LE TRAVAIL SOCIAL DANS LA TOURMENTE

par | BLE, MARS 2017, Social

Mise à mal du devoir de confidentialité au sein des Centres Public d’Action Sociale (CPAS) en Belgique sous prétexte de la lutte contre le terrorisme. Le Délégué Général aux Droits de l’Enfant fortement interpellé au Parlement lors de la présentation de son rapport annuel 2016. Criminalisation des activités des défendeurs des droits de l’Homme un peu partout dans le monde. Diminution parfois importante des moyens alloués au travail social en Europe dans le cadre des mesures d’austérité ces cinq dernières années… Le travail social serait-il dans la tourmente ? Ce vaste champ qui construit la solidarité entre les hommes, le “vivre ensemble” et permet aux hommes de se parler serait-il en voie d’instrumentalisation, voire de récupération ?

Ne nous leurrons pas, de par son histoire et sa spécificité, l’action sociale a  bien  plus  servi  la pérennité des systèmes en place qu’elle ne les a modifiés.

Ce qui fait dire à Robert Castel que : “… par certains aspects les politiques d’insertion ressemblent aux stratégies de moralisation de la classe ouvrière qui ont fleuri au XIXe siècle.[1]

Si le travail social a aidé et assisté, il a également canalisé voire réprimé : “Le travail social est né de l’affrontement de deux classes. Il est le produit de la classe bourgeoise dominante sur le prolétariat. Véhiculé par les idéologies humanistes religieuses, il a permis à la bourgeoisie, sous couvert de charité et de bienfaisance, de détourner le sens profond des revendications légitimes de la classe ouvrière …[2]

LA POLITISATION DU TRAVAIL SOCIAL

Mais l’histoire nous apprend également l’existence d’un courant politique chez les travailleurs sociaux, celui auquel adhèrent majoritairement les travailleurs sociaux de rue par exemple. Il y a, bien sûr, la grande vague de mai 1968 qui laissera immanquablement des traces significatives et profondes pour l’avenir du travail social en général.

Antérieurement, l’histoire du travail social témoigne déjà d’une volonté d’inscrire sa démarche dans une perspective politique. Au milieu des années vingt, deux sociologues, M. Shaw et Mc Kay de Chicago, entreprirent des études sur la criminalité et la délinquance de groupe de jeunes marginalisés.

Ce sont ces recherches qui dégagèrent notamment de nouvelles approches ainsi que des ébauches de conception du travail social avec les groupes marginaux sur leur propre terrain. Une des intentions déclarées était d’établir des relations constructives et solidaires avec les jeunes les plus difficilement accessibles. En découle l’idée centrale, qui conserve par ailleurs toute sa validité, que cet objectif ne peut être atteint que si actions, programmes et impulsions sont portés par les personnes concernées elles-mêmes et/ou par leur milieu.[3]

Quelques années plus tard, Saul Alinsky confirme ces thèses dans son célèbre ouvrage Le manuel de l’animateur social (1976). Lequel reste aujourd’hui une référence pour de nombreux travailleurs sociaux. Le travail social s’est également enrichi de nombreuses autres recherches, écoles et réflexions issues d’horizons divers mais qui toutes témoignent de l’ambivalence et des contradictions du travail social.

Plus récemment en Belgique, dans les années 90, nous retiendrons les tensions nées entre travailleurs sociaux et certains responsables politiques suite à la création des “contrats de sécurité”. Conflit qui fut difficile à gérer dans un premier temps, chaque point de vue excluant l’autre. Ces oppositions, encore d’actualité malgré l’évolution  de ces fameux “contrats”, dépassent les questions de style où les intérêts corporatistes d’acteurs soucieux de sauvegarder leurs privilèges. Il y a bien deux regards sur l’action sociale, deux états d’esprit qui s’affrontent autour d’un concept largement utilisé à toutes les sauces, “la prévention”. Tous les intervenants, quel que soit leur modèle conceptuel d’appartenance (en ce compris les représentants des forces de police et de gendarmerie), prétendent vouloir “en faire” sans pour autant être toujours à même de mettre des mots sur ce que cette prévention recouvre réellement. Le champ de la prévention est en effet particulièrement large et couvre, d’un extrême à l’autre, des formes aussi différentes que les préventions défensive ou offensive.

La première, au nom du droit à la sécurité individuelle de chaque citoyen, tente de protéger la société des diverses nuisances qui peuvent lui être causées par certains groupes pré-stigmatisés. Ce faisant, elle confirme un souci de contrôle et de reproduction automatique d’un ordre social prédéterminé, au regard duquel seules ont droit de cité les initiatives susceptibles de produire à court terme des effets spectaculaires en s’attaquant aux effets des problèmes de société plutôt qu’à leurs causes objectives.

La seconde propose une toute autre lecture de la vie sociale et entend promouvoir l’individu et non pas opter à son égard pour la défensive, en prévision des problèmes qu’il est susceptible de poser à la société. La priorité, sous cet autre regard, est ici donnée à  la lutte contre toutes les exclusions et pour l’égalité des chances, à travers une véritable politique d’aide sociale générale et spécialisée.

