LES CPAS, BUREAUX DE GESTION DE LA PAUVRETÉ OU BASTION DE PROTECTION ET FORCE DE PROPOSITION POUR UNE SOCIÉTÉ MOINS INÉGALITAIRE ?

par | BLE, MARS 2017, Politique, Social

Depuis 2004, les gouvernements violette et suédoise n’ont cessé de mener une chasse aux chômeurs, un combat idéologique efficace qui sanctionne les personnes vulnérables plutôt que de se donner les moyens d’inclure chacun et de faire évoluer le modèle d’organisation de la société.

En janvier 2015, se déclenchait la déchéance des droits aux allocations de chômage sur  base des études. À ce régime automatique de fin de droit s’ajoutait la dégressivité accélérée et bientôt d’autres restrictions de l’accès et un renforcement des sanctions. Sans détailler les impasses et les itinéraires contraints pour démontrer un droit aux allocations de chômage, en tant que Président de CPAS, je vois toutes nos craintes d’alors se concrétiser dans la vie de femmes et d’hommes qui poussent  la porte de notre institution. Si on en croit les chiffres des CPAS bruxellois agrégés par les services de Brulocalis, l’augmentation des demandes suite à une fin de droit aux allocations d’insertion se poursuit. Seuls 40% du nombre des exclus se sont adressés aux CPAS. En effet, les milliers de personnes exclues de  l’assurance  chômage,  n’ont pas toutes trouvé le chemin de nos CPAS. Par manque d’information ou par découragement de se soumettre à une nouvelle enquête sociale, forcément intrusive. Parce qu’elles anticipent, souvent à raison, qu’elles n’auront pas le droit à un revenu d’intégration au regard des revenus d’un conjoint ou d’un cohabitant. C’est la conséquence de la distorsion entre le statut de cohabitant qui donne droit à des allocations moindres dans le cadre de l’assurance chômage et son usage en CPAS qui tient compte des revenus globalisés du ménage, niant par ce fait l’indépendance de chacun et l’individualisation des droits. Les chiffres ne sont dès lors qu’un reflet lacunaire des difficultés vécues. Le delta entre les exclus et les demandes de revenu d’intégration dans les CPAS sont autant de destins dont les droits sont dissous et l’existence reléguée dans les incertitudes d’une vie dans la pauvreté.

Les conséquences de ce report de la solidarité vers les CPAS sont multiples. Depuis cette institution, dernier filet de protection sociale, on doit poser plusieurs constats aussi dommageables sur les situations des personnes qu’insupportables d’un point de vue idéologique.

Au premier plan, l’exclusion socioéconomique frappe les femmes et les hommes qui se voient déchus de leurs allocations. Dans le cas de la fin de droit, les chômeurs arrivés à l’échéance de leur période d’allocations d’insertion n’en sont que trop rarement informés. L’introduction d’une demande au CPAS se fait alors en urgence, mais rarement assez vite. Comme les autres situations qui imposent une baisse brutale voire une perte totale de revenus, l’exclusion du chômage fragilise terriblement un équilibre déjà précaire. Elle entraine  immanquablement  des reports dans le paiement d’un loyer, dans une dépense de santé, des factures d’énergie ou encore les créances d’un crédit, qui précipitent la personne ou le ménage dans la pauvreté. On le craignait et on le voit aujourd’hui dans les chiffres, les victimes de ces politiques sont très majoritairement des femmes, en particulier de 33 à 50 ans, pénalisées pour n’avoir pas eu de périodes d’emploi assez longues ou à temps complet, soit pour avoir été discriminées déjà sur le marché du travail. La situation des jeunes, qui n’ont plus accès à des allocations d’insertion si les études sont jugées trop longues ou non abouties, est, elle aussi, alarmante. La proportion de jeunes parmi les précaires augmente de façon vertigineuse (près de 75% de demandes des moins de 25 ans en 10 ans à Bruxelles).[1]

Pour les femmes comme pour les jeunes, l’exclusion ou le non accès aux allocations de chômage a des effets dévastateurs fragmentés, qui se répercutent aussi sur les enfants de celles-ci, sur le conjoint de ceux-là… La solidarité familiale dans des milieux sou- vent défavorisés, la faute à la prophétie de Bourdieu sur la reproduction sociale des inégalités, en plus de fragiliser davantage la situation des ménages, peut en outre entraver l’émancipation individuelle de ceux qui en dépendent.

