LA LIBERTÉ N’EST PAS LA LIBERTÉ OU LE CITOYEN FACE À L’ÉTAT À L’ÈRE POST-VÉRITÉ

par | BLE, Démocratie, SEPT 2018

Les fausses nouvelles et le scepticisme face à l’information diffusée par les médias traditionnels font maintenant partie de notre paysage social et politique. Nous sommes à l’ère de la post-vérité. Dans les mots de l’ancienne conseillère du Président Trump, Kellyanne Conway, il est possible de mobiliser des faits alternatifs pour raconter une histoire différente. Dans ceux de Rudolph Giuliani, actuel avocat du Président Trump, “la vérité n’est pas la vérité”. Ce serait plutôt une version particulière de la vérité adoptée par quelqu’un. Ce relativisme et son utilisation politique sont extrêmement préoccupants à plusieurs égards, notamment en ce qui a trait à la liberté individuelle.

Le rapport entre l’information et la liberté a toujours été très intime. Le pouvoir politique a longtemps profité de l’ignorance des populations et de la lenteur de la diffusion des informations pour manipuler les faits de façon à assurer sa position au pouvoir. Or, le contexte actuel, marqué par la rapidité extrême des transmissions d’information et par la décentralisation du pouvoir médiatique, rend à toute fin pratique impossible de dissimuler efficacement des faits à une population. La nouvelle méthode consiste alors à semer un doute sur la crédibilité d’informations et à submerger la place publique d’informations contradictoires, laissant alors le soin aux citoyens de choisir leur version de la vérité. Puisque nous avons tendance à être biaisé en faveur de nouvelles qui sont compatibles avec nos connaissances et nos préférences, cette méthode produit des résultats surprenants.

Par le passé, les gens au pouvoir pouvaient manipuler les faits et limiter la liberté des citoyens grâce à des récits erronés. Par contre, ils appuyaient leurs versions mensongères d’arguments, de preuves, et tentaient de convaincre la population que ce qu’ils disaient était la vérité. Pensons aux fameuses armes de destruction massive en Irak pour demeurer dans le contexte américain. Les Républicains ont menti, et ils ont pris grand soin de faire passer ce mensonge pour la vérité. On a alors justifié l’envoi de troupes au sol, un investissement financier colossal dans un conflit dont les justifications étaient fabriquées de toutes pièces.

Le contexte actuel est différent en ce sens que la stratégie des Républicains ne vise pas à faire passer un mensonge pour la vérité, ils ne font que dire des conneries (bullshit) pour reprendre les mots du philosophe Harry Frankfurt.1 Ils ne se soucient plus de dire la vérité ou de mentir, de défendre leurs mensonges pour essayer de convaincre durablement les citoyens.

Ils disent simplement n’importe quoi qui puisse donner des résultats politiques et ce, sans considération de la vérité. Ils ne s’efforcent pas de proposer des “versions alternatives crédibles” de la vérité et de les défendre. On ne se soucie plus de la valeur de vérité des énoncés, on ne se soucie que de leur utilité politique. Une fois qu’une affirmation a fait le travail, elle devient inutile et on ne prend soin ni de la défendre ni de la faire oublier. Cette approche est extrêmement préoccupante puisqu’elle menace notre capacité d’action collective, c’est-à-dire notre potentiel à produire des biens collectifs et à régler des problèmes de coopération sociale. Elle menace sévèrement notre qualité de vie et notre liberté. L’information dont nous disposons est intimement liée à la liberté dont nous profitons, et à ce que nous adoptions une conception positive ou négative de la liberté.

La liberté négative est définie comme une absence de contraintes arbitraires dans la poursuite de nos objectifs. Toute interférence imposée par l’État, ou par autrui, sans que l’on ait souhaité qu’une telle interférence nous soit imposée, est considérée comme une limite à notre liberté. Nous acceptons plusieurs interférences dans nos sphères de liberté de façon à promouvoir divers objectifs que nous valorisons. Nous acceptons des prélèvements à la source pour épargner, nous confions nos clés de voiture à un ami si nous consommons de l’alcool, nous acceptons de nombreuses lois qui nous empêchent de tuer, de voler, d’abuser d’autrui, de rouler à moto sans casque, ou en voiture sans ceinture de sécurité, etc.

Plusieurs de ces contraintes que nous acceptons visent à rendre possible la production de biens individuels ou collectifs. Des biens collectifs sont des biens qui nécessitent la contribution de tous ou de plusieurs individus pour être produits et qui profitent à tous une fois produits. Ils nécessitent que nous acceptions tous de poursuivre une stratégie commune plutôt que de choisir individuellement une stratégie pour soi. Lorsque nous choisissons de financer collectivement un système de santé ou d’éducation, un parc ou un filet social, et que nous acceptons que l’État ait recours à des prélèvements fiscaux, nous nous engageons à suivre une stratégie collective plutôt que de maintenir la liberté de choisir une stratégie individuelle. Nous limitons notre liberté dans l’attente de bénéfices qui n’auraient autrement pas été disponibles. Nous limitons notre liberté pour créer de nouvelles possibilités, de nouvelles opportunités qui ne sont rendues possibles que par la coopération sociale.

