INTERVIEW : RADIOGRAPHIE DU SECTEUR SOCIAL BRUXELLOIS [1]

par | BLE, JUIN 2021, Social

Entretien avec Jacques MORIAU, Chargé de recherches au CBCS (Le Conseil bruxellois de coordination sociopolitique)

Le secteur social bruxellois est traversé par un sentiment d’impuissance parmi ses artisans. Fin observateur du secteur depuis longtemps, Jacques Moriau nous dresse un portrait de celui-ci afin d’analyser, sans complaisance, le contexte d’action que nous partageons toutes et tous. Radiographie d’un secteur qui fait face à des mutations, afin de poser le juste diagnostic et se questionner sur l’avenir.

JFG (Jean-François Grégoire) : Quels impacts concrets ont eu la 6e réforme de l’État belge et l’adoption du Code des sociétés et des associations sur le secteur associatif bruxellois ?

JM (Jacques Moriau) : Le Code des sociétés est très récent, donc ce sont surtout des inquiétudes. La plus grande inquiétude que j’ai à propos du Code des sociétés, c’est la dissolution de l’idée associative. Enlever du paysage une forme d’organisation spécifique, avec son histoire, fruit de luttes qui ont mené l’État à reconnaître la capacité et le droit des citoyens à s’associer autour d’objets sociaux particuliers. Au moins symboliquement, c’est une avancée du capitalisme, du libéralisme, au sens où le droit de s’associer se calque sur le mode de l’entreprise, avec tout ce que cela implique, comme l’idée de s’enrichir et tout l’écosystème qui l’accompagne, alors que l’associatif a des motivations complètement différentes, des convictions. Alors que l’associatif c’est, en fait, être concerné par une ou des causes.

L’autre chose importante dans le Code des sociétés, c’est de permettre au privé de s’immiscer dans les appels à projet et ainsi de concurrencer les associations. On a eu un cas récent avec un appel à projet, par un commanditaire public, où une association avait monté un bon projet et, parmi les critères de sélection le prix est très important. Au final, c’est une grosse entreprise de consultance qui a eu le projet avec un prix défiant toute concurrence. Ils cassaient le marché en fait, avec de l’argent fait sur d’autres marchés. À terme les pratiques prédatrices des entreprises privées peuvent casser le marché et couper l’herbe sous le pied aux associations. Les objectifs et les pratiques sont fort différents et cela contribue à la dissolution de la particularité du secteur associatif. Ce n’est pas du fait de l’introduction du Code des sociétés en soi, mais plutôt la logique de concurrence et l’emphase sur le prix qui permettent aux entreprises jouissant de moyens disproportionnés de “tuer le marché”.

JFG : Le Code des sociétés permet désormais aux associations de financer leur objet social avec des activités de nature marchande, on peut donc envisager que les associations pourraient avoir recours à cette solution pour pouvoir soumettre des projets à prix toujours plus bas ?

JM : Oui, c’est un truc qui tire vers le bas et qui transforme les raisons-mêmes du pourquoi tu fais ce que tu fais. Cela a une influence sur tes motivations. Tu deviens une espèce de consultance. À la base, on s’associe autour de valeurs. Moi c’est ça qui m’inquiète. Mais ce n’est qu’une inquiétude, on n’est qu’au début.

JFG : Et pour ce qui en est de la 6e réforme de l’État ?

JM : Pour ce qui est de la 6e réforme de l’État, cela a eu des effets très importants. Le principal, c’est l’affirmation du fait que la Région bruxelloise est une Région, une entité fédérée à part entière, dont découle plusieurs conséquences. La création d’Iris Care, le transfert très important en termes de budget et de compétences, de capacité administrative à la COCOM (notamment avec la réforme des allocations familiales), etc. Puis, la création de nouveaux outils qui sont des nouvelles agences, peu connues du public, comme Bruss’help pour les sans-abris, d’autres en santé et le regroupement de toutes les capacités de gestion territoriale dans perspectives.brussels.