Au second plan, nos institutions sont malmenées par ces logiques d’exclusion. Les travailleurs sociaux ainsi que ceux des services de support doivent faire face à une charge de travail alourdie et rendue plus difficile par des parcours de relégation de plus en plus accablants. Ils soutiennent les tentatives de renouer avec le droit au chômage  quand  c’est  possible et les espoirs fanés de traverser cet épisode de privation qui s’éternise. D’autres changements législatifs (Projet individualisé d’intégration sociale, Service communautaire…) poussent les travailleurs sociaux des CPAS à endosser l’habit du manager de pauvres qui contractualise et sanctionne ceux qui ne se conforment pas à la prescription de l’activation. Notre travail se modifie profondément par de nombreuses évolutions petit à petit concédées à la droite sécuritaire qui voudrait mieux contrôler notre fonctionnement et nos usagers pour faire valoir les principes de la responsabilisation individuelle du sort des exclus. Fondamentalement, le métier d’assistant social se modifie pour mieux vérifier que les gens se conforment vite et bien aux exigences nouvelles d’un marché de l’emploi de plus en plus libéralisé. La concentration des subsides fédéraux et régionaux sur l’insertion socioprofessionnelle impose à tout le secteur social de devenir le bras armé du redressement des exclus. On dicte insidieusement aux CPAS une modification de ses missions. La Loi organique de 1976 garantit à toute per sonne le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine. Aujourd’hui, la conditionnalité de l’aide sociale à des prescrits d’intégration sociale travestit cet élan original. Les organisations de protection sociale tentent tous les jours de préserver leur mission de travail social en protégeant les plus vulnérables. Notre rôle est aussi d’interpeller le politique et l’opinion publique pour reconnaitre la responsabilité collective de la pauvreté et de nous engager dans une remise en question profonde des mécanismes excluants.

Au troisième plan, celui de la politique, c’est l’échelle du principe de  solidarité  qui diminue. De la sécurité sociale sur une base de cotisation fédérale, les anciens chômeurs s’en réfèrent aujourd’hui en bonne partie à l’assiette fiscale locale via le revenu d’intégration octroyé par les CPAS. La conséquence en est fort logiquement une concentration des plus vulnérables dans les communes qui bénéficient déjà le moins de recettes de l’impôt pour faire face à des défis sociaux ou démographiques importants, là où d’autres sont en boni.

Fondamentalement, c’est tout le paradigme de la solidarité envers les personnes précarisées qui bascule vers la responsabilisation individuelle du sort des travailleurs et des travailleuses sans emploi, emportant avec lui toute mobilisation d’envergure pour lui tenir tête. Le manque d’emploi pour tous résulte de la défaillance d’un système d’organisation du travail dépassé, en proie à l’hyperflexibilité comme slogan néolibéral sans contrepartie.

On doit renforcer les CPAS  dans  leur  rôle de bastion de la protection sociale afin d’accompagner les gens dans leur émancipation. En remettant sans relâche à l’ordre du jour l’individualisation des droits, la fin du régime de cohabitant, et
la prise en charge collective de la question de l’insertion sociale et professionnelle et du temps de travail.

Très largement, nos institutions de protection sociale, leurs travailleurs et l’opinion publique doivent se saisir de la question
de notre rôle dans la perpétuation des inégalités et la fabrique de pauvres et réinvestir les champs du débat de société.


[1] Chiffres extraits d’un article du journal Le Soir, “De plus en plus de jeunes font appel au CPAS”, daté du 31 juillet 2015.

Dans la même catégorie

Share This