DESTITUER LA DETTE POUR CONSTRUIRE LA DÉMOCRATIE

par | BLE, DEC 2019, Economie

Alors qu’elle fait partie de notre quotidien depuis toujours, la dette est devenue un concept abstrait, inaccessible, purement technique et, par conséquent, totalement dépolitisé. Qu’on parle de dette publique ou de dette privée, il semble établi que “une dette ça se rembourse”, point à la ligne. Or, les dettes ont aujourd’hui colonisé chaque recoin de l’économie mondiale. Elles servent de prétexte à des pratiques qui génèrent d’importants bénéfices pour certaines personnes et ont des conséquences dramatiques pour beaucoup d’autres. Il est dès lors fondamental de repolitiser l’enjeu de la dette, d’en questionner la légitimité et de mettre en place des outils qui permettent d’exercer sur elle, ainsi que sur l’ensemble des finances publiques, un réel contrôle citoyen.

Les deux faces de la dette Dans l’imaginaire collectif, la dette fait partie des concepts qui appartiennent à la fois à la réalité concrète et immédiatement tangible du quotidien et à la nébuleuse de notions qui peuplent le langage des “experts”. Ceux-ci nous répètent régulièrement son importance fondamentale dans notre économie, mais n’en rendent pas pour autant son lien avec nos vies plus évident. D’un côté, il y a les dettes auxquelles nous devons faire face tous les jours : les emprunts pour la maison, la voiture, et pour certain.e.s de plus en plus nombreuses.eux, pour pouvoir faire les courses, pour le minerval à payer en plusieurs mensualités, la facture d’abonnement téléphonique, la tournée de bière due après celle offerte par les autres, etc. De l’autre, il y a les dettes dont il est question dans les médias – la dette publique (grecque, belge, ou autre), la “bulle de dettes privées”, les titres (actions, obligations et produits dérivés) en circulation sur “les marchés” et détenus par les hedge funds, banques d’investissement, banques centrales et fonds vautours – et qui semblent au centre des préoccupations des décideurs politiques mais dont personne, en ce compris ces mêmes décideurs politiques, ne semble pouvoir ni vouloir expliquer d’où elles viennent, qui les détient ni pourquoi elles sont dues.

Si, dans son premier aspect, la dette nous apparaît comme un concept évident, c’est parce qu’elle fait partie des sociétés humaines depuis qu’elles existent. Elle précède de très loin la naissance du capitalisme et même l’invention de la monnaie et du commerce. “Si je te donne quelque chose, tu me dois quelque chose en retour” résume le concept de la dette, mais aussi de l’échange lui-même. On pourrait donc dire que la dette peut1 se retrouver à la base même du fait social. Si elle est également devenue un sujet aussi abstrait qu’inaccessible, c’est pour deux raisons. D’abord, parce que d’une pratique quotidienne ancestrale, banale et impliquant clairement un esprit de réciprocité, elle s’est transformée en un outil de domination sociale et de transfert des richesses globalisé. Ensuite, parce qu’elle a colonisé en profondeur chaque recoin de l’économie mondiale.

LA DETTE COMME OUTIL DE DOMINATION ET DE TRANSFERT DES RICHESSES

L’utilisation de la dette comme outil de transfert de richesses et de soumission des classes laborieuses n’est pas une pratique récente. Depuis des siècles, les soubresauts de la démocratie ont régulièrement été liés au niveau d’endettement des populations. Quand celui-ci devenait trop élevé et qu’une partie importante du peuple était réduite à la servitude au profit de quelques créanciers, cela débouchait sur des révoltes et, au final, sur des annulations de dettes, parfois accompagnées de la chute de la hiérarchie sociale en place. Ainsi, ces annulations de dettes périodiques sont inscrites dans de nombreuses cultures comme condition de l’équilibre social et, pendant 4000 ans, en Europe également.2 L’Histoire raconte par exemple que la démocratie athénienne (aussi imparfaite qu’elle fut) naquit, en -594, de manière concomitante à la révolte du peuple de la cité (le “demos”) très largement endetté, contres ses créanciers et à l’interdiction de l’esclavage pour dette (qui réapparut bien sûr par la suite). Les révoltes populaires en cours au Liban, au Chili, au Honduras, en Haïti, au Soudan, en Équateur mais aussi en France et en Belgique avec les gilets jaunes et qui se cristallisent autour du “coût de la vie” trop élevé et le rejet de la classe dominante s’inscrivent manifestement dans cette même lignée.

