ORDRE ET DÉSORDRE POLITIQUE : l’ÉTAT ET LA DÉMOCRATIE

par | BLE, Démocratie, SEPT 2019

Si le terme “démocratie” suscite encore un enthousiasme non feint, il lui est de plus en plus accolé les termes “directe” ou “radicale” ; signe qu’elle ne se suffit plus à elle-même. Concernant l’État, la confusion est encore plus grande, tout à la fois vilipendé et loué. En mettant de côté tant les analyses sociologiques de l’État comme structure bureaucratique et symbolique, et la démocratie comme (trop) simplement “le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple”, nous proposons un éclairage qui désacralise autant que défétichise ces deux piliers de notre environnement politique.

Dans un article paru peu avant sa disparition, le philosophe et militant trotskiste Daniel Bensaïd écrit : “le refus de la politique profane, de ses impuretés, de ses incertitudes, de ses conventions bancales, ramène inéluctablement la théologie avec tout son fourbi de grâces, de miracles, de révélations, de repentances et de pardons[1]. Il en cristallise le contenu en un axiome qui est le point de départ de cet article : “supprimez la politique, il reste la théologie”. Sur cette base, explorons deux attributs politiques : l’État et la démocratie. Dans un premier temps, nous nous attarderons sur une mise en forme du pouvoir, sans “appareil d’État”. Dans un second temps, nous ferons discuter Daniel Bensaïd avec Claude Lefort, afin d’envisager la théorie de la démocratie comprise comme structure de régulation de la division du social.

L’ÉTAT ET LA SOCIÉTÉ CIVILE

Si l’on connaît la brutalité des régimes autoritaires, leur police, leur répression et autres assujettissements bureaucratiques, une tension persiste sur la question de l’État en général, et la tentation de s’en débarrasser pour réaliser une société égalitaire. Cela dit, la volonté de s’affranchir d’une extériorité étatique surplombante peut se fantasmer autant chez les libertariens de la Silicon Valley que dans de petites communautés autogérées. Explorons néanmoins le versant progressiste de cette émancipation. À quel prix politique peut-il s’envisager ? Pas au point “de revenir en deçà de Hegel[2], précise Miguel Abensour, auteur de La démocratie contre l’État. Ce qu’il désigne par l’entremise d’Hegel sont les antagonismes qui apparaîssent dans une société civile, opposant principalement la richesse et la pauvreté. S’ensuit la centralité des questions liées à l’égalité et à l’affrontement que toute société doit se poser à elle-même. Abensour, dans sa démonstration visant à questionner la politisation de la société civile précise que “sont concevables des formes de communauté politique qui se constituent contre l’État, contre le surgissement d’un pouvoir séparé[3]. Mais cette opposition, est-elle de l’ordre du politique ou du théologique ?

LA SOCIÉTÉ CONTRE L’ÉTAT

Les écrits de l’anthropologue libertaire Pierre Clastres, étudiant les tribus primitives d’Amazonie (les Guayaki), sont régulièrement mobilisés dans les milieux libertaires. À la suite des travaux de Claude Lévi-Strauss, il fait état d’un antagonisme structural entre d’une part la population et, d’autre part, sa réification par une instance étatique, unificatrice. Il précise que pour ces sociétés, l’État est “le signe achevé de la division dans la société[4] . La thèse de Clastres vise à expliquer que la survie de ces sociétés tient au fait que le pouvoir et la société sont comme fusionnés. Autrement dit,  derrière  l’absence de l’État se maintient l’imposition d’une force transcendante, la conformation à un ordre d’origine surnaturelle. Cette force participe à la limitation d’une domination incarnée. Par contre, l’identité du groupe se retrouve, elle, incarné par un “chef”, mais celui-ci est sans pouvoir (coercitif ou décisionnel), simple garant de la transmission des mythes et porte-parole de la loi sur laquelle le reste de la tribu n’a aucune prise. “La société contre l’État” est donc une autre manière de parler d’une intériorisation de la loi — et non de son abolition— au contraire de son extériorisation dans des institutions politiques. Si l’appareil d’État est absent, reste qu’une immanence étatique existe, au sens d’une subordination à une puissance symbolique régissant la vie en société. Aussi, l’unanimisme passant par le respect de l’indivision du groupe, d’une part n’est pas une égalité, et d’autre part est une antipolitique, si l’on considère que l’exercice politique est la possibilité de modifier les règles de la vie sociale et la recherche de consensus sur la manière d’y parvenir.

De ce modèle de société pré-étatique et pré-capitaliste, tirons-en une leçon concernant des questionnements qui irriguent nos réflexions contemporaines : une communauté politique qui cherche à invisibiliser le pouvoir est une société qui prend le risque de le fétichiser et de se couper de la possibilité de l’infléchir, à moins de mettre la communauté en danger.

