Comment définir l’intelligence ? L’exercice mobilise des connaissances, des concepts et des méthodes diverses. Il est traversé par notre tendance à normer, ainsi que par des biais idéologiques qui rendent sa compréhension délicate. Nous avons tenté une définition qui invite les neurosciences et l’anthropologie à dialoguer. Une approche croisée qui met en mouvement l’esprit critique autour d’enjeux fondamentaux tels que l’éducation, la santé mentale et la gestion des émotions. Une définition qui vise moins à figer ce concept qu’à mobiliser notre envie de dépasser nos idées reçues et nos limites en tant qu’espèce.
Loin d’être un concept neutre, l’intelligence permet de classer les gens, de créer des hiérarchies. La capacité de comprendre, l’aptitude à s’adapter, la faculté de connaître… Il s’agit-là de caractéristiques qu’il vaut mieux posséder ou développer en tant qu’individu, afin d’être considéré, valorisé et bien perçu par ses pairs.
En tant que chercheur en neurosciences et professeur en psychométrie à l’Université Catholique de Louvain, Henryk Bukowski contextualise[1] : « Historiquement, le concept d’intelligence tel qu’on le connaît est né dans les sociétés occidentales industrialisées du XXe siècle, où l’on valorisait la logique, la résolution de problèmes abstraits et la rapidité d’apprentissage — des qualités en phase avec l’école, la science et le travail technique. C’est dans ce contexte qu’ont été conçus les tests de QI, devenus des prédicteurs majeurs de réussite scolaire et professionnelle. Mais cette conception n’est pas universelle : dans d’autres cultures, l’intelligence peut être associée à la sagesse, à la capacité de maintenir l’harmonie sociale ou à comprendre les cycles naturels ».
Cette mise en perspective de l’intelligence dans diverses cultures permet de prendre la mesure du caractère spécifique de notre compréhension « contemporaine » de l’intelligence. Une conception qui est teintée d’une appétence pour certaines capacités, hautement valorisées dans des sociétés qui s’organisent autour du développement technologique.
Véronique Servais, anthropologue de la communication travaillant sur les relations entre humains et animaux à l’Université de Liège insiste dans ce sens : « Les anthropologues ont longtemps considéré que la spécificité de l’intelligence humaine résidait dans sa dimension technique. La découverte des premiers outils auprès de fossiles d’hominidés a conduit à les identifier comme humains : on les a nommés Homo habilis, car fabriquer des outils semblait être la preuve d’humanité. Cette idée a perduré, affirmant que l’homme était devenu homme grâce à son intelligence technique, censée le distinguer des autres espèces ».
L’intelligence mesurée : ce que les neurosciences et la pratique clinique évaluent
D’un point de vue humaniste, cet aspect normatif et, jusqu’à un certain point, hiérarchisant de l’intelligence pourrait nous faire douter de l’intérêt à vouloir la mesurer. À quoi bon savoir si quelqu’un a de meilleurs scores aux tests si ce n’est à des fins de catégorisation sociale, voire d’exclusion ? Ne sommes-nous pas souvent confrontés à des parcours de vie difficiles, teintés de souffrance, parce que les individus n’ont pas été conformes aux attentes de l’institution scolaire, par exemple ?
Ces mesures trouvent surtout leur sens lorsqu’elles sont mises au service de la compréhension et de l’accompagnement des personnes. Elles permettent d’identifier les forces et vulnérabilités cognitives, afin d’affiner un diagnostic, d’adapter l’enseignement, le soutien thérapeutique ou les aménagements nécessaires et d’éclairer la recherche scientifique. Ainsi, Henryk Bukowski explore « comment les compétences cognitives se manifestent chez des personnes présentant des troubles tels que la personnalité borderline, l’autisme, l’anorexie ou d’autres profils spécifiques ».
Dans le prolongement de la démarche clinique, « les recherches en neurosciences apportent deux éclairages majeurs sur l’intelligence. D’abord, la neuropsychologie, qui étudie des patients présentant des lésions cérébrales. Ces observations montrent qu’un individu peut conserver des comportements intelligents, malgré des atteintes dans des zones jugées critiques grâce à la capacité du cerveau à se réorganiser partiellement. On constate en effet aussi une remarquable plasticité cérébrale, surtout chez les enfants : après une lésion, le cerveau peut se “re câbler”, permettant une récupération parfois partielle, mais significative.
Ensuite, la neuro-imagerie confirme que l’intelligence repose sur une dynamique de coordination entre différentes régions cérébrales. Les études révèlent un réseau central reliant le cortex préfrontal — impliqué dans la planification et le contrôle — et le cortex pariétal, qui intègre les informations sensorielles. Ce système agit comme un hub, orchestrant les compétences nécessaires selon les situations, ce qui illustre l’idée d’une intelligence fondée sur l’intégration et la flexibilité ».
C’est en effet cette dimension de coordination de capacités, que le neuroscientifique met en avant pour définir l’intelligence. Pour Henryk Bukowski, l’intelligence peut se comprendre comme « l’art d’orchestrer différentes compétences — mémoire, raisonnement, attention, compréhension verbale — afin de s’adapter à des situations complexes et atteindre un objectif ». Ce n’est pas seulement la possession de ces aptitudes qui compte, mais leur intégration dynamique pour produire des réponses efficaces. Cette logique vaut aussi pour d’autres formes d’intelligence, comme l’émotionnelle ou la sociale : ce qui rend quelqu’un “intelligent”, c’est sa capacité à combiner des compétences variées pour agir de manière appropriée dans un contexte donné.
