DU BON ET DU MAUVAIS USAGE DES UTOPIES “GÉNÉREUSES”

par | BLE, DEC 2016, Migration

Lors de son premier voyage aux États-Unis, Deng Xiaoping a rencontré le président américain Jimmy Carter qui, en bon droit-de-l’hommiste, lui a demandé de laisser les citoyens chinois sortir librement de Chine, ce qu’ils ne pouvaient pas faire à l’époque. Certes, lui aurait répondu Deng, combien de Chinois voulez-vous ? Dix millions ? Cette réplique a eu au moins pour effet de mettre fin aux élans humanistes de Carter.

Ce que les élites occidentales veulent quand elles parlent de liberté de circulation des personnes, c’est, d’une part, opérer un “pillage des cerveaux” venus de pays pauvres pour compenser les effets de l’effondrement de nos systèmes d’enseignement, d’autre part importer une main d’œuvre peu qualifiée en nombre suffisant pour faire pression sur les salaires. Un nombre suffisant, mais contrôlé, de façon à ne pas provoquer de réactions trop violentes de la part des populations autochtones.

La proposition de Bruxelles Laïque, si je la comprends bien, c’est de vraiment faire venir dix millions de Chinois aux États-Unis ou en Europe. Dix millions ? Pourquoi si peu, pourquoi pas cinquante ou cent millions ? Idem pour les Indiens, les Africains etc. On me répondra qu’ils ne viendraient pas en si grand nombre ou retourneraient vite dans leur pays d’origine s’ils étaient libres de circuler. Il faut ne jamais avoir visité le tiers monde pour croire ce genre de choses. Là, des milliards de gens pleureraient pour ne serait-ce que “faire nos poubelles” et seraient très heureux de travailler dix heures par jour, sept jours sur sept, dans des conditions d’exploitation que nous jugerions “inacceptables” plutôt que de croupir dans d’immenses bidonvilles en survivant, quand ils y arrivent, dans l’économie informelle.

S’ils venaient, il faudrait évidemment leur “accorder des droits” et leur “fournir du travail”. Et comment faire si ce n’est en les mettant directement en concurrence avec les travailleurs “privilégiés” de nos pays (c’est-à-dire non réduits à la misère noire qui règne dans le tiers monde et qui régnait ici dans le passé) ?

Lors des événements d’Occupy Wall Street, deux revendications ont été mises en avant : interdictions des délocalisations mais aussi des expulsions de clandestins, ce qui, en pratique, se rapproche fort de la proposition de “frontières ouvertes”. Un petit malin a fait observer que, faire venir des gens aux États-Unis pour y travailler dans les conditions du tiers monde (la motivation des délocalisations étant pour les patrons de profiter de ces conditions), revenait au même que délocaliser et, en fait, serait même moins coûteux pour les capitalistes. Toute la contradiction de l’idéologie de la gauche contemporaine qui est à la fois contre le libre échange et pour la liberté de circulation des individus était révélée par cette remarque.

Par ailleurs, peut-on sérieusement croire qu’un afflux massif de travailleurs taillables et corvéables à merci provoquerait autre chose qu’un sursaut nationaliste dans nos pays qui mènerait rapidement l’extrême-droite au pouvoir ? Laquelle mettrait immédiatement fin à cet afflux et restreindrait l’immigration encore plus qu’elle ne l’est aujourd’hui.

Toute proposition, aussi apparemment généreuse soit-elle, dont la mise en pratique mènerait à son annulation quasi-immédiate est auto-contradictoire et ne peut pas être prise au sérieux.

S’il est nécessaire de se convaincre de l’irréalisme de l’idée d’ouverture des frontières, il suffit de penser aux réactions extrêmement hostiles que provoque l’arrivée récente d’un nombre en fait assez restreint de réfugiés. Peut-on croire que les gens qui refusent cette arrivée accueilleraient à bras ouverts des dizaines de millions de travailleurs pauvres ?

Face à ce refus massif de toute nouvelle immigration, même indirecte sous la forme de réfugiés, les partisans de l’ouverture des frontières ont deux stratégies à leur disposition : essayer de forcer cette ouverture en invoquant de grands principes juridiques, comme les Droits de l’Homme, ou diverses conventions internationales. Le résultat le plus probable de cette stratégie sera le rejet de ces grands principes par les populations hostiles à l’immigration : il est toujours possible de sortir de conventions juridiques supranationales.

L’autre tactique, c’est d’essayer de convaincre les populations rétives à l’immigration de changer d’avis. Il y a deux arguments qui sont utilisés à cette fin : d’abord l’argument selon lequel les migrations ont toujours existé et sont “bonnes pour l’économie”. Les migrations ont certes toujours existé mais dans un monde moins peuplé et avec une mobilité bien moins grande. De plus, les migrants intra-européens partageaient la même religion que les habitants des pays où ils arrivaient, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Et les gens qui croient que la coexistence entre adhérents de différentes religions est facile (quand ces religions sont prises au sérieux, ce qui est le cas pour beaucoup de musulmans, contrairement aux chrétiens “modernes”) devraient aller faire un stage au Moyen-Orient.

