Entretien avec Simon PERSICO, professeur de Science Politique à l’université Grenoble Alpes et membre du laboratoire PACTE
Décembre 2018 : au plus fort de la mobilisation des Gilets Jaunes en France, une équipe de chercheurs de Science Po Grenoble et du laboratoire PACTE a mené une enquête quantitative1 dans plus de 300 groupes Facebook de Gilets Jaunes pour comprendre leurs origines et leurs revendications, loin des clichés.
ED : Quels étaient les objectifs initiaux de l’enquête que vous avez menée ?
SP : Le but était d’avoir une image assez fidèle de qui étaient les Gilets Jaunes, politiquement et sociologiquement. Dans les premiers mois du mouvement, on entendait tout et son contraire : ils auraient été apolitiques, ou d’extrême-droite, tous pauvres, ou tous en 4×4… Beaucoup de textes sur le mouvement, certes très intéressants, relevaient d’une forme de spéculation et le niveau d’information était très faible. Nous étions donc surtout dans une démarche quasi “photographique”, qui sera ensuite suivie d’interprétations.
ED : Comment a émergé l’idée de réaliser cette grande enquête quantitative sur les Gilets Jaunes en France ?
SP : Dans notre laboratoire, nous avons une culture de l’enquête par sondages et plusieurs collègues s’intéressaient au bien-fondé d’utiliser les questionnaires pour enquêter sur les mouvements sociaux. Cette méthode permet de comparer les résultats obtenus auprès des populations mobilisées à ceux obtenus à travers d’autres études, des grandes enquêtes internationales ou des enquêtes ayant lieu au moment des élections, pour la population dans son ensemble. Plusieurs autres groupes de recherche en France ont travaillé sur les Gilets Jaunes dès les débuts du mouvement : le premier, à Bordeaux, plutôt dans une démarche qualitative et qui a fait aussi passer des questionnaires lors des mobilisations ; le deuxième, à Lille, a analysé les prises de position des Gilets Jaunes sur Internet.
Un des doctorants de notre laboratoire, Tristan Guerra, a commencé à élaborer un questionnaire à destination des Gilets Jaunes à partir de la fin du mois de novembre 2018 en se basant sur des questions déjà utilisées pour des grandes enquêtes nationales (ce qui permet la comparaison) ; il a ensuite diffusé ce questionnaire aux groupes Gilets Jaunes actifs sur Facebook : tous les groupes nationaux (une vingtaine) et les deux plus gros groupes de chaque département. Comme Facebook est le réseau par lequel s’est faite la mobilisation, cela nous semblait tout à fait logique de passer par là pour recueillir les avis.
Dans un contexte de mobilisation assez critique à l’égard des élites, il a fallu montrer patte blanche ; nous avons dû répondre à certaines critiques et peurs, sur l’hébergement du site, sur la confidentialité, mais nous avions été très rigoureux là-dessus et cela s’est bien passé. A tel point que, au moment d’écrire l’article dans Le Monde en janvier 2019 2, nous avions 1 400 répondants, puis plus 4 000 au moment où nous avons décidé d’arrêter la collecte.
Cet échantillon est de très bonne qualité mais il faut rappeler qu’il ne sera jamais représentatif au sens statistique du terme, car personne ne sait quelle est la population totale des Gilets Jaunes. Nous avons cependant été rassurés par l’absence de biais géographiques : nous avons par exemple une forte réponse dans les zones les plus mobilisées comme Toulouse. De par le nombre important de répondants et notre méthode de collecte, nous pouvons donc donner des informations qui s’approchent autant que possible de la réalité.
ED : Que peut-on déduire de cette étude concernant la sociologie du mouvement et l’orientation politique des Gilets Jaunes ?
SP : Tout d’abord, sur la position par rapport à l’emploi, il y a un peu plus de chômeurs (13% contre 8,7% pour la moyenne nationale 3), et surtout, moins de retraités (12% contre 24% pour la population française 4). Par ailleurs, il y a beaucoup moins de cadres. Pour le reste, les Gilets Jaunes ne sont pas si différents du reste de la population active : 29% occupent des professions intermédiaires, 28% sont employés, 19% ouvriers et 1% agriculteurs. Les Gilets Jaunes sont donc des gens qui sont insérés dans l’emploi mais qui, en même temps, affichent un très fort niveau de précarité.
