MALVERSATIONS DE DROITS

par | BLE, Environnement, JUIN 2019

Le manque de gestion de l’état d’urgence climatique et de prise en considération de notre droit à bénéficier d’un environnement sain constitue une sérieuse enfreinte à l’effectivité de nos droits dans ces domaines. Et cela pose un sérieux risque d’effet dévolutif sur plusieurs autres droits fondamentaux, fragilisés par le manque de prise en charge de cet enjeu planétaire. La question écologique constitue un thème important pour le mouvement laïque, car elle a un impact sur nos libertés, nos valeurs démocratiques, le respect de nos droits et de la défense des plus précarisés.

IMAGINEZ… IL EST 6H DU MATlN

Déjà 30° affichés sur les thermomètres bruxellois. La plage est à 10 kilomètres. On piquerait bien une petite tête dans la mer du Nord. Mais de gros nuages gris déchirent le ciel bleu en un laps de temps aussi court que notre pensée estivale. Ces dernières années, la phrase “ ici, on peut vivre quatre saisons en une journée ”, que l’on entendait il y a 20 ans dans des lieux particuliers de la planète, résonne régulièrement sur les lèvres asséchées de nos congénères. Et puis, de toute façon, était-ce une bonne idée que d’aller s’immerger dans notre littoral qui sert désormais de cercueil à feu ces citoyens côtiers qui ont cru de bonne foi que le rehaussement des digues allait sauver la donne ? Les réfugiés climatiques d’Ostende, de Coxyde ou de Nieuport, qui ont été quelque peu plus clairvoyants, ou nantis… ont troqué les inspirants paysages de la Nordzee contre les forêts de pins parasols des Ardennes. Les 826 000 victimes de l’incontrôlable montée des flots n’ont pas eu cette chance. Bien informés ou pas, ils n’avaient de toute façon pas les moyens d’acquérir ne serait-ce que 10 m² à l’intérieur des terres. L’effet d’emballement climatique aurait surpris tout le monde, nous dit-on. Pourtant, cela fait des décennies de publications de rapports du GIEC, plus qu’explicites sur les risques encourus…

SOLIDARITÉ INTER-GÉNÉRATIONNELLE

La concentration en CO2 est si forte ce matin que le gouvernement en a appelé au confinement. Seules les personnes ayant des raisons impératives de sortir peuvent le faire. Le plan oxygène est activé. On va pouvoir ouvrir les aérateurs centralisés. Avec compteur limité pour ceux qui n’ont pas pu payer leur mirobolante facture bien entendu. Ce n’est pas gratuit de produire de l’oxygène ! La télévision ne diffusant strictement que des reality-shows (le moral est assez perturbé pour ne pas encore en remettre une couche avec des émissions sérieuses), restent les écrits… Livres, articles de journaux, vieilles tablettes, héritées d’une autre époque. Intéressant : ici, on peut lire que s’est tenu, début mai 2019, un premier sommet affirmant plus que sérieusement que nous entrions dans la phase d’une sixième extinction des espèces. “ Ce rapport fondamental rappellera à chacun d’entre nous ce constat criant de vérité : les générations actuelles ont la responsabilité de léguer aux générations futures une planète qui n’est pas irrémédiablement endommagée par les activités humaines ”, déclarait alors Audrey Azoulay, directrice générale de l’UNESCO, qui accueillait la réunion dédiée à l’état de la biodiversité de notre planète.

Des mots qui résument les raisons pour lesquelles les problématiques environnementales (climat, perte de biodiversité, pollutions diverses…) doivent constituer une préoccupation pour le mouvement laïque. Il s’agit d’abord d’une question de solidarité, accompagnée d’une responsabilité qu’ont les générations d’adultes actuelles et passées, envers les plus jeunes qui n’ont pas encore accès à l’ensemble des outils démocratiques (le vote en l’occurrence ou le pouvoir de siéger) pour pouvoir peser sur le processus décisionnel. Ils ont néanmoins saisi l’un des outils à leur portée : le droit de manifester, avec beaucoup de détermination et des messages forts. Mais le reste du boulot, c’est à leurs aînés de le faire, à la société civile et à nos élus !