L’intelligence en relation : ce que les sciences sociales révèlent
Contrairement à une vision centrée sur l’individu qui domine les approches psychométriques, l’anthropologie de la communication met en lumière une dimension tout aussi importante, mais souvent négligée : l’intelligence comme phénomène relationnel et collectif. Véronique Servais insiste sur le rôle des interactions — entre humains, mais aussi entre humains et animaux — dans le déploiement des capacités cognitives.
La chercheuse rappelle que, pendant longtemps, on a défini l’intelligence humaine par opposition à l’instinct animal. « Pour être réputé intelligent, il fallait que la réponse ne soit pas automatique, mais le fruit d’un processus cognitif, éventuellement conscient et délibératif », explique-t-elle. Cette conception, héritée d’un modèle centré sur l’humain, a conduit à considérer que l’animal agissait par instinct, tandis que l’homme raisonnait.
Aujourd’hui, cette perspective est remise en question. Les sciences sociales et l’éthologie montrent que l’intelligence ne se réduit pas à une faculté individuelle isolée, mais qu’elle se déploie dans les interactions, la coopération et la transmission culturelle. Chez les humains, comme chez les animaux, des comportements innovants émergent souvent dans un cadre collectif : savoir-faire partagés, traditions qui se transmettent, ajustements relationnels. Ce que nous appelons « intelligence » peut être distribué dans un groupe, inscrit dans des pratiques sociales ou interspécifiques.
Cette approche relationnelle invite à élargir notre regard : l’intelligence n’est pas seulement dans la tête, elle est aussi dans le lien — dans la capacité à entrer en relation, à percevoir des signaux subtils, à s’adapter à des environnements complexes en mobilisant des ressources partagées. Une dimension que nos outils de mesure classiques peinent à saisir.
Dynamisme et adaptabilité : à l’intersection des disciplines
La tension féconde entre neurosciences et sciences sociales nous invite à dépasser les cloisonnements disciplinaires pour penser l’intelligence comme un phénomène multiniveaux, à la fois biologique, social et culturel. Qu’elle s’exprime par la coordination de compétences internes ou par la capacité à ajuster ses comportements dans un tissu relationnel, l’intelligence implique toujours flexibilité et créativité.
C’est en intégrant les préoccupations du terrain et les critiques issues de la pratique que les disciplines élargissent leurs perspectives. Ainsi, en psychométrie, de nouvelles démarches émergent pour dépasser la mesure du QI, jugée trop restrictive. L’intérêt croissant pour l’intelligence émotionnelle s’inscrit dans cet élan. Henryk Bukowski le rappelle :
« Beaucoup pensent que l’intelligence émotionnelle se résume à comprendre ses propres émotions ou celles des autres. En réalité, elle consiste à orchestrer plusieurs compétences émotionnelles de manière coordonnée. Ce qui fait la différence, c’est la capacité à combiner ces aptitudes pour produire une réponse adaptée et complexe : être conscient de ce que l’on ressent, percevoir avec justesse l’émotion de l’autre, mettre ses propres affects de côté si nécessaire, puis ajuster sa réponse cognitive, corporelle et émotionnelle pour offrir un soutien approprié ».
Dans la même logique de dépassement des conceptions étroites, souvent centrées sur le QI, l’intégration d’une posture antispéciste ouvre la réflexion à d’autres formes d’intelligence.
Véronique Servais souligne :
« Il y a beaucoup de formes d’intelligencesbien différentes de la nôtre : des intelligences visuelles, des intelligences dans le traitement du son… Les animaux sont capables de faire des tas de choses dont nous sommes bien incapables ».
Cette remarque élargit encore le champ : l’intelligence ne se limite pas à ce que nous pouvons mesurer ou conceptualiser. Elle se manifeste dans des réponses variées à des environnements complexes, qu’il s’agisse de stratégies cognitives, sensorielles ou relationnelles. Reconnaître cette diversité, c’est accepter que nos définitions ne soient jamais closes, mais en mouvement — à l’image des formes de vie qu’elles cherchent à décrire.
Pour une définition relationnelle et interspécifique de l’intelligence ?
Définir l’intelligence, c’est toujours prendre position. Les neurosciences nous rappellent qu’elle repose sur une orchestration complexe de compétences cognitives, mobilisées pour s’adapter à des situations inédites. L’anthropologie, quant à elle, nous invite à sortir d’un cadre strictement individuel pour reconnaître que l’intelligence se déploie dans les relations, les transmissions culturelles et les interactions avec d’autres espèces.
Ces deux visions, loin de s’exclure, dessinent un champ commun : celui d’une intelligence dynamique, plurielle et située, plus à même d’interroger les usages sociaux et politiques des mesures qui hiérarchisent, excluent ou valorisent certaines aptitudes au détriment d’autres. Penser l’intelligence aujourd’hui, c’est donc dépasser la tentation de la norme pour envisager une écologie des intelligences, où coexistent des formes multiples — biologiques, sociales, culturelles — et où la valeur ne se réduit pas à un score, mais à la capacité de faire monde avec les autres, humains et non-humains.
[1] Les propos reportés dans cette analyse ont été recueillis par nos soins, auprès des personnes citées.