Cela a des effets sur le secteur associatif. On considère notre travail à l’échelle régionale et non plus à l’échelle communautaire. Il y a un certain détachement de la COCOF, ce qui est problématique puisqu’il s’agit d’un organe subsidiant majeur. Les nouveaux organismes réfléchissent à une cartographie des services à l’échelle de la Région, afin d’organiser les services et l’allocation des besoins sur le territoire. Il y a un certain décalage entre l’échelle du pouvoir subsidiant et l’échelle géopolitique à laquelle pense le secteur entre associations.

Cela dit, les changements créent, ou recréent, une dynamique de propositions de l’associatif, ce qui est positif. Nous avons une vision politique commune qui va nous servir à aller vers des propositions concertées et concrètes. L’implication des fédérations de services dans des groupes de réflexion centrés sur le niveau régional mène aussi à un déplacement important d’initiatives pensées à une échelle très locale, dans les communes, vers une mise en commun des connaissances à l’échelle de la Région.

Les moyens sont stables, mais les besoins explosent. Il faut donc une meilleure répartition des moyens pour faire plus avec les moyens que nous avons. C’est positif que le secteur ait pu se mettre d’accord sur ce constat, car maintenant le secteur peut s’accorder et donc avoir un dialogue plus constructif avec les décideurs politiques. Ce n’est pas gagné, mais il y a un partage des constats et des conséquences et on avance pas à pas et je crois qu’on avance dans la bonne direction. Nous avons maintenant des références communes qui nous permettent de nous poser les bonnes questions pour avancer.

JFG : Selon le portrait du secteur que vous voyez aujourd’hui, quel diagnostic pouvez-vous faire du sentiment d’impuissance vécu par les travailleuses et travailleurs sociaux, qui plus est, après plus d’un an de crise sanitaire ?

JM : Il y a deux choses à différencier, c’est d’abord le sentiment d’impuissance qui était présent avant la crise sanitaire. Cela découle du fait qu’on ne voit pas d’amélioration générale. Les travailleurs sociaux sont toujours dans un travail de réparation, mais on ne peut pas agir sur les causes des problèmes ou s’attaquer à des secteurs, comme le sans-abrisme, avec des vraies stratégies “radicales”. Nous n’avons jamais de grandes victoires. C’est structurel : nous n’arrivons pas à résoudre des problèmes, car il y a un manque de moyens. Le secteur n’est pas là pour résoudre les problèmes, il est là pour agir à la marge et les empêcher de prendre trop de place dans le fonctionnement général de la société. Le problème du sentiment structurel d’impuissance vient de là : nous ne pouvons pas régler les problèmes ! Ce qui affecte l’ethos des travaux sociaux et la vision qu’ils ont d’eux-mêmes. Si on ajoute à cela la représentation politique, et l’instrumentalisation politique, du travail social. C’est ce qu’on essaie de faire à travers des initiatives comme l’École de Transformation Sociale(ÉTS) : politiser le secteur social, en sensibilisant les travailleurs et en visant à orienter la réflexion sur les pratiques d’intervention, sur les causes des problèmes sociaux plutôt que sur les effets.

Alors, ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas y arriver, mais cela passe par une transformation de cet ethos des travailleurs sociaux. C’est-à-dire par une transformation de l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes et du travail qu’ils ont à accomplir. Et cette transformation, je pense, c’est l’éternel truc de la politisation du travail social. Il faut faire passer l’idée qu’ “on n’est pas les travailleurs sociaux comme on les a créés fin 19e ou début 20e. Si on est des travailleurs sociaux, on est des travailleurs politiques. On se bat pour une transformation de la société. C’est ce qu’on essaie de mettre en place avec l’ÉTS et une série d’outils, par lesquelles on essaie de rendre le travail social politique, c’est-à-dire avec des idéaux, mais aussi des objectifs politiques, avec une lecture des causes des problèmes sociaux et, justement, avec une volonté d’agir sur les causes et pas sur les effets. C’est tout un travail !

Avec la crise sanitaire, où là c’est conjoncturel, il y a un grand sentiment de culpabilité qui est dur à vivre car il n’est pas politique, il est vécu subjectivement par les artisans du secteur. La connaissance des problèmes sociaux par les travailleurs amplifie cela, car les problèmes sanitaires occultent ces problèmes auxquels eux sont sensibles et dont ils se sentent responsables.