Les revendications des jeunes et de leurs sympathisants de tous bords, au-delà de porter uniquement sur le climat et l’environnement, ruissellent sur d’autres sphères. Il est évident que le fait de ne pas respecter notre droit à vivre dans un environnement sain et viable risque fortement d’avoir rapidement un effet dévolutif sur l’ensemble de nos droits fondamentaux et de les affaiblir à forte dose. D’ailleurs, le lien intrinsèque entre respect et qualité de l’environnement et droits fondamentaux est reconnu par les Nations Unies depuis la fin des années 60. La Charte mondiale de la nature, proclamée le 28 octobre 1982, reconnaît par exemple l’importance suprême “ de la protection des systèmes naturels, du maintien de l’équilibre et de la qualité de la nature et de la conservation des ressources naturelles, dans l’intérêt des générations présentes et à venir ”. Ce texte reconnaîssait déjà le principe de solidarité inter-générationnel et accordait de la valeur au maintien des écosystèmes. L’ONU se dit alors également persuadée que “ La dégradation des systèmes naturels qui résulte d’une consommation excessive et de l’abus des ressources naturelles, ainsi que de l’incapacité d’instaurer, parmi les peuples et les États, un ordre économique approprié, conduit à l’effondrement des structures économiques, sociales et politiques de la civilisation ”. On n’aurait pas un peu laissé traîner les choses ?

EFFETS DÉVOLUTIFS

Commençons par la hausse des températures, puisque l’attention s’est plus particulièrement focalisée sur le climat ces derniers temps. Si nous n’arrivons pas à canaliser le phénomène, cela entraînera des effets en cascade : augmentation des gaz à effet de serre (GES), apparition d’une atmosphère étuve, donc irrespirable, avec un nouvel impact sur l’élévation des températures, des perturbations météo (pluies abondantes versus sécheresse) ayant un impact direct sur le bien-être et la sécurité des citoyens. La plupart des habitations ne sont pas conçues pour faire face au déchaînement des éléments. Par ailleurs, le climat a déjà aujourd’hui, dans certaines parties du globe, un impact réel sur les cultures et donc sur notre droit à bénéficier d’une nourriture saine et accessible. Des températures très élevées ou de trop fortes précipitations ont un impact désastreux sur les terres arables qui sont ici lessivées, là perdent en qualité nutritionnelle ou sont complètement asséchées. Et lorsque les terres souffrent, il en est forcément de même pour les populations. N’oublions pas l’effet dramatique qu’a eu la canicule de 2003 en Europe, avec 70 000 personnes décédées en 15 jours.

Un air irrespirable, car trop chargé en GES est également synonyme de pollution, dont l’on sait qu’elle provoque des décès précoces, de l’ordre de 7 millions de personnes par an dans le monde, selon l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé). Impossible de respirer et de vivre correctement avec un taux de CO2 élevé, et à ce sujet, la prise de conscience de la gravité de la situation à laquelle nous pourrions faire face, semble très sous-estimée. En cause : l’impossibilité de se débarrasser du CO2 qui s’accumule dans l’atmosphère au fil des décennies. “ C’est un polluant de stock. Entre 15 et 40 % du CO2 que l’on émet aujourd’hui sera encore là dans 1000 ans ! ”, épingle le climatologue Jean-Pascal van Ypersele.[1] À moins de trouver une technique d’aspiration vers l’espace ou ailleurs pour évacuer le surplus, on comprend la catastrophe devant laquelle nous risquons de nous retrouver si un plan d’action n’est pas adopté pour réduire les émissions. D’autant que des chercheurs ont récemment révélé que la concentration de CO2 dans l’atmosphère est tenue comme le principal responsable du réchauffement climatique et qu’il est au plus haut depuis 3 millions d’années…[2]

