CHECK TES PRIVILÈGES SCOLAIRES !

par | BLE, DEC 2017, Education

C’est le mois de février et notre enfant est en sixième primaire. Nous recevons un formulaire unique d’inscription de la part de la Fédération Wallonie-Bruxelles nous invitant à signaler, par ordre de priorité, dix écoles de notre choix pour le secondaire. Tel un rite de passage postmoderne, cela nous perd dans un labyrinthe de contradictions, prises de conscience et prises de recul. Une belle opportunité pour checker nos privilèges.[1]

Le décret existe depuis dix ans donc nous étions prévenus. Bons élèves, nous avions fait nos devoirs : visite d’écoles, journées portes ouvertes, discussions avec d’autres parents, rencontre avec des enseignants… L’arrivée du formulaire ne nous a nullement surpris. D’ailleurs, elle nous remplissait d’espoir : notre enfant allait, peut-être, enfin trouver une place dans une école à pédagogie active !

En effet, au début de chaque cycle de l’école fondamentale, nous avions tenté, mais sans succès, de l’inscrire dans un établissement avec un projet pédagogique “alternatif”. Malgré nos lettres de motivation longues, argumentées et détaillées, malgré les visites répétées, nous avons toujours essuyé des refus : les classes étaient très petites, les frères et sœurs des élèves déjà inscrits avaient priorité. Plus de place pour des nouveaux venus comme nous.

Nous nous sommes résolus à l’inscrire, pour la maternelle, dans une école communale qui proposait un programme d’immersion en néerlandais. Pour nous rendre compte, finalement, que celle-ci, pourtant bien cotée, ne nous convenait pas du tout.[2]

Alors, le premier privilège à cocher : habiter une commune qui ne manque pas d’écoles de tous les réseaux et avec des moyens suffisants. Le choix pour un changement d’établissement, dans notre cas, s’est opéré entre des projets pédagogiques mis en concurrence (école artistique, école en immersion, cirque à l’école, etc.). Pas de crainte de confronter notre petit à une école “à problèmes”. D’ailleurs, des parents d’élèves d’autres coins de Bruxelles font des trajets de plus d’une heure pour les y amener chaque matin. Oui, avoir les moyens d’emménager dans le quartier nous a grandement facilité la tâche. Pour le primaire nous avons aisément trouvé une autre école communale qui nous a complètement comblés humainement et pédagogiquement, s’inspirant des pédagogies actives quelque peu, mais avec un projet d’inspiration majoritairement traditionnelle.

Mais voilà que l’école primaire touche à sa fin pour notre enfant. Le formulaire pour la Commission interréseaux relative aux inscriptions (CIRI) part, emportant avec lui, dans l’enveloppe officielle, notre espoir de voir notre progéniture intégrer une nouvelle école secondaire, porteuse de principes qui nous semblent fondamentaux : le respect de l’environnement, l’esprit critique, l’autonomie, la créativité, la coopération et le respect des rythmes de chaque élève. Le tout sans (trop de) devoirs, laissant du temps libre pour des activités artistiques et sportives à cultiver en dehors du cadre scolaire… et à 200 mètres de notre domicile. Nous ne nous féliciterons jamais assez de notre choix géographique et, au vu de nos tentatives ratées d’accès à ce genre d’écoles pour les maternelles et primaires, nous sommes heureux que la proximité avec le domicile soit un critère important du décret inscription.

Ce qui est étrange, c’est que ce décret, censé amener plus de mixité dans les bonnes écoles, renforce nos privilèges. Certes, il rend plus transparent le processus d’accès à une place (rare) dans l’école de notre choix, mais assure que les enfants de familles pouvant se payer un logement dans cette commune (riche) puissent y accéder.

Et on n’est pas à un privilège près. Continuons dans notre check-list : cette école secondaire à pédagogie active, en tête de notre classement, est le fruit d’une initiative privée, d’un groupe de parents qui se sont constitués en pouvoir organisateur. Elle est certes subventionnée mais repose en grande partie sur les ressources financières, sociales et culturelles des parents.[3] Une participation aux frais en fonction des revenus est demandée, en plus de temps pour des tâches de manutention, entretien et gestion.

Cette particularité ne nous freine pas dans notre choix, même si ça reste un sujet de débat dans la famille et avec nos amis. Il y a tellement de bonnes écoles gratuites. Pourquoi choisir une école payante ? Le projet pédagogique singulier qui nous attire nous met aussi face à nos contradictions : oui, nous cherchons une école qui promeut la démocratie et la collaboration, mettant en avant des valeurs humanistes et revendiquant une filiation ouvrière…[4] mais réunissant les rejetons d’une élite socioculturelle ou économique. Certes, la situation financière n’est pas censée être un frein pour accéder à cette école, mais si celle-ci ne réunissait que des parents avec les plus faibles revenus, le projet ne serait tout simplement pas viable.