Pour choisir judicieusement les compromis souhaitables entre notre liberté et la poursuite d’autres objectifs, nous devons disposer d’informations pertinentes et de qualité à deux niveaux distincts. D’abord, nous devons avoir des connaissances et de l’information de qualité sur les aspects techniques du projet, sur les données factuelles pertinentes permettant d’évaluer les bénéfices nets que nous pouvons attendre de la réalisation du projet. Ensuite, nous devons avoir de l’information sur les préférences de nos concitoyens, sur leur disposition à contribuer ou non à ce bien collectif.

Si nous ignorons des aspects techniques de certaines situations, nous ne pouvons agir collectivement de façon efficace. Si nous ignorons le processus de réchauffement climatique ou ses conséquences, nous ne pouvons coopérer efficacement pour améliorer la situation. De la même façon, si nous ignorons la disposition de nos concitoyens, nous ne pouvons pas choisir des stratégies d’actions collectives qui répondent à leurs attentes.

Pour définir nos politiques d’immigration, nos politiques environnementales et nos politiques fiscales, nous devons disposer de données pertinentes nous permettant d’anticiper les bénéfices nets de celles-ci. Sans de telles informations, communément partagées et acceptées par une majorité de citoyens informés, il est impossible de mettre en place les conditions de possibilité de l’action rationnelle permettant la production d’un bien collectif désirable.

Lorsque l’on fait croire à une population qu’un État voyou possède des armes de destruction massive ou que le réchauffement climatique est une supercherie, on rend difficile sinon impossible pour cette population de prendre des décisions bénéfiques et efficaces en matière de sécurité et d’environnement. De la même façon, lorsque l’on fait croire à une population que les assistés sociaux sont paresseux et non méritants, ou que les membres d’une minorité ne contribuent pas à leur juste part à l’effort collectif de production de biens collectifs, on rend irrationnel pour les autres de contribuer. Martin Gilens évalue que la réduction du filet social aux ÉtatsUnis est davantage dûe au discours selon lequel les noirs recevraient davantage que leur juste part qu’aux discours économiques conservateurs.2 Personne ne veut être la bonne poire, celui qui contribue pendant que les autres profitent de lui. Sans une certaine confiance dans les informations dont nous disposons, et sans une certaine confiance dans la disposition de nos concitoyens à contribuer de la façon attendue et équitable à la production de biens collectifs, il devient carrément irrationnel de limiter notre liberté afin de participer à la production d’un bien collectif.3

Ces biens collectifs déterminent en grande partie notre qualité de vie. Les institutions que nous avons mises en place, tant au niveau national que global, contribuent à notre bien-être. Les lois contre le plagiat, les assurances collectives comme l’assurance emploi, l’ONU, l’UE ou l’OMC, nous contraignent de différentes façons, mais ces contraintes ne sont pas arbitraires. Nous acceptons ces limites à nos libertés parce que les bénéfices attendus nous semblent plus importants avec que sans la production de ces biens. Mais dès lors que l’on doute du respect de ces lois par autrui, de l’impartialité ou de la capacité de ces institutions à produire les biens désirés, il devient irrationnel de leur maintenir notre appui et de limiter notre liberté. Il devient en fait impossible d’évaluer la désirabilité du compromis entre la perte de liberté individuelle et la production de bénéfices individuels et collectifs. Il devient impossible de discriminer les contraintes arbitraires des contraintes légitimes.

On pourrait être porté à croire que le contexte actuel ne menace pas la liberté, mais plutôt la production de biens collectifs qui compromettent la liberté. Ce serait mal comprendre la nature de la liberté. Les libertariens présentent souvent, à tort, la liberté comme la situation naturelle de l’homme, le contexte par défaut dont il profite en l’absence d’État ou de coopération sociale. Mais la liberté n’est elle-même qu’un bien collectif. La liberté n’existe pas indépendamment de l’État et de la coopération sociale, elle en dépend. La définition de nos droits, les institutions chargées de les faire respecter et de les protéger, de trancher les conflits, sont nécessaires pour que la liberté soit davantage qu’un fantasme originel. Le pouvoir législatif, les cours de justice, les policiers et les pompiers, sont tous nécessaires à la liberté. Or, la production d’un tel bien est radicalement remise en question par l’absence d’une information de qualité partagée dans la population.

Où mettre la limite entre la libre circulation des biens et des individus et la sécurité, quelle quantité de pollution peut-on se permettre de produire, quels prélèvements fiscaux peuvent être justifiés par le financement d’un système d’éducation de qualité ? Notre satisfaction dans ces domaines dépend de la disponibilité d’une information de qualité mais aussi d’une diffusion de celle-ci parmi les membres de nos sociétés. Chaque fois que nous entretenons ou alimentons de fausses nouvelles, sciemment ou non, nous contribuons à effriter les conditions de possibilité de notre liberté et notre capacité d’intervention collective dans des domaines dont dépend notre survie en tant qu’espèce et accessoirement notre niveau de bien-être individuel.


1 Harry Frankfurt. De l’art de dire des conneries, Paris, 10-18, 2006.

2 Martin Gilens. Why Americans Hate Welfare, University of Chicago Press, 2009.

3 David Gauthier. Morale et contrat, Bruxelles, Mardaga, 2000.

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