DROITS DE PREMIÈRE LIGNE MENACÉS

Conjointement à ces problématiques, différents schémas relatifs aux bouleversements climatiques prévoient encore une hausse des océans, menaçant les nombreuses populations qui habitent les régions côtières. Un paquet de gens, puisque les scientifiques évoquent quelque 100 millions de personnes dans le monde, pourrait être impacté ! Dont nos compatriotes du Nord. Là encore, les schémas diffèrent en fonction de la hausse des températures. Mais certaines prévisions sont préoccupantes. Si l’augmentation de la température globale venait à dépasser les 4°C d’ici 2100, le scénario le plus extrême envisagé dans le rapport Climate Central, le niveau marin pourrait progresser d’un mètre et menacer 1,8 million de citoyens flamands jusque Alost… Il s’agit ici d’une projection pessimiste, mais que d’aucuns n’oseraient écarter. “ Quand nous avons publié ces cartes il y a quelques années, avec notamment 8 mètres d’élévation de la mer d’ici l’an 3000, qui montrent que presque un tiers du territoire flamand et 13 % du territoire belge, seraient sous eau, à moins d’efforts de protection supplémentaire, beaucoup de gens nous ont dit : l’an 3000, c’est très loin. Ce à quoi je répondais : on a quand même fêté le millième anniversaire d’un certain nombre de villes en Belgique, dont Bruxelles. Et donc, 1000 ans, je crois que c’est encore une échelle humaine. Mais tous ces articles publiés au cours des 5 dernières années montrent que l’élévation du niveau des mers risque de se produire beaucoup plus vite que ce que l’on pensait quand on a publié ces cartes. On pourrait très bien arriver à 5 mètres dans les 300 ans qui viennent, si pas avant, notamment parce que les calottes glaciaires sont en train de fondre de manière accélérée ”, explique le climatologue. Outre la conséquence sur les zones d’habitats et la création de réfugiés climatiques, nationaux également, la montée de la mer, donc d’eau salée au cœur des terres, aurait également d’autres effets collatéraux. Parmi ceux-ci : l’intrusion de cette eau dans les nappes aquifères et donc un impact sur les réserves d’eau potable. Mais aussi sur l’agriculture, puisque l’on ne peut cultiver de fruits et légumes avec de l’eau salée. Donc là encore, l’effet dévolutif du non-respect de notre droit à vivre dans un environnement sain et viable aurait un effet sur le droit à accéder à une eau potable et sur la production alimentaire. Mais également sur l’accès au logement, car priver massivement des citoyens — tant en Belgique qu’à travers le monde — de leurs habitations côtières, cela induit une multiplication des réfugiés climatiques.

Last but not least, les menaces pesant sur la biodiversité et le manque de mesures protectionnelles envers l’environnement pourraient, selon certains, figurer un jour au rang de crime contre l’environnement. Nous n’avons pas de place pour nous étendre sur ce sujet dans le présent article, mais là encore, les éventuelles répercussions sur les humains et sur une série de leurs droits fondamentaux sont établies.