En somme, les sociétés modernes sont concentrées et rassemblées, mais laïcisées (présence de l’État de droit) ; les sociétés primitives décrites par Clastres : dispersées et atomisées, mais tenues par le théologique (au sens où les ajustements et modifications de la loi sont justifiés par la transcendance). Voilà qui décille plus d’une représentation de sens commun.

UN BESOIN D’AUTORITÉ ?

La prise en compte des dynamiques qui entourent l’État dans une démocratie-capitaliste exige de prendre en compte différents niveaux de pouvoir, car l’État — instrument de domination —, est aussi un instrument pour réguler les forces (extra) économiques. Autrement dit, “une démocratie qui se définit exclusivement “contre l’État” n’est-elle pas une démocratie qui a renoncé à être contre le capital, qu’Abensour ne nomme pas,  et  dont nous savons pourtant qu’il peut lui aussi être “contre l’État”, tant il préfère les gouvernementalités fluides du marché aux contraintes rigides du droit social[5].

Ce renoncement peut se comprendre comme une “une démocratisation de la tentation oligarchique[6]. En compliquant le découpage du désir que Machiavel élabore — le désir de gouverner pour les Grands, le désir de n’être pas gouverné pour le peuple — cet énoncé expose un paradoxe. Les États, complices des saillies néolibérales, opèrent des reculs en matière de politiques sociales et de redistribution, et ainsi affaiblissent la culture de la coopération. En conséquence de quoi, mettre au pouvoir une ploutocratie oligarchique promettant ordre et autorité devient pour des fractions importantes des peuples une option politique enviable. La volonté de sortir de l’insécurité sociale et de “s’assurer une maîtrise de l’avenir”, se traduit par un désir “de résister à la domination, par la domination” : bref, “un corps social soudé à sa tête[7] selon les mots de Claude Lefort.

Pourtant, cette démocratie moderne aurait, nous répètent les grands théoriciens libéraux, “clôturé la question classique de la philosophie politique, celle qui traitait de la question du meilleur régime et rendrait possible la recherche du bien commun et de l’excellence humaine[8]. Mais, dans les faits, devenu un “étouffant consensus” et se contentant de n’être plus qu’une méthode procédurale, elle est devenue la cible de nombreux contestataires.

DÉMOCRATIE: INCERTITUDE, POUVOIR INSTITUANT ET DIVISION DU SOCIAL

Cet étouffant consensus qui s’observe dans nos sociétés démocratiques est à mettre au crédit de la bourgeoisie, ayant d’abord combattu, puis, maintenu la démocratie, sans jamais cesser “de tenter d’en désamorcer les effets, de l’apprivoiser, de l’enfermer dans des bornes, dans l’espoir de restaurer un modèle de hiérarchie et d’autorité […][9]. Pour en sortir, Claude Lefort privilégie un “ensauvagement” : une “démocratie sauvage”. Cette formule énigmatique, inspirée par Mai 68, fut peu développée, mais elle est présente en filigrane dans son œuvre. Elle ouvre sur un équilibre nécessairement précaire entre les forces en présence, tenant compte des écueils d’une antipolitique se confinant au théologique et du risque d’une puissance unifiée.

Une démocratie moderne, en bon état de marche, assume une division du social. Le conflit politique est l’épreuve qui valide la démocratie : en d’autres termes, elle ne peut jamais se réconcilier avec elle-même. Cela consiste à faire place à l’incertitude, pierre angulaire du raisonnement de Claude Lefort : “La démocratie s’institue et se maintient dans la dissolution des repères de la certitude[10]. Pas d’attentisme messianique de l’Événement, ni de Sauveur Suprême, il faut alimenter la flamme du politique, de la mise en forme de la coexistence sociale. Si Daniel Bensaïd et Claude Lefort sont deux auteurs d’œuvres ne se rejoignant qu’en pointillés, ils convergent en certains points cruciaux. Bensaïd cherche, tout comme Lefort, un équilibre entre une dimension réglée, médiée et un état “scandaleux” de la démocratie qui ne fétichise pas l’État. Le premier précise que le “dépérissement de l’État” n’est pas le “moins d’États” des libéraux, et par conséquent, n’est pas synonyme de “dépérissement politique au profit d’une simple gestion rationnelle du social”. Par contre, c’est “une extension du domaine de la lutte politique par la débureaucratisation des institutions et la mise en délibération permanente de la chose publique[11]. Pour persévérer dans son être, la démocratie se doit de “transgresser en permanence ses formes institutionnelles, bousculer l’horizon de l’universel, mettre l’égalité à l’épreuve de la liberté[12]. Pour cela, le philosophe marxiste plaide pour un renouvellement de la forme-parti. Lefort ne formule pas les choses exactement dans ces termes. Sans doute suspicieux à l’égard d’une fidélité politique embastillée dans un corps militant poreux aux dogmatismes, Lefort plaide pour des institutions impliquant la dimension représentative (à comprendre comme étant contradictoire avec l’incorporation du pouvoir), et insiste sur le caractère incertain de la démocratie. En ce sens, la démocratie sauvage synthétise la créativité politique des hommes et leur volonté de contestation. Cette créativité passe par le droit — tel le droit de grève, conquête du mouvement ouvrier.