Quand il commença à s’imposer il y a cinq siècles, le capitalisme sut s’appuyer efficacement sur le système de domination par la dette, au point que ce dernier devint l’un de ses rouages fondamentaux. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, la dette permit le maintien de l’exploitation des populations du Sud par les ex puissances coloniales. Les dettes contractées par les colonisateurs auprès de la Banque Mondiale dès 1950, indispensables aux métropoles européennes pour maximiser l’exploitation de leurs colonies, ont ensuite été transférées aux peuples colonisés au moment de leur accession à l’indépendance. Les nouveaux dirigeants étaient priés d’obtempérer, sous peine de disparition violente (pensons à Patrice Lumumba et à Thomas Sankara). Une indépendance de façade donc, concédée tel un cadeau empoisonné et accompagné d’un transfert de la dette coloniale, opéré sans le consentement des pays concernés.3 Aujourd’hui encore, les grands pays créanciers s’assurent de la sauvegarde de leurs intérêts dans le Sud au sein du “Club de Paris”4 et avec l’appui de la Banque Mondiale et du FMI. Les réformes qu’ils imposent aux pays du Sud en échange de quelques ajustements sur leur dette contraignent ces derniers à libéraliser au maximum leurs économies et à construire celles-ci sur la base d’exportations massives de matières premières, mettant ainsi en péril le cadre de vie et la souveraineté alimentaire des populations locales.

Comme en témoigne l’exemple de la Grèce, ce chantage ne s’applique plus uniquement aux populations du Sud mais également à celles du Nord. Partout, la dette publique est devenue le prétexte n°1 pour imposer la réduction des dépenses publiques (via les privatisations et les partenariats publics-privés), ainsi que la dérégulation des marchés et la “flexibilisation” des normes du travail qui ne bénéficient in fine qu’aux grandes entreprises, au mépris de toute notion d’intérêt général. Les banques elles aussi, sont parmi les grandes bénéficiaires de ces mécanismes. En effet, après avoir vu leurs bilans s’effondrer lors de la crise financière de 2008, leurs dettes ont été transférées aux États, via les différentes phases des sauvetages bancaires et ce sont à nouveau elles qui, aujourd’hui, conditionnent le financement des États aux efforts budgétaires qu’ils fournissent. On assiste donc à une “socialisation des pertes” suivie d’une “privatisation des profits” en trois étapes. (1) La dette privée créée par la spéculation des institutions financières et des grandes entreprises forme une bulle qui finit par leur éclater à la figure. (2) Les ménages et les PME sont les premières victimes alors que les États s’endettent pour sauver les responsables. (3) Une fois que les banques sont sauvées et recommencent à générer du profit, elles sont remises dans les mains des actionnaires privés (les plans qui concernent Belfius en sont un parfait exemple5) et le reste de la population est prié de se serrer la ceinture pour espérer relancer la croissance (c’est-à-dire la productivité des entreprises) au prétexte de sauver l’emploi.

LE RÈGNE DE LA DETTE

Ce schéma de transfert de richesses de la population vers les détenteurs de capitaux via l’endettement n’est donc ni récent ni accidentel, mais la financiarisation de l’économie l’a fortement étendu et renforcé.

La financiarisation du capitalisme implique, par rapport à la phase industrielle qui la précédait6 , un recours généralisé des entreprises mondialisées et des États à l’endettement pour assurer leur financement. Ces dettes – et les produits financiers qui peuvent en être dérivés – étant ensuite massivement achetées et revendues sur ce qu’on appelle “les marchés”. Ce système est hautement instable puisque basé sur des spéculations – parfois contradictoires – et à l’avantage unique et manifeste des détenteurs de capitaux. Les capitaux émis par les très grandes entreprises (leurs actions) sont donc généralement davantage considérés par leurs propriétaires comme des valeurs mobilières (échangeables et valorisables) assorties d’un droit de créance, plutôt que comme des titres de propriété comme c’était le cas avec le capitalisme industriel. Cela signifie, entre autres, qu’ils ne sont pas utilisés pour augmenter la valeur réelle de l’entreprise, mais plutôt pour augmenter à (très) court terme la valeur fictive du titre pour espérer engranger un maximum de profits en le revendant. Bien entendu, cela n’empêche pas les actionnaires d’exiger dans le même temps les plus hauts rendements pour leurs dividendes. À l’évidence, ce type de gestion des grandes entreprises se moque allègrement de son impact sur la société et l’environnement et va totalement à l’encontre de la pérennité même des entreprises, en les conduisant invariablement à mener de nombreuses phases de “restructuration” jusqu’à finalement déposer le bilan, être absorbées par une entreprise plus grande et plus pérenne ou à être emportées par le prochain choc boursier.

