Deux perspectives sur nos frontières et sur leur (im)possible démocratisation.
Démocratiser les frontières : libre circulation pour tout le monde ?
De tout temps, l’humanité a traversé les frontières. Aujourd’hui, leur contrôle relève du pouvoir des États. Pourtant, la liberté de circuler est un droit fondamental. Son application inégale à travers le monde interroge notre rapport aux frontières. Depuis les années 80, des travaux autour de leur démocratisation[1] nous rappellent notre rôle à les questionner, comme des espaces non pas de contrôle et d’arbitraire, mais de rencontre, d’échange et de débat.
Par-delà les Etats-nations
A l’ère des Etat-nations, les frontières sont nationales, leur contrôle étatique, dépendant d’une vision et volonté politique. Aujourd’hui, en Europe, la vieille idée selon laquelle il faudrait préserver une forme d’homogénéité intérieure, seule garante de la sécurité, ressurgit. Résultat : des politiques de contrôle, de sélection, d’enfermement, d’expulsion. Tout le paradoxe d’une libre circulation qui inclut les marchandises et les services, mais qui exclut les personnes – qui n’ont pas les « bons » papiers, ni les moyens.
Cet arbitraire se traduit par des conséquences dramatiques. Avec l’abolition des frontières intérieures de l’Europe, les frontières belges sont celles de la Grèce, de la Pologne, de l’Italie. Externalisées, militarisées, elles sont contrôlées depuis le Maroc, l’Algérie, la Lybie, la Turquie … Des frontières qui se démultiplient, se dématérialisent, tout comme le contrôle, l’enfermement.
Différentes formes de mobilisations viennent contester ces dispositifs. Des associations et mouvements citoyens organisent des sauvetages en mer depuis les côtes, revendiquent des voies d’immigration légales, sûres, dignes, dénoncent les centres fermés, les expulsions forcées. Des villes et villages organisent leur propre politique d’accueil. Ces initiatives viennent rappeler que les frontières ne sont pas juste l’affaire des Etats, que la libre circulation n’est pas une question de papiers ou d’argent, mais bien de droits humains.
Un cadre légal dysfonctionnel, source d’arbitraire
Le cadre légal, censé protéger de l’arbitraire et garantir les droits fondamentaux, est souvent fragile, perpétuant la violence des contrôles frontaliers.
En Belgique, les conditions d’accès au territoire sont fixées par la loi de 1980, complétée par un ensemble de textes source d’insécurité juridique[2]. Qu’on arrive dans le cadre de ses études, qu’on souhaite travailler dans un métier hautement ou peu qualifié, qu’on veuille rejoindre sa famille, déjà sur place, où être rejoint par elle… Les statuts et catégories se superposent, les durées de séjour varient, tout comme l’accès au marché du travail, à l’aide sociale, à la santé, au droit de vote, à la nationalité. Les textes entretiennent une perception méfiante et négative de l’immigration. Sans parler du non-droit dans lequel ils plongent les sans-papiers.
Les revendications d’un cadre légal clair et permanent, de recours accessibles, d’une décriminalisation de l’immigration, rappellent que le droit des étrangers est l’affaire de toutes et tous. Son caractère inégalitaire rappelle aussi les inégalités qui traversent le monde et la responsabilité de nos Etats dans leur perpétuation.
Droits fondamentaux : pas de paix sociale sans justice sociale
La garantie d’un cadre légal clair et permanent va de pair avec des législations et politiques égalitaires, garantes des droits fondamentaux ; le droit d’avoir un toit, de se faire soigner quand on est malade, de suivre des études quand on souhaite apprendre, de travailler quand on doit subvenir à ses besoins, qu’on souhaite se former, s’impliquer dans la vie de la société. Sans justice sociale, pas de paix sociale[3] – et elle est pour tout le monde ou elle n’est pas.
Or le risque de discrimination, d’exploitation perdure. Les logiques de contrôle des frontières se poursuivent jusque dans les services sociaux.
Il s’agit alors de revendiquer le droit au logement, à la santé et à l’éducation pour tout le monde, de lutter pour un accès légal au marché du travail et pour la régularisation des personnes sans-papiers. Des perspectives qui viennent enrichir notre rapport au savoir, à l’apprentissage, à l’expérience, à travers la valorisation des compétences, des acquis et expériences venues d’ailleurs. Questionner les frontières qui se perpétuent dans toutes les sphères de la vie, c’est rappeler pourquoi les droits fondamentaux sont… fondamentaux.