Schématiquement, deux versants forment cette “démocratie sauvage”. Côté face : l’institutionnel ou “la société pour l’État”[13] ; côté pile on y trouve “la revendication de droits particuliers, l’épreuve de l’hétérogénéité du social qui [se refait] sans cesse”. Sauvage n’est pas révolte, mais “sans fondement” : une “idée libertaire de la démocratie”, lâchera-t-il une fois. Pour lui, “l’attitude libertaire n’implique ni n’exclut a priori aucune croyance, sinon précisément cette croyance qui requiert adhésion à l’ordre établi, soumission à l’autorité de fait[14].

LA “SOCIÉTÉ POUR L’ÉTAT”

Pour Lefort cette “société pour l’État” se traduit, selon ses mots, par la désintrication du pouvoir, de la loi, et du savoir. C’est pour cela que Bensaïd voyait dans la démarche de Lefort un geste visant à “laïciser la démocratie”, afin d’en finir avec la “recherche d’une unité mythique perdue”, dégagé de toute mystique démagogique. L’articulation entre la fonction instituante du pouvoir et l’effervescence, la contestation, le conflit devient une composante principielle de la démocratie. La puissance du peuple est “intermittente” et le lieu du pouvoir est “vide”. Ambivalence et tension sont donc ici de mises : si le pouvoir est une émanation de la société, il lui est symboliquement extérieur. Cette extériorité, à l’inverse des “sociétés contre l’État”, permet un positionnement prosaïque concernant l’élaboration de la loi : “soumise à la discussion et au doute, privée de tout fondement définitif ou sacré qui la mettrait à l’abri des transformations de l’histoire ou des décisions démocratiques, la loi cesse assurément d’être l’expression d’un principe transcendant ; mais elle ne devient pas pour autant une “pure convention” qui serait “faite par les hommes”.[15]

CONCLUSION

Cela débouche sur deux propositions conclusives et actuelles, très en lien avec ce qui nous ébranle politiquement. Tout d’abord, tant les propositions de Bensaïd que de Lefort nous vaccinent du désir “de résister à la domination, par la domination”. En somme, marcher sur une ligne de crête afin “[…] que la critique de la démocratie parlementaire réellement existante ne bascule pas du côté des solutions autoritaires et des communautés mythiques[16]. Et dans un même geste, leurs apports dissolvent le narcissisme intrinsèque du populisme. Car a contrario de cette perspective, le peuple n’est plus compris comme l’unification symbolique d’un groupe autour d’une individualité, voyant en l’absence de meneur la dissolution du politique. Dès lors, si le peuple doit retrouver une place primordiale contre la capture verticale du pouvoir, c’est sur base de son ambivalence, de son imperfection, de sa division et des luttes contradictoires qui s’y mènent.


[1] Daniel Bensaïd, “Le scandale permanent”, dans Démocratie, dans quel État ?, La fabrique 2010.

[2]  Miguel Abensour, La Démocratie contre l’État. Marx et le moment machiavelien, Edition du Félin, 2012. p.25.

[3] Ibid. p.23.

[4] Pierre Clastres, La société contre l’État, Les Editions de Minuits, p.85.

[5] Jean-Yves Pranchère, “La démocratie indéfinie et les “limites de l’autonomie”. Claude Lefort entre “principe d’anarchie” et “libéralisme””, Raison publique, n°23, mai 2019, p.109- 127.

[6] Patrick Savidan, Société, vulnérabilité et exclusion : une démocratisation de la tentation oligarchique, Raison-Publique, Novembre 2016, https://www.raison-publique.fr/article834. html

[7] Claude Lefort, Essais sur le politique. XIX – XXe siècles, Seuil, 1986, p.31.

 [8] André Tosel, Anti-Polis: Vers l’autoliquidation de la démocratie?, Actuel Marx, 35:165-187 (2004)

[9] Claude Lefort, “Préface”, Eléments d’une critique de la bureaucratie, Gallimard, 1979, p.11.

[10] Claude Lefort, op.cit., 1986, p. 30.

[11] Daniel Bensaïd, Démocratie, dans quel état ? Le scandale permanent, La Fabrique, 2010, p.30.

[12] Ibid., p.40.

[13] Claude Lefort “Préface”, op.cit., 1979, p.26.

[14] Claude Lefort, Un homme en trop. Réflexion sur l’Archipel du Goulag, Editions Belin, 2015, p.47.

[15] Jean-Yves Pranchère, “La démocratie indéfinie et les “limites de l’autonomie”. Claude Lefort entre “principe d’anarchie” et “libéralisme””, Raison publique, n°23, mai 2019, p.124.

[16] Daniel Bensaïd, Op.cit., p.40.


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