Nous souhaitions disposer d’une bonne mesure de la précarité du mouvement, et, pour cela, le revenu ne suffit pas : il est possible d’avoir un faible revenu mais une famille qui assure les fins de mois, ou une maison ou un appartement dans le capital familial qui font que l’on n’est pas précaire. Et inversement, il est possible d’avoir un revenu correct mais d’être très précaire à cause des dépenses contraintes. Nous avons donc utilisé le score EPICE (Evaluation de la Précarité et des Inégalités de santé dans les Centres d’Examens de Santé), un outil développé par les CPAM – les Caisses Primaires d’Assurance Maladie –, qui pose des questions très simples permettant de calculer un score de précarité : Avez-vous vu une assistante sociale ces trois derniers mois ? Avez-vous quelqu’un chez qui dormir en cas de problème ? Etes-vous parti en vacances l’an dernier ? Etes-vous allé voir un spectacle ? Etc.
On s’est aperçu que, dans l’échantillon des Gilets Jaunes, de très nombreuses personnes pouvaient être considérées comme précaires : deux fois plus que dans la population française. Cette précarité est le grand trait sociologique qui ressort de notre étude.
Enfin, nous avons été très surpris par le nombre de femmes : dans le cas des Gilets Jaunes, les femmes sont plus nombreuses que les hommes, alors qu’elles sont normalement sous-représentées dans ce genre de mobilisations. C’est un des caractères très novateurs de cette mobilisation, à côté d’un répertoire d’actions pas du tout classique (occupations de ronds-points, péages, etc.) et de l’absence totale des syndicats ou d’autres groupes de représentation des intérêts. Politiquement, beaucoup des personnes déclarent ne pas voter, voter blanc ou encore refusent de se positionner sur l’axe gauche-droite, dans des proportions nettement supérieures à ce que l’on constate dans la population nationale. Parmi ceux qui acceptent de se placer sur l’échelle gauche-droite, ils sont plus nombreux à se positionner à gauche (plus de 20% d’entre eux, contre environ 10% à droite). Cela étant dit, le constat, sans surprise, est que l’on assiste surtout à un rejet de la politique traditionnelle.
ED : Que revendiquent les Gilets Jaunes ?
SP : Deux grands enjeux structurent leurs revendications : la hausse du pouvoir d’achat ainsi que la réduction des inégalités économiques de revenus – que les riches aient moins, et les pauvres plus –, et la transformation de la démocratie – donner plus de pouvoir au peuple. Les Gilets Jaunes qui ont répondu à notre enquête sont très hostiles à toute forme de délégation et veulent reprendre le pouvoir sur les décisions.
Le plus impressionnant a été de lire les réponses aux questions ouvertes du questionnaire, où nous demandions aux gens d’écrire : d’habitude, les réponses sont lapidaires ; là, nous avons recueilli de véritables romans qui offrent un très beau matériau d’enquête. Pour le moment, nous avons fait une analyse lexicale – du comptage de mots que l’on classe ensuite selon leur proximité dans la phrase. Mais nous avons aussi lancé un codage qualitatif de toutes les questions ouvertes, dont le résultat sera présenté fin 2019. Mais, même avec l’analyse lexicale, les priorités des Gilets Jaunes apparaissent clairement : leur problème, c’est la démocratie et la redistribution des richesses.
Cela vient d’ailleurs contredire la thèse selon laquelle l’extrême droite viendrait mobiliser au sein des Gilets Jaunes sur des mots d’ordre tels que “la France aux Français”. Dans les expressions libres, les thèmes associés à l’immigration sont quasiment absents. Les Gilets Jaunes parlent plus d’environnement, par exemple, que d’immigration : sur le sujet de l’écologie, les réponses que nous avons reçues disaient en substance : “Il faut trouver des solutions mais ce n’est pas en taxant les plus pauvres que l’on y arrivera”.
Nous étions très curieux de tester les supposés “anti-écologisme” ou “racisme” des Gilets Jaunes : cela ne ressort pas du tout. Il n’y a pas de spécificité “Gilets Jaunes” sur ces thèmes.
ED : En ce qui concerne les syndicats et le rejet de représentation, de médiation par des structures déjà existantes, y a-t-il une théorisation systématique ? Est-ce une tactique à part entière ?