Ces dernières années le travail social a connu au moins deux glissements interpellant, l’un vers l’humanitaire et l’autre vers l’activation.

L’HUMANITÉ SOCIAL

Même si l’on a pas beaucoup entendu les travailleurs sociaux sur ce phénomène, ces dernières années, l’Europe et d’autres pays limitrophes ont connu un afflux de migrants issu de zones conflictuelles (Afghanistan, Syrie) ou de zones où les droits des minorités ne sont pas toujours respectés (Serbie, Roumanie…). Des villes comme Bruxelles ont ainsi connu l’impensable il y a vingt ans : des familles entières qui vivent dans la rue parfois au prix d’une vie.[4] Mais les migrants ne sont pas les seuls à se retrouver en rue. La déconstruction progressive et insidieuse du système de protection sociale en Belgique pousse également de plus en plus de jeunes et moins jeunes dans les rues, pas seulement dans les grandes villes. Dans les agglomérations les plus modestes, il n’est dorénavant pas rare de rencontrer une personne sans domicile fixe qui se cherche un abri sous une tribune de foot ou un peu de chaleur dans un patio bancaire. Ces nouvelles réalités ont produit un glissement du travail social vers un travail humanitaire qui se caractérise surtout par la gestion urgente, et à court terme, de la souffrance sociale au détriment souvent d’un travail de fond.

L’ACTIVATION

Les derniers gouvernements belges se sont obstinés à lentement détricoter notre système de protection sociale pourtant reconnu comme un modèle en la matière. La suppression des allocations d’insertion pour une large catégorie de jeunes en est un exemple emblématique. Ce revenu parfois modeste, variant de 300 à 800€ selon l’âge et la situation, a permis à de nombreux jeunes une autonomisation et un début dans le monde du travail ou plus largement dans la société. Cette suppression a des conséquences désastreuses ; de nombreux jeunes n’ont plus aucun revenu

et viennent ainsi grossir les rangs d’une nouvelle catégorie de pauvres, les jeunes.[5] Par ailleurs, de nombreux jeunes coincés chez leur parent se retrouvent  au  cœur de conflits liés à une cohabitation de plus en plus difficile avec le temps qui passe. C’est dans ce contexte que les autorités ont assigné une nouvelle approche pour les travailleurs sociaux, à savoir l’activation. Responsabiliser le jeune face à sa recherche d’emploi, sa formation, son avenir à travers un accompagnement soutenu et contraignant où les aspirations du jeune n’ont plus droit de cité ou si peu, c‘est le principe de base des politiques d’activation. “L’heure est trop grave, seul le résultat compte”. Et ce résultat c’est le chiffre de la baisse du chômage. Certes ne nions pas l’intérêt pour certains jeunes d’être suivis et soutenus mais de plus en plus souvent cet accompagnement est un piège. “Ces politiques “d’activation” sont des politiques d’assujettissement, de désubjectivation : la barque de l’individu défavorisé est chargée de culpabilité par rapport à ce qui lui arrive ; la responsabilité de sa situation lui est imputée, en gommant les causes sociales qui l’ont produite.[6]

Pour ceux qui ne rentrent pas dans ce  vaste plan de l’activation, c’est le décrochage total. On ne compte plus le nombre de jeunes qui n’ont plus droit à rien et qui vivent cette descente aux enfers. De la responsabilisation nous sommes passés à la culpabilisation. Le travail social au service de cette politique de l’activation n’est rien d’autre qu’un retour à l’origine du travail social telle que soulignée par Robert Castel en début d’article. À ceci près qu’il ne s’agit plus de morale bourgeoise mais du modèle du “capitalisme mondial intégré” (Guattari) qui domine largement aujourd’hui partout dans le monde.

De ce modèle dominant découle l’État Social Actif, notamment décrit par Loïc Wacquant : “En tout état de cause, l’organisation des services sociaux vise moins à porter assistance aux familles dans le besoin qu’à minimiser le nombre des ayants-droit afin de réduire des dépenses sociales jugées intolérables par l’électorat blanc majoritaire. A preuve, l’office de l’aide publique de Chicago multiplie les contrôles tatillons, et les procédures bureaucratiques ; il alloue une part de son budget à l’espionnage des assistés dans le but de “pincer” d’éventuels fraudeurs. Numéros verts pour les dénonciations anonymes, appels à la délation dans les journaux, paiement d’informateurs chargés de surveillance rapprochée, visites impromptues au domicile des suspects : tous les moyens sont bons pour dégraisser les effectifs des récipiendaires d’aides. Au point que les habitants du ghetto n’hésitent pas à comparer les services sociaux au KGB.[7]