Le droit de propriété étant forcément inexistant sur les biens publics, ces derniers sont dès lors, soit purement et simplement détruits pour laisser la place aux grandes entreprises privées7, soit privatisés pour permettre aux détenteurs de capitaux, en plus de retirer les bénéfices réels que pourraient générer ces biens, d’influer sur leur valeur spéculative et ainsi augmenter les profits qu’ils en retireront. Au bout du compte, la privatisation des services publics et leur marchandisation conduisent à une réduction importante de l’accès à ces services et contraignent les ménages à recourir eux-mêmes davantage à l’endettement pour subvenir à leurs besoins fondamentaux ou pour rembourser les dettes qu’ils avaient déjà (tels leurs emprunts hypothécaires). Ces nouvelles dettes (et leurs produits dérivés) gonflent encore le transfert de richesses vers les créanciers et sont, elles aussi, sujettes à leurs jeux spéculatifs. Cette véritable “accumulation par expropriation”8 est bien entendu également alimentée par les injustices fiscales. Enfin, comme dit plus haut, lors des éclatements inévitables et répétés de ces gigantesques bulles de crédits (tel qu’en 2007-2008 et, de plus en plus probablement, dans un futur proche9), la charge des pertes colossales enregistrées par les créanciers est reportée sur les débiteurs.trices, c’est-à-dire sur les États et in fine, sur la population. Ce système d’accaparement massif basé sur la spéculation et la vampirisation des ressources et des produits de l’économie par le capital est par essence anti-démocratique et destructeur des droits sociaux et de l’environnement.

(RE)POLITISER LA DETTE

C’est précisément parce que la dette constitue à ce point un pilier de l’économie capitaliste financiarisée qu’elle est si peu abordée en termes concrets. La dette, comme d’autres institutions sur lesquelles le système politique et économique base sa légitimité, est aujourd’hui instituée comme un état de fait dépolitisé dont on ne débat qu’à propos d’aspects techniques sans aborder sa légitimité. “Une dette ça se rembourse” et point à la ligne. Or, lorsque le mantra a remplacé la réflexion, lorsque l’objet de discussion est devenu un symbole inerte qui se suffit à lui-même et sert à justifier l’injustifiable, le bon sens oblige de le destituer pour le requestionner, le politiser à nouveau et évaluer son fondement. Non, une dette ne se rembourse pas par principe et sous n’importe quelle condition. Encore faut-il, au minimum prouver qu’elle est effectivement due. Et, ensuite, évaluer ce qu’implique son remboursement. Si cela semble couler de source, c’est pourtant au discours inverse auquel la population est confrontée par les créanciers et les États.

Le fait qu’il y ait aujourd’hui une montagne de dettes privées et publiques ne peut rationnellement s’expliquer par le seul fait que “nous” aurions “vécu au dessus de nos moyens”. Ces dettes ont des origines définies et sont détenues par des personnes physiques ou morales identifiables qui en retirent un profit chiffrable. Elles ont été contractées dans des conditions et à des fins dont la légitimité peut être débattue et, qui plus est, servent globalement une fonction précise. Dès lors, une fois ces paramètres questionnés, le bien-fondé de leur remboursement peut et doit également être évalué. La dette n’est pas une question strictement technique ou budgétaire, c’est un enjeu éminemment politique.

AU-DELÀ DE LA DETTE: LA NÉCESSITE D’UNE RÉAPPROPRIATION COLLECTIVE DES FINANCES PUBLIQUES

Quelle prise alors avons-nous sur cet enjeu pour le ramener au centre du débat et en questionner la légitimité ? Et, quand bien même parviendrions-nous à faire entamer ce débat et à destituer symboliquement l’enjeu de la dette, comment pourrions-nous réellement venir à bout de ce système de domination ? Car, s’il est un pilier du capitalisme financiarisé, c’est bien de ce dernier dans son ensemble qu’il faut venir à bout et dont la résistance quand on s’attaque à l’un de ses fondements n’est pas à démontrer.