RÉPERCUSSIONS SUR NOS DÉMOCRATIES ET LIBERTÉS

Si cette déliquescence de notre environnement s’accélère, avec les effets collatéraux décrits ci-dessus, il est aussi à craindre que nos modèles de société démocratiques en pâtissent fortement. Les réponses politiques et les adaptations des populations face aux urgences vitales ne vont pas toujours dans le sens de la solidarité, du respect de la différence, des libertés de chacun. Raison pour laquelle le temps de l’action se résume à une seule proposition : maintenant ! Aujourd’hui, il est encore possible d’activer les leviers de solidarité et de faire appel à l’intelligence collective, aux principes de bien commun, de responsabilisation de chacun, pour apporter des solutions à cette problématique. Et la laïcité a un rôle à jouer à ce niveau, puisqu’il s’agit de défendre et d’actionner les valeurs qui lui sont chères. Outre les guerres qui peuvent découler de l’inaction et de l’aggravation de la situation, l’on peut également craindre l’imposition de mesures unilatérales pour devoir faire face à l’urgence, une fois entrés dans cette période. Et donc, d’un impact sur nos libertés ! Malheureusement, à ce stade, les États ne semblent pas s’être préparés à ces scénarios. Un rapport rédigé par des sénateurs français indiquait en mai dernier que la France n’est pas préparée au “ choc climatique ” qu’elle subira d’ici à 2050. Les politiques d’adaptation constituant un “ enjeu à la fois urgent et majeur ”. Car, rappelle le rapport, “ le réchauffement climatique et ses stigmates sont déjà là, transforment la géographie physique et humaine de la France et font peser sur nos existences des contraintes et des risques tangibles ”, pouvait-on lire dans Le Monde à ce sujet.[3] Outre l’interpellation politique, la laïcité organisée a aussi une mission d’éducation permanente à mener envers ses publics et notamment les plus fragilisés, dont l’on sait déjà pertinemment qu’ils seront les plus impactés par ces bouleversements environnementaux. Car, au bout du compte, ce sont les plus jeunes, les plus pauvres, les plus faibles en somme, qui courent le risque d’être frontalement touchés par ces problèmes.

UN CHOIX DE SOCIÉTÉ, UN CHOIX D’AVENIR

Terminons peut-être cette analyse par le choix de société dans laquelle nous souhaitons vivre. Depuis la révolution industrielle et l’entrée dans l’ère productiviste, la vie de la plupart des êtres humains de cette planète est axée sur le travail, en vue de produire des biens de consommation à outrance ou des services connexes. Cette organisation de nos sociétés, basée sur une économie dont l’axe premier est celui de la croissance, ne donne finalement que peu de choix à l’être pensant que nous sommes et au développement des multiples facettes que nous possédons pour nous réaliser et d’ainsi choisir notre destin en pleine conscience. Pour la majorité de la population mondiale, l’objectif numéro un est de trouver un emploi stable, pour assurer sa (sur)vie. Outre certains domaines d’activités spécifiques, ces emplois se situent précisément au sein de l’économie productiviste. Celles et ceux qui souhaitent se soustraire à ce schéma fortement prédestiné, devant accumuler une série de “ qualités ” pour y parvenir : posséder un capital financier familial permettant de ne pas passer par la case travail, opter pour le modèle décroissant avec la panoplie de compromis qui va avec et le risque réel de pauvreté si tous les paramètres ne sont pas maîtrisés ou opter pour des secteurs professionnels non-marchands, qui même s’ils semblent a priori plus enviables, ne constituent pas automatiquement une voie royale vers l’épanouissement, faute de moyens, de qualifications pour y accéder, de bonne gouvernance, etc. Quoi qu’il en soit, tous ces schémas demeurent basés — de près ou de loin — sur le modèle néo-libéral, dont seul le niveau de mimétisme ou d’acclimatation varie.


[1] In Espace de libertés, dossier “ Environnement en danger, droits bafoués ”, Juin 2018 lignes de démarcation, nous nous inspirons grandement de l’étude du Ciré de décembre 2017 : “Bilan de la politique d’asile et de migration menée par le Gouvernement fédéral et le Secrétaire d’État à l’Asile et la Migration. Octobre 2014 – juin 2017” (www.cire.be rubrique “publications”).

[2]   In Le Soir, Le CO2 dans l’atmosphère au plus haut depuis 3 millions d’années, le 6 avril 2019.

[3] In Le Monde, La France n’est pas préparée au “choc climatique” qu’elle subira d’ici à 2050, le 16 mai 2019.

Dans la même catégorie

Share This