Dilemmes, contradictions, questions : est-ce que les valeurs progressistes et humanistes de ce type de pédagogie ne peuvent exister que dans cette espèce de bulle ? Oppose-t-on la pédagogie active, pour les enfants de privilégiés, à une pédagogie passive, pour les enfants moins nantis ? Ne sommes-nous pas en train de prédéterminer les rôles que les citoyens de demain auront dans la société ? Écoles pour décideurs d’un côté et écoles pour suiveurs de l’autre ? Sommes-nous en train de nourrir et de promouvoir un communautarisme élitiste, à travers notre choix ?

Il est peut-être nécessaire de distinguer les deux niveaux qui expliquent la “singularité” de cette école. Certes, elle est basée sur des principes pédagogiques “alternatifs”, attirant une population aux attentes particulières et qui se positionne en marge d’un modèle traditionnel d’enseignement. Une sorte d’élitisme culturel ? Ce sont cependant d’autres aspects qui vont produire l’effet de “communauté” d’enfants plutôt favorisés : la participation financière et la localisation géographique.

Les méthodes qui fondent ce type d’enseignement étant nées au début du siècle passé auprès d’enfants d’ouvriers, nous nageons en eaux paradoxales. On peut même se demander si cet élitisme scolaire sous forme de pédagogie active n’est pas une sorte de récupération culturelle des classes dominantes… voulons-nous que notre enfant prenne part à cela ?

Être en mesure de choisir – et de se poser des questions – au sein d’un système qui nous donne le choix n’est-ce pas aussi une autre forme de privilège ? Notre liste de checks ne fait que s’allonger. Où va-t-elle s’arrêter ? Nos sentiments contradictoires face aux pédagogies actives s’apaisent quelque peu depuis que trois nouveaux établissements porteurs de cette démarche éducative et pleinement établis dans l’enseignement officiel ont vu le jour à Bruxelles. Leur développement est le fruit d’initiatives d’enseignants, ce qui donne lieu à des projets bien différents de ceux portés par des parents. Il s’agit d’écoles non seulement gratuites, elles sont également situées dans des communes à population aux diverses origines culturelles et sociales, à savoir Molenbeek Saint-Jean (Ecole plurielle maritime et École plurielle Karreveld) et Saint Gilles (Lycée intégral Roger Lallemand).

On a donc envie d’être optimistes : pour faire face à la pénurie d’écoles.[5] le choix des autorités penche pour les projets éducatifs intégrant la pédagogie active ou s’en inspirant amplement. Une sorte de reconnaissance des méthodes et valeurs profondément démocratiques qui s’incarnent dans ces pédagogies : non compétitivité, non mise en concurrence des enfants, évaluations formatives plutôt que certificatives, apprentissage de la vie sociale, droit d’expression des opinions des élèves, etc. Cela ne peut que nous réjouir. Et pour les élèves de l’enseignement traditionnel, c’est-à-dire, la grande majorité des enfants du royaume ? Les cours de philosophie et de citoyenneté seraient-ils une tentative d’inclusion d’une partie de ces principes dans l’enseignement traditionnel ? Est-ce le signe qu’une transformation du système éducatif est en train de voir le jour ?

Cette liste des privilèges ne prétend pas résoudre toutes nos réflexions sur l’école et l’éducation. Elle ne prétend pas non plus expliquer la complexité des divisions de notre société. En tant que parents et en tant que citoyens, nous sommes confrontés à un quotidien de plus en plus difficile et au spectacle, parfois déconcertant, de l’influence que la vie scolaire a sur nos enfants, sur les futures générations. Un peu de recul ne fait jamais de mal. Pourvu qu’il puisse nous activer en plus !


[1] Check your privilege ou check tes privilèges sont des actions issues des pratiques afro-féministes aux États-Unis et en France. Cela consiste à inviter les personnes ayant un statut socioculturel et économique favorisé à passer un test, semblable à une enquête où l’on cocherait des cases. On permet ainsi l’énumération des attributs de la personne lui conférant une position privilégiée par rapport à d’autres. Cela rend concret les discriminations et les rapports de domination.

[2] Ce ne fut pas la raison principale pour changer d’école, mais un douloureux souvenir datant de cette époque remonte à la surface : du haut de ses quatre ans, notre enfant nous a fait comprendre qu’il trouvait sa peau et ses cheveux trop foncés et qu’il préférerait être “comme les autres enfants de sa classe”. Notre franc est tombé : la classe en immersion concentrait les têtes blondes, tandis que la classe “traditionnelle” était peuplée majoritairement par des têtes aux cheveux frisés et noirs.

[3] Les frais couvrent principalement l’achat du bâtiment où est située l’école. Les salaires du personnel enseignant sont subventionnés.

[4] Céléstin Freinet, Claude Decroly et Maria Montessori, trois références des pédagogies actives, ont développé leurs approches pour répondre aux décalages entre les codes culturels plutôt bourgeois des écoles traditionnelles et ceux des élèves des milieux ouvriers ou défavorisés.

[5] Une pénurie de places dans les écoles est ressentie à Bruxelles depuis quelques années. En 5 ans, 5000 nouvelles places devraient être créées si nous ne voulons pas qu’une partie de la jeunesse bruxelloise ne soit privée d’une école de proximité.

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