Bien sûr, il n’y a pas de formule magique ni d’alternative qui tienne d’un bloc. Il y a par contre des outils modestes, souvent fragiles, mais toutefois efficaces et qui se basent sur les principes clés que sont notamment la reconstruction de communautés locales actives et porteuses de débats, la revendication d’accès direct au pouvoir politique et de son contrôle et la construction de contre-discours. L’audit citoyen de la dette en fait partie. Celui-ci consiste à rassembler, principalement à l’échelle locale, mais parfois aussi à des niveaux plus larges, des citoyennes et citoyens qui décident de se réapproprier les comptes publics. Elles et ils exigent des autorités politiques qu’elles leur délivrent les informations nécessaires (et rendues intelligibles) pour analyser l’origine des dettes réclamées à leur commune (ou région, ou État), les conditions dans lesquelles elles ont été contractées, qui les détient et si elles ont profité à l’intérêt général ou non. Il s’agit d’un réel combat, vu d’une part la réticence des autorités à délivrer les informations nécessaires à ce travail (bien que, en Belgique, la loi les y oblige) et d’autre part, la difficulté à mobiliser autour de la question de la dette. Mais lorsqu’ils y parviennent, ces groupes produisent des recherches qui sont parfois en mesure de réellement mettre à mal l’argumentaire défendant la légitimité du remboursement de la dette10.

Puisqu’il ne s’agit pas seulement de susciter le débat, mais de mettre en place de réelles pratiques démocratiques à l’encontre du pouvoir financier et qu’il s’agit de ne pas se limiter à la dette, mais d’initier une réelle réappropriation collective de l’enjeu du financement du bien commun. Il importe de considérer cet outil qu’est l’audit citoyen dans une fonction plus large. Celle d’un réel contrôle citoyen permanent sur les finances publiques dans leur ensemble.11 En ce sens, il s’agit de construire des communautés locales de personnes et d’associations (allant des groupes militants au club de foot local, en passant par les maisons de jeunes) s’alliant pour exercer ce contrôle et pour faire poids ensemble sur les autorités publiques pour rendre ce contrôle effectif. La mise en place d’un système réellement démocratique, instaurant une égalité juridique entre les individus et leur garantissant une réelle liberté passe nécessairement par une refonte radicale du système économique et de son paradigme productif. L’échelon local est à la base de tout changement profond de société qui puisse être réellement démocratique. De plus, en Belgique, 40 % des investissements publics sont portés par les communes. Bien que le niveau de pouvoir soit “à la base”, sa réappropriation aurait des effets conséquents. Si d’autres alternatives sont bien entendu nécessaires aux niveaux de pouvoir supérieurs, pour s’attaquer à l’enjeu de la dette dans une perspective de réappropriation démocratique des finances, c’est par l’échelon local qu’il faut commencer. Le chantier est ouvert.


1“Peut” se retrouver car, bien entendu, l’acte de donner indépendamment de toute réciprocité constitue lui aussi la base de l’acte social.“

2 Voir la présentation “À qui profite la dette” du collectif ACiDe Liège et le livre d’Éric Toussaint, Le Système dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, français, Les Liens qui libèrent, 2017.

3 “Dettes coloniales et réparations”, Trimestriel Les Autres Voix de la Planète, n°76, CADTM, 1er trimestre 2019.

4 Maud Bailly, “ Quel est le rôle du Club de Paris ? ”, CADTM, 2017.

5 Voir le manifeste de la plateforme Belfius est à nous sur http://www.belfiusestanous.be/manifeste/

6 La phase de financiarisation n’étant que la suite logique du même système une fois qu’il se mondialise et qu’il ne rencontre plus d’obstacles à sa circulation.

7 Souvent progressivement, en réduisant de plus en plus leur financement et donc leur efficacité pour au final justifier leur remplacement par des services privés, au prétexte que ces derniers seraient plus performants.

8 Selon l’expression de l’économiste David Harvey.

9 Lire les deux articles d’Eric Toussaint, “Panique à la Réserve Fédérale et retour du Credit Crunch sur un océan de dettes”, CADTM, septembre 2019 et “Retour sur la panique à la Réserve fédérale en septembre 2019 et les solutions à la crise”, CADTM, octobre 2019

10 Le travail du Réseau municipaliste contre la dette illégitime et les coupes budgétaires en est un bon exemple. En Belgique, le travail du groupe local de Liège de la plateforme ACiDe (Audit Citoyen de la Dette) le démontre aussi. Voir la brochure 15 choses que vous devriez savoir sur la dette de Liège sur http://www.auditcitoyen.be

11 Si le mot “réel” est ici utilisé, c’est pour souligner que le modèle“participatif” proposé par certains partis à l’heure actuelle est hautement insuffisant pour prétendre à l’exercice d’une réelle démocratie et pour garantir la sauvegarde de l’intérêt public dans les choix politiques.

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