’écoute. Ce décorum qui détermine que seuls les rejetons de l’élite économique ou éduquée auront droit à la scène, aux spot- lights et à la lumière, et qu’ils devront pouvoir se faire compétition peinards entre eux sans être inquiétés. Ce décorum qui interdit aux non-initiés de prendre part au spectacle sans y avoir été invités, sous peine d’humiliations répétées et d’ostracisme.
Je propose que le peuple retissé serré débarque un beau jour dans le théâtre sans passer par la billetterie, s’engouffre dans la salle de spectacle en plein milieu de ce pauvre show ronflant qui endort en continu l’auditoire, et persuade ce dernier de revenir à des pratiques anciennes du spectacle en lui distribuant des tomates, des œufs pourris et des claques. J’aimerais qu’une membre du public se lève alors de son siège pour gueuler « le show est pourri, vive la révolution » ou quelque chose du genre, et qu’elle monte sur scène malgré l’interdiction. Je voudrais que les applaudissements à son endroit, d’abord hésitants, puis chaleureux et subversifs, lancent le bal pour l’immense portion de la salle qui est encore plongée dans le noir. C’est votre tour. Je voudrais que quelques vaillants prennent sur eux d’allumer toutes les lumières, de déboucher toutes les fenêtres condamnées et d’arracher tous les volets cloués. Je voudrais que le quatrième mur entre le show et le public disparaisse d’un coup, je voudrais que le spectacle de l’aliénation soit brisé, je voudrais que les metteurs en scène et les premiers de classe, rendus soudainement superflus et sans intérêt, se retirent discrètement et tombent instantanément dans l’oubli.
Je voudrais profiter de la beauté des chants de joie de cette foule qui serait tout à coup pleinement éveillée, je voudrais sentir l’odeur de ses muscles, de son désir, de son excitation, de sa puissance.
J’aimerais qu’émergent alors toutes sortes de tribuns et d’artistes hopepunk qui s’en remettraient entièrement à la poésie du monde, qui ne seraient pas là pour la carrière et qui se moqueraient avec une joie profonde des phrases comme « parce que c’est comme ça » ou « c’est ça la job[8] », des tribuns qui suggéreraient avec force inspiration et beau- coup de rire dans la voix, « OK tout le monde, on sort de cette salle puante, on va rejoindre les nôtres dehors, on se débarrasse des occupants qui succionnent[9] nos vies, on libère le pays, hostie[10]! »
Je voudrais jouir du vrai spectacle de qualité de ces êtres humains qui dans leur multitude portent en eux tous les rêves, toutes les solutions et tous les absolus dont notre espèce puisse rêver. Parce qu’au moins avec eux, à côté de la médiocrité il y a aussi la poésie et le grandiose, au moins avec eux, il y a moyen d’essayer quelque chose de nouveau, de tenter une fois de plus notre chance comme multitude. Alors, peut-être, les parasites qui s’accrochent à notre force de travail n’auraient plus beaucoup de prise sur nous ; alors, peut-être, ceux qui veulent « contraindre les arrière-gardes indolentes à concourir à l’exploitation de plus en plus intense du patrimoine terrestre », pour reprendre les mots du colonialiste Albert Billard, seraient envoyés au tapis. On pourrait retourner tranquilles à notre besogne d’amour, de transmission, d’ouvrage bien fait, de soin appliqué pour les territoires naturels et imaginaires dont nous sommes les héritiers et les jardiniers.
Est-ce que je fantasme, est-ce que ça se peut ? Les livres d’histoire racontent que oui, mais moi, je ne sais pas, je ne l’ai jamais vécu. Comme on dit en arts : essayons-le. Jusqu’au bout. Si on réussit, tant mieux. Si on échoue, on aura appris quelque chose. Dans tous les cas, on aura vécu.
[1] Anglicisme qui signifie « fête ».
[2] Dans le français québécois parlé, on dit « le » party et non « la » party ».
[3] Papoté, discuté.
[4] Ahurie devant ce spectacle.
[5] Smbiancer, l’ivresse collective, le fun était « pris ».
[6] En québécois, party est masculin.
[7] Baratin.
[8] Le boulot, le travail ou le « taf ».
[9] Nous vampirisent, nous exploitent, nous dépossèdent.
[10] Juron quécécois venant du catholicisme, en référence à un objet de communion (l’hostie), qui sert, dans ce cas-ci, d’interjection pour maquer une émotion forte.