La gestion de la crise Covid a atomisé les services et les travailleurs se sont atomisés entre eux à travers les secteurs. Les formes de collectifs ont disparu, ce qui enlève l’aspect “social” au secteur social. Les associations se sont tournées vers des modes d’opération plus verticale, ce qui a aussi contribué à exacerber le sentiment d’impuissance des travailleuses et travailleurs.

Le principe de justice a perdu sa place, car il était difficile de pouvoir avoir une vue d’ensemble, on a géré au cas par cas, sans vision globale et en perdant de vue la conception du travail social et des personnes qui s’y impliquent. Cela est dû aux décisions politiques et à l’absence d’espaces de concertation. En d’autres mots, la perte du collectif s’est traduite aussi par une atomisation des actes, ce qui ne permet pas de comparer les situations et de parler de ce qu’on fait entre nous. Or, c’est justement cet aspect social du travail social qui donne sens à ce qu’on fait et qui permet de créer et de collectiviser des savoirs. On peut espérer que les choses reprennent autrement maintenant.

Un des constats partagés par les travailleurs sociaux est que le travail à distance est très dommageable tant pour eux que pour les usagers. Il y a beaucoup de choses qui sont empêchées. Il y aura donc une forte résistance à la digitalisation du travail social. Si on avait gagné que ça, ce serait déjà pas mal.

JFG : Est-ce que les initiatives de croisement des savoirs, comme avec le CREBIS, représentent une avenue pour orienter l’organisation d’actions collectives ou “communautaires” (au sens où l’entend son parrain québécois, le CREMIS) ?

JM : Une avenue, sûrement pas. Peut-être un petit sentier ! Je suis convaincu, personnellement, que le travail social n’est possible qu’à un niveau collectif, encore plus à un niveau communautaire ; disposer d’outils qui peuvent faire émerger la parole et les volontés des publics concernés est indispensable. Mais nous n’en sommes vraiment qu’au début. Il reste énormément de travail à accomplir pour y arriver. C’est vraiment juste le début et ce n’est pas le CREBIS tout seul qui y arrivera. On a besoin de plusieurs initiatives pour arriver à rendre le travail “vraiment” communautaire, plus évident aux yeux des financeurs, des travailleurs eux-mêmes, des usagers et que tous puissent percevoir leur intérêt… C’est parce qu’on y croit qu’on l’a mis en place. Le modèle québécois du CREMIS nous parle beaucoup et il y a une vraie volonté de réorienter les choses avec des aspects plus communautaire, au sens où ce n’est pas au travail social de produire du lien, c’est à la communauté elle-même.

La question de la participation est au cœur du CREBIS, mais nous avons encore très peu de moyens et de dispositifs qui rendent cela possible. La question de la démocratisation des services est très compliquée. C’est toujours le problème de la politisation du travail social.

JFG : Quel travail faites-vous au Conseil Bruxellois de Coordination Sociopolitique (CBCS) , notamment comme acteur de soutien, en seconde ligne du travail social-santé ?

JM : L’objet principal d’être dans le secteur social-santé est de favoriser l’intersectorialité dans le secteur. Notre travail est de favoriser au maximum la collaboration de tous les services et de veiller à ce que leur conjonction produise plus que ce qui ne serait possible de façon isolée. Il s’agit de promouvoir une approche intégrée, en s’intéressant aussi bien aux aspects sociaux qu’aux aspects santé des situations. La question sociale est aussi socio-politique ou socio-économique et, donc, il y a la question de la (re)distribution structurelle des ressources, et ce que cela a comme conséquences sur la santé. Nous essayons de faire le pont entre les questions sociales et celles liées à la santé, mais aussi de faire un pont entre les travailleurs du secteur afin de promouvoir une offre de service intégrée pour tous les Bruxellois.