SP : Nous n’avons pas de données sur l’affiliation syndicale des répondants et peu de données sur les syndicats en général : les syndicats et les partis ne reviennent pas dans les questions ouvertes, si ce n’est comme objet de critique, et ce n’est pas étonnant. A l’heure actuelle, les syndicats s’inscrivent dans les cadres de la démocratie représentative. Ils correspondent à la logique de distribution des responsabilités, de délégation de fonction et de représentation. Et c’est cette logique de délégation qui est remise en cause par une part importante des Gilets Jaunes et une part plus large de la population. Cette critique de la démocratie représentative explique le succès d’une proposition comme le Référendum d’Initiative Citoyenne, qui est devenu une des principales Revendications du mouvement.
Cela correspond à cette volonté de récupérer le pouvoir de décision. Et les organisations de médiation du pouvoir que sont les syndicats n’ont pas forcément leur place dans ce type de dispositifs.
A ce sujet d’ailleurs, il faut noter une chose importante : la grille de lecture marxiste capital contre travail ou patrons contre ouvriers ressort très peu de notre enquête. Le mouvement n’est pas structuré selon les idéaux traditionnels de la gauche. On est plutôt dans une opposition élite contre peuple, ou riches contre pauvres, éventuellement.
ED : Comment expliquer ceci ?
SP : Entre autres car le mouvement s’est structuré à l’extérieur de toute forme d’organisation des intérêts déjà existante. Une des raisons vient sans doute de ce que les associations d’éducation populaire, comme la vôtre, ou tous les groupes qui transmettaient une forme d’idéologie et de conception du monde, qui formaient des militants et des mobilisations, se sont affaiblies. Elles ne parviennent plus à faire ce travail d’acculturation auprès des populations qui se sont mobilisées avec les Gilets Jaunes. Donc les grilles de lecture promues par ces organisations sont absentes d’un mouvement qui veut pourtant renverser l’ordre établi. Dans le nuage de mots que nous avons tirés des questionnaires, “travailleurs”, “patrons” ou “entreprises” n’apparaissent pas. La seule constante idéologique, ce serait un populisme, un terme dont on sait d’ailleurs à quel point il constitue une idéologie “fine” pour reprendre les termes du politiste Cas Mudde.
Je me méfie le plus souvent de l’usage du terme “populisme”, notamment pour qualifier dans un même concept Le Pen ou Mélenchon, dont les idéologies structurantes n’ont rien à voir l’une avec l’autre.
Cela étant dit, le terme n’est peut-être pas si mauvais pour qualifier les Gilets Jaunes. Ils ont constitué un mouvement un peu brut dont les revendications communes peuvent parfois se limiter à “nous” contre “eux”, sans trop savoir qui se trouve derrière le “nous” et le “eux”.
Cela constitue un défi pour les responsables politiques, notamment de gauche. Face à la demande populiste, sont-ils condamnés à formuler une offre politique fondée sur la simplification du discours et la promotion de groupes antagonistes très généraux et flous ? Doivent-ils, au contraire, formuler un discours plus précis quant aux groupes sociaux à défendre et aux manières de le faire ? Des concepts centraux dans l’histoire de la gauche, comme celui de lutte des classes, sont-ils encore opérants ? Et surtout, comment accommoder, d’un côté, la demande d’accroissement des pouvoirs du peuple considéré comme un tout uniforme et, de l’autre, les revendications de groupes discriminés ? Ces questions sont centrales pour l’avenir des mouvements de gauche en France comme en Europe.
1 Résultats disponibles sur enquetegiletsjaunes.fr
2 Tribune Laboratoire PACTE, LeMonde, 26 janvier 2019, disponible en ligne : https://www.lemonde.fr/idees/ar- ticle/2019/01/26/qui-sont-vraiment-les-gilets-jaunes-les-re- sultats-d-une-etude-sociologique_5414831_3232.html
3 Statistiques disponibles en ligne : https://www.insee.fr/fr/ statistiques/4136766
4 Statistiques disponibles en ligne : https://www.retraite.com/ dossier-retraite/actualites/juin-2018/chiffres-cles-de-la-re- traite-en-france.html, sur la base d’une population française de 67 millions de personnes.