Renouvellement du contrat social
La question de la démocratisation des frontières pose aussi celle d’un renouvellement du contrat social, interrogeant des notions comme celle du « parcours d’intégration ». Ces parcours conditionnent le droit de séjour et l’accès à la nationalité (maîtrise de la langue, participation économique, intégration sociale…) pour lesquels, souvent, les moyens ne sont pourtant pas mis à disposition.
Or, la notion d’intégration est basée sur le principe de réciprocité ; il est impossible de s’intégrer dans une société fermée. Une évaluation du « parcours d’intégration et du dispositif ISP » en 2019[4] estimait ainsi que si les critères étaient bien adéquats, d’autres facteurs essentiels étaient négligés : la discrimination quotidienne, l’insertion socioprofessionnelle, l’articulation des cours de citoyenneté et des cours de langue avec des expériences pratiques, la valorisation des expériences préalables…
Partir du principe de réciprocité, c’est envisager le renouvellement du contrat social dans une perspective réellement égalitaire ; une citoyenneté et participation politique active commune, par-delà les assignations quelles qu’elles soient.
Conclusion
A une époque de repli sur soi et de montée des extrêmes, la question de la démocratisation des frontières permet de questionner les frontières à différentes échelles, pour imaginer un monde construit à partir de vécus, de mémoires, d’appartenances, de lieux partagés. Et d’envisager, in fine, les frontières comme un espace en soi, de rencontre, d’échange, de débat, et de dépassement.
Sur l’impossible démocratisation des frontières
Point de vue de Yahia Hakoum, chargé de cours à l’IHECS en histoire contemporaine du monde arabe et doctorant à SciencesPo Paris (rédigé à partir d’un entretien)
« Historiquement, l’apparition des frontières nationales, de l’Etat-nation, est liée à l’Europe. A partir du traité de Westphalie en 1648, les frontières deviennent nationales.
Pour mieux comprendre ce que cela signifie, prenons l’exemple de l’Afrique, dont les frontières ont été découpées géométriquement lors de la conférence de Berlin de 1885 par les pays colonisateurs. Ces frontières ne respectaient pas la spécificité des réalités socioéconomiques, multiethniques et multireligieuses de l’Afrique de l’époque. Après la deuxième guerre mondiale, avec le mouvement de décolonisation, les peuples africains se sont trouvés face à un dilemme ; accepter les frontières fictives, pour accéder à l’indépendance. Après l’indépendance, ils se retrouvent face à l’impossibilité de redessiner les anciennes frontières et, en même temps, face à la naissance de générations nationalistes dont le sentiment national est lié à ces nouvelles frontières.
L’exemple africain peut être compris aussi à la lumière des réalités des pays arabes du Moyen Orient, découpés à la suite de l’accord Sykes-Picot de 1916. Comme en Afrique, ces nouvelles frontières au Moyen Orient ont favorisé les conflits ethniques et religieux.
Au départ, l’Etat moderne est fondé sur les idées de Max Weber (1864-1920), lorsqu’il définit l’Etat par « un territoire, un peuple, un pouvoir ». Aujourd’hui on rajoute un autre critère : la reconnaissance par les autres Etats, selon des frontières géographiques limitées. De fait, il y a des zones grises, des conflits gelés, à cause de frontières pas encore définies.
L’Union européenne, dans sa construction politique actuelle, ne date pas d’il y a longtemps. Suite aux deux grands conflits qui ont opposé les pays du continent, les frontières restent un sujet sensible pour les Etats membres. Aujourd’hui, on voit apparaître une nouvelle forme de crispation nationale et nationaliste, due, essentiellement, à trois événements majeurs. Tout d’abord l’arrivée, en Europe, de réfugiés en 2015 et 2016. L’arrivée, ensuite, aux Etats-Unis, de Donald Trump, qui relance un mouvement ultranationaliste avec une vision politique fermée incarnée par le slogan « America First », L’Amérique d’abord. Puis, la pandémie. Au lieu d’ouvrir les frontières pour promouvoir une solidarité internationale, on ferme les frontières à coup de discours nationaux et nationalistes. Même dans l’Union européenne, et malgré l’accord historique de Schengen et la libre circulation pour les citoyens européens, les Etats membres ont rétabli leurs frontières au mépris de l’accord de Schengen sous prétexte de protéger leurs populations. Au lieu d’encourager et de maintenir une solidarité européenne face à une crise qui touchait toute l’Union européenne, on s’est barricadé derrières des frontières nationales qui, théoriquement, n’existaient plus.