Et donc, de fait, c’est un travail socio-politique. C’est vraiment là que ça se joue. Proposer une lecture de la situation et la meilleure façon d’y apporter des réponses à partir de valeurs partagées, que nous défendons. C’est pour cela qu’il est important que les enjeux soient dans les mains des associations.

JFG : Le décret devant réformer le système régional d’agrément et de financement de la cohésion sociale tarde à être mis en application. Pour combien de temps encore sommes-nous condamnés à la reproduction des modes actuels de financement des projets ?

JM : Normalement, ce sera jusqu’au 1er janvier 2023. Les négociations auront lieu maintenant pour les budgets. C’est de la pure négociation politique car tout le monde voudrait plus que ce qui est disponible.

Le secteur de la cohésion n’est pas là pour faire vraiment de la cohésion, il est là pour agir à la marge (même chose que pour le secteur social, évoqué plus haut). Historiquement, c’est lié aux premières tensions urbaines des années ‘90 mais, depuis, la notion de cohésion sociale n’a pas pris beaucoup de consistance. Ces questions sont aussi socio-politiques et socio-économiques, on est tous dans le même bateau.

JFG : Vous vous êtes aussi intéressé à la normalisation du statut ACS (agent contractuel subventionné) dans le secteur social, quels impacts observez-vous sur les personnes concernées et sur l’organisation du travail social ?

JM : Il faut faire un petit détour historique pour bien comprendre cette question. Historiquement, le statut ACS n’était pas pensé pour le secteur social, c’était un dispositif d’activation des chômeurs. Au fur et à mesure, il y a eu une transformation de fait puisque le statut ACS crée maintenant des emplois à durée indéterminée dans le secteur associatif et culturel. Dans les faits, cela devient un mécanisme de financement du secteur social. Donc, tout n’est pas noir. On a bien vu, par certaines études, notamment sous le Ministre Gosuin durant la précédente législature, parfois par l’absurde, que le secteur social (social-santé, culturel) a besoin de cela pour assurer ses missions. Et il le fait bien ! Cela permet de structurer le secteur et de pérenniser, en l’état, des emplois et l’organisation du travail social.

Le financement structurel à long terme est rare dans le secteur social. Les ACS ont donc objectivement une meilleure protection d’emploi en quelque sorte.

Ce n’est pas donc un problème en soi. Ce n’est certainement pas scandaleux. C’est un détournement de l’outil, mais ça reste un financement du secteur dont on serait bien mal de devoir se passer. Ce serait très compliqué de faire sans cela. Toucher à l’équilibre actuel est impossible. Peut-être que des nouveaux statuts seront créés, comme des ACS à durée déterminée pour se rapprocher de l’objectif initial de remise à l’emploi. Pour les autres, on n’y touchera pas avant un petit temps.

JFG : Le sentiment d’impuissance, la “souffrance éthique”, vécus par les travailleuses et les travailleurs du secteur
social rend ce type de carrière moins attrayant pour les jeunes. Quelles perspectives d’avenir est-il possible de présenter aux jeunes adultes qui voudraient s’investir dans le travail social ?

JM : C’est certainement une question dont on devrait se préoccuper davantage au sein même du secteur. Le renouvellement devrait se penser avec les écoles de travail social. La question de la politisation du travail social et la question des objectifs et tout ce qui en découle, en termes de résultats par exemple, tout doit être repensé. Cela renvoie aussi à la question du travail social en lui-même, de savoir si le travail qui est mené pour qu’une société fonctionne, y compris en ses marges, ne doit pas être quelque chose d’un peu plus diffus, partagé, quelque chose qui est mieux intégré par tous, et pas nécessairement une spécialisation. L’horizon devrait être de réduire les marges pour réduire la nécessité du travail social. Continuer vers la spécialisation d’intervention est la voie vers laquelle on va et ce n’est pas la bonne voie à prendre.

Mais c’est effectivement une question en soi et qui n’a pas été assez travaillée. Il faudrait décloisonner et connecter les différentes branches du social, écoles et transformation, rendre plus public et plus partagé. Mais c’est un chantier énorme. Ce n’est pas gagné !


[1] À noter que les questions sont le fruit d’un travail intersectoriel au sein de notre institution.

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