LE TRAVAIL SOCIAL EN MUTATION ENTRE CONSERVATISME ET MILITANTISME              

Le sort de ces 18-25 ans est actuellement  à l’ordre du jour en Fédération Wallonie-Bruxelles, notamment dans le cadre d’une nouvelle proposition de  code  de  l’Aide  à la jeunesse.[8] Si de nombreux travailleurs sociaux reconnaissent l’urgence à trouver des réponses structurelles et durables pour cette catégorie d’âges, on ne peut qu’être surpris par le fait qu’une partie des fédérations patronales de l’aide à la jeunesse et certains partis politiques se sont opposés à l’élargissement à 25 ans d’une intervention préventive. Pire, la proposition d’un renforcement du volet préventif dans le cadre de l’aide à la jeunesse ne fut finalement accueillie que du bout des lèvres. [9] Si l’on ajoute le peu de concertation des travailleurs sociaux de terrain dans ces prises de position du secteur, le manque de réaction mais aussi la faiblesse des poches de résistance face aux attaques multiples du travail social, l’on peut s’interroger sur la tendance de plus en plus conservatrice de certains secteurs du travail social.

Il y a certes des contre-exemples tels que certains CPAS qui ont entrepris une diversification et un retour à l’essence du travail social avec des missions alliant le logement, l’insertion socioprofessionnelle… dans le souci d’assurer un accompagnement global et respectueux des singularités. Il y a aussi la  création  de  nouveaux  espaces de réflexion et d’interpellation tels que la Fédération Laïque de l’Aide à la jeunesse (FLAJ) ou la Fédération des travailleurs sociaux de rue (Traces de rue). Notons aussi l’excellent travail de réflexion du Comité de vigilance qui rappelle les fondamentaux du travail social.[10] Mais ces initiatives ne doivent pas cacher un recul réel dans le chef des acteurs et des programmes qui instituent le travail social.

En Région bruxelloise, pour ne prendre qu’un exemple, les projets de cohésion sociale ont lentement, mais sûrement, évolué vers une version technocratique de l’action sociale. Ce qui faisait hier sa richesse,  c’est-à-dire la possibilité de créer dans les quartiers de nouveaux espaces de dialogue, de transversalité et de créativité est aujourd’hui cadré dans une série d’actions prédéfinies (école de devoirs, alphabétisation, accueil des primo-arrivants…). Ces tendances à une rationalisation des programmes liés au travail social sont observées dans la plupart des régions du monde s’ils ne sont pas purement et simplement supprimés. Et c’est évidement l’approche sociale d’éducation populaire, collective et communautaire qui est la plus visée.

CONCLUSION

Ce qui se joue plus particulièrement aujourd’hui c’est la reprise en main,  forte  et décomplexée, du travail social en vue de lui (re)donner une vocation de gestion et de contrôle des populations vulnérables considérées comme potentiellement dangereuses si elles en venaient à prendre conscience de leurs infortunes.

Est-ce pour autant la victoire d’un modèle dominant du capitalisme mondial intégré face aux acteurs de la main gauche de l’État ?

De nombreux travailleurs sociaux  rejettent la prétention d’un autre acteur à fixer unilatéralement (et à son profit unique) la forme du développement de notre société. Ces acteurs de terrain, témoins privilégiés des effets pervers du modèle dominant, réclament de participer à la production de ce développement sociétal.

Pour revendiquer une orientation sociétale, un autre modèle de développement de la société, il nous faut construire de nouvelles alliances avec l’ensemble des acteurs de la “main gauche” de l’État comme le suggère Bourdieu. Ceux qui ne sont pas inféodés aux seules lois du marché, la “main droite”.


[1] “L’avènement d’un individualisme négatif”, Magazine littéraire, Juillet – Août 1995, p.21.

[2] J.M. Courtois, “Histoire et développement du travail social”, Champs social, Janvier 1976, n°19, pp. 1519.

[3] “Tout va bien”, Travail de rue en Suisse, 1981-1991, Renato Maurer, INFOPUB 1992.

[4] “De Charybde en Scylla” : itinéraire d’une famille rom de la place Gaucheret à Schaerbeek jusqu’à Belgrade en Serbie” documentaire réalisé par le Délégué Général aux Droits de l’Enfant. http://www.enlignedirecte.be/a-la-une/droits-des- roms-en-serbie/.

[5] “Près de 15 % de la population vit sous le seuil de pauvreté”, Le Soir en ligne, 11 janvier 2012.

[6] Jean Blairon, ““Les 20-25 ans : nouvel enjeu de la prévention spécialisée de l’aide à la jeunesse ?” Analyse de la question du point de vue de l’éducation permanente”, Intermag.be, analyses et études en éducation permanente, RTA asbl, janvier 2017 (www.intermag.be/585).

[7] L. Wacquant, “De l’Amérique comme utopie à l’envers”, La misère du monde, P. Bourdieu (dir.), Seuil, 1993.

[8] http://madrane.be/le-ministre-rachid-madrane-a-presente- son-avant-projet-de-decret-en-aide-a-la-jeunesse/

[9] Jean Blairon, “Avant-projet de réforme du Décret de 1991 organisant l’aide à la jeunesse – Quelle lecture politique ?”, Intermag.be, [en ligne], Analyses et études RTA asbl, novembre 2015, URL : www.intermag.be/533.

[10] www.comitedevigilance.be ; voir aussi p. 46 de ce numéro.

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