Dire que quelque chose est “bonne pour l’économie” revient à faire fi de la lutte des classes. Celle-ci oppose aujourd’hui en partie les gagnants et les perdants de la mondialisation. Les gagnants ont intérêt à l’ouverture des frontières, à la fois pour obtenir des marchandises bon marchés produites ailleurs et bénéficier des services fournis par la main d’œuvre immigrée. Ce qui fait que toute une petite bourgeoisie intellectuelle qui est (pour le moment) encore financée par l’État, les universitaires par exemple, est en général très favorable à cette ouverture des frontières.

Mais pour ceux parmi les autochtones qui n’ont d’autres possibilités pour vivre que de produire ces biens et fournir ces services, l’ouverture des frontières est une véritable mise à mort. Et il ne faut pas oublier que, comme toute lutte de classes, les perdants sont plus nombreux que les gagnants ; c’est la révolte des perdants qui constitue aujourd’hui la nouvelle “révolte des masses”, dont la victoire de Trump, le Brexit ou les succès des mouvements populistes en Europe ne sont qu’un signe avant-coureur.

Le deuxième argument utilisé par ceux qui veulent convaincre les sceptiques de l’immigration heureuse, c’est la culpabilité : “nous” devons les accueillir parce “nous” avons fait la guerre dans ces pays ou les avons exploité à l’époque coloniale ou encore aujourd’hui.

Toute la question est de savoir qui est le “nous”.

Pour ce qui est de l’exploitation à l’époque coloniale, elle n’a pas été faite par “nous” mais par nos ancêtres et pas n’importe lesquels : beaucoup de citoyens actuels avaient des ancêtres paysans ou mineurs à cette époque : de quoi sont-ils coupables ? Pour ce qui est de l’action actuelle des “multinationales” dans les pays du Sud, c’est une question plus compliquée, mais de nouveau il y a une question de classe : tout le monde n’est pas actionnaire de ces multinationales. En fait, une bonne partie de la critique classique duc colonialisme et de l’impérialisme, loin de se fonder sur une culpabilisation généralisée des populations des pays du Nord, soulignait combien les politiques impérialistes étaient contraires aux intérêts bien compris de ces populations, ne serait-ce qu’à cause des coûts gigantesques qu’elle entraînent.

Pour ce qui est des guerres récentes, elles sont presque entièrement dues à l’idéologie de l’ingérence humanitaire qui est une idéologie d’élites mondialistes face à laquelle le peuple a en réalité très peu voix au chapitre, tant le discours médiatique est monopolisé par les partisans du mondialisme.

Remarquons au passage la proximité entre le discours d’ouverture des frontières et celui qui justifie les guerres humanitaires. En effet, si les frontières et donc les États nations doivent disparaître, comment assurer un minimum de stabilité dans le monde et éviter la guerre de tous contre tous (ce que les États modernes arrivent plus ou moins à faire) ? En envoyant l’armée américaine bombarder les méchants, pardi ! Et c’est exactement cette “solution” qui a créé la situation catastrophique dans laquelle nous sommes, provoquant un chaos global, qu’une ouverture plus grande des frontières ne ferait qu’aggraver.

On pourrait me rétorquer que mon attitude, comme celle de la majorité de nos concitoyens, est égoïste et indifférente aux souffrances des populations du Sud. Mais des “solutions” qui ne provoqueraient que le chaos et des réactions violentes à leur encontre ne sont pas des solutions mais simplement des proclamations de bonnes intentions et la mise en avant de sa propre supériorité morale supposément internationaliste. La même chose est vraie pour le droit d’ingérence humanitaire, une autre idée “altruiste” et “internationaliste” aux conséquences désastreuses.

Que les principaux problèmes du monde résident dans le Sud, avec la pauvreté qui y règne et les guerres qui y font rage n’est pas contestable. De même, le fait d’être né dans nos pays est immense privilège, uniquement dû aux hasards de la naissance. Mais peut-on suggérer que la seule façon que nous ayons de contribuer un tant soi peu à alléger les misères dans les pays du Sud consiste à revenir aux formules de la vieille gauche, pré-droit-de-l’hommiste : respect de la souveraineté des États, ce qui implique à la fois le rejet des guerres humanitaires et le droit des peuples européens au contrôle de leurs frontières, coexistence pacifique entre systèmes sociaux différents, c’est-à-dire le contraire de l’imposition de la “démocratie” par la force, et coopération entre états souverains.

La proposition d’ouverture maximale des frontières, si elle était réalisée, même en partie, ne ferait qu’aiguiser la haine entre les peuples du Nord et du Sud, haine qui prend déjà des proportions inquiétantes et rendrait cette coopération impossible, ce qui illustre une fois de plus l’adage selon lequel “le mieux est l’ennemi du bien”.

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