Rappelons qu’il y a deux types de frontières : celles de l’Union européenne et celles des Etats-membres. Il y a un flou autour de la gestion des frontières extérieures de l’Union européenne, vu que c’est une compétence nationale. Pourtant, en cas d’arrivée de flux migratoires, la solidarité européenne est exigée et on devrait pouvoir aider, soulager les premiers pays d’accueils. Mais de nombreux pays ont préféré se cacher derrière leurs frontières et compétences nationales. Ceci donne l’impression que la Belgique ne serait pas concernée par ce qui se passe sur les frontières grecques et polonaises ; pourtant, les frontières extérieures de la Grèce et de la Pologne sont les frontières extérieures de l’Union européenne, dont la Belgique est l’un des Etats membres. Les citoyens belges devraient donc se sentir concernés.
Le cas de Cédric Herrou, en France, est un cas d’école. Pour lui, la libre circulation intra-européenne s’applique. Il ne se sent pas concerné par la frontière franco-italienne, personne ne va lui demander sa carte d’identité. Mais les migrants qu’il accueillait ou accompagnait étaient hors-la-loi parce qu’ils franchissent des frontières nationales bien existantes. Ainsi, les frontières intérieures de l’Union européenne apparaissent selon la personne qui les franchit.
Dans mon cas, en venant de Syrie, les frontières de l’Union européenne étaient difficiles à franchir. Une fois reconnu en tant que réfugié en Belgique, la libre circulation s’appliquait. Mais une fois que j’ai décidé de faire mes études en France, ces frontières sont à nouveau apparues. Même en tant que réfugié en Belgique avec un droit de circuler permanent, j’ai dû demander un visa pour pouvoir étudier en France.
Le droit des étrangers fait parfois appel au droit international privé et à différents accords bilatéraux ; l’application de tel ou tel article dépend alors de la nationalité de l’étranger.
Le capital a une plus grande facilité à franchir les frontières que les êtres humains, dans un monde globalisé où les multinationales s’implantent un peu partout sans beaucoup de difficultés, sans faire de distinction entre la nationalité du capital. Au niveau économique international, il y a moins de frontières pour le capital, mais elles réapparaissent, voire se durcissent, face aux êtres humains. Ainsi, l’homme d’affaires marocain peut avoir facilement accès à la Belgique vu qu’il ne dépend pas de l’Etat belge pour répondre à ses besoins, contrairement à un citoyen marocain qui n’a que peu de moyens.
La notion de démocratisation des frontières n’est possible qu’entre pays démocratiques dont les valeurs se ressemblent. Elle est impraticable dans un monde où tous les êtres humains ne sont pas égaux. La Déclaration universelle des droits de l’homme qui met tous les hommes au même niveau face au droit n’est pas applicable face à des réalités économiques inégalitaires.
Si on souhaite une démocratisation des frontières dans le monde, il faut favoriser la démocratisation du système politique et donc une internationalisation des valeurs démocratiques.
En démocratie, on s’approche d’une distribution équitable des ressources davantage que dans une dictature.
Les frontières sont donc le résultat d’un monde en déséquilibre auquel les démocraties participent. Celles-ci tolèrent voire soutiennent les dictatures ailleurs et luttent en même temps contre l’immigration. D’une part on veut se protéger contre les flux migratoires en renforçant les frontières avec d’importants moyens, d’autre part on vend des armes qui alimentent des conflits qui visent des civils qui se trouvent après devant nos frontières.
Quand la Turquie menace d’envoyer des migrants et que l’Europe lui paye 4 milliards d’euros par an, pourquoi un autre dictateur ne ferait-il pas pareil ? Si on ne veut pas se mêler aux problèmes des autres, on en paye le prix. Les êtres humains vont tout faire pour survivre. Pour “protéger” les frontières extérieures de l’Europe, il aurait été plus équitable de soutenir les peuples arabes en Syrie, en Tunisie, en Algérie, qui auraient alors voulu rester chez eux plutôt que de venir vivre en diaspora. Mais on a gardé le silence. On a préféré devenir complice des crimes de guerre et des dictateurs. On a créé des crises à nos frontières à travers nos politiques.
Tant que tous les êtres humains n’auront pas les mêmes droits, la démocratisation des frontières restera une chimère ».
[1] « Le retour des frontières ? Entre murs et migration », Julien Chanet, Bruxelles Laïque Echos, 5/11/2020
[2] « Simplifier le droit des étrangers, oui, mais… en renforçant les droits des personnes étrangères ! », CIRE, 17 septembre 2021.
[3] « Carta Academica : Peu de préjugés malgré une forte présence migrante ? Un plaidoyer pour l’égalité de droits entre natifs et immigrés », Le Soir, 13/11/2021
[4] « Évaluation du parcours d’intégration et du disposition ISP dédiés aux primo-arrivants en Wallonie », IWEPS, 23/05/2019