“Le repos et la liberté me paraissent incompatibles, il faut opter”.
Jean-Jacques Rousseau.
Considérations sur le Gouvernement de Pologne
La tradition philosophique républicaine de laquelle est issue le principe de laïcité[1] qui nous anime s’est construite, pourrions-nous dire, sur une analyse politique des concepts de confiance, défiance et surveillance. Pour le dire simplement, la tradition républicaine, dont la raison d’être est de prendre le contre-pied du pouvoir arbitraire, s’est développée autour d’une exigence à la fois normative et pratique de pouvoir offrir les moyens, symboliques et matériels, d’une confiance en des institutions capables de canaliser et de préserver la défiance qui existe entre les intérêts antagoniques présents dans la Cité et, par le fait même, de créer un système de surveillance contraignant l’expression et la poursuite des intérêts de chacun au profit de l’intérêt général.
L’analyse qui suit cherche à vulgariser cette approche, en mettant en avant l’importance de la contestation des pouvoirs – telle que nous la concevons au Festival des Libertés – dans sa conception de la démocratie et en quoi celle-ci est absolument nécessaire en ce qu’elle garantit la vitalité de nos régimes démocratiques de droits et libertés. Pour ce faire, nous procéderons en trois temps. D’abord, nous allons présenter la conception républicaine de la démocratie, dont l’originalité est essentiellement son insistance sur l’importance de la contestation. Ensuite, nous allons nous intéresser à l’importance normative du conflit en explicitant la spécificité de la tradition républicaine sur cette question. Finalement, nous allons tenter d’en tirer des orientations pratiques dans le contexte de la politique belge et de l’érosion (politiquement organisée) de l’influence contestataire des partenaires sociaux.
DÉMOCRATIE E(S)T CONTESTATION
Les débats sur la démocratie et les libertés civiles sont complexes. Déjà car il est difficile d’en définir les termes. Par exemple, qu’ont en commun les pays ont le système parlementaire de Westminster (uninominal à un tour, où une minorité d’électeurs peut élire un gouvernement majoritaire), comme l’Angleterre ou le Canada, la Belgique avec son système proportionnel, la France avec son système à deux tours ou encore les États- Unis avec leurs grands électeurs – qui ont donné la victoire à Trump en 2016 et ce, malgré le scrutin populaire ? Si la démocratie, du grec “demos” et “kratos”, signifie le pouvoir du peuple sur lui-même[2], cela implique que le peuple doit pouvoir exercer un contrôle effectif sur l’usage de la force et les orientations prises par le gouvernement. Sans entrer dans les débats sur la démocratie, disons simplement que la démocratie est un ensemble d’institutions qui garantit non seulement les droits individuels (ce que l’on appelle la dimension “libérale” de la démocratie), mais également un contrôle populaire sur le pouvoir et ce, pas seulement au moyen des élections. La démocratie exige de pouvoir contester les décisions prises (aller en guerre, modifier les taux d’imposition, réformer la justice pénale, etc.) par toute une série de moyens allant notamment des manifestations aux recours juridiques, en passant par le lobbying associatif (sur lequel nous reviendrons plus loin) ou, enfin, la désobéissance civile.
La question de la justice et de la coopération sociale est distincte de celle de la légitimité de l’État. Il est possible qu’un gouvernement légitime échoue à instituer un ordre social juste, comme il est possible qu’un pouvoir n’ayant pas de légitimité démocratique puisse instaurer un ordre social plutôt juste. La contestation peut, quant à elle, porter sur l’une ou l’autre question. On peut contester la répartition des charges et des bénéfices de la coopération sociale, tout comme on peut contester la légitimité d’un gouvernement ou d’un État. Notre attention se porte ici sur la seconde. La question de la légitimité de l’État, du moins dans un régime à prétention démocratique, dépend intimement de l’institutionnalisation de la contestation par les citoyens, lesquels acceptent normalement de bonne foi que l’État use de son pouvoir de coercition pour arbitrer les conflits et faire respecter les règles de justice. Or, pour être légitime, ce pouvoir doit pouvoir être soumis à un contrôle populaire, dans lequel toutes et tous sont égaux, à défaut de quoi il perd la légitimité démocratique qui justifie l’usage de la coercition.
La théorie politique républicaine, notamment sous la plume de Philip Pettit (2012)[3], maintient que l’État doit préserver les citoyens, pris individuellement, de la domination par d’autres agents, individuels ou collectifs; mais que, pour ce faire, il doit être légitime, c’est-à-dire se garder d’être lui-même un agent de domination et que cela n’est possible que s’il est soumis à un contrôle effectif par les citoyens.[4] En d’autres termes, la légitimité de l’État d’user du pouvoir commun (res publica) de contrainte dépend du contrôle exercé par les sujets du pouvoir sur celui-ci, à défaut de quoi le pouvoir est exercé de façon arbitraire – et ce, indépendamment de savoir s’il impose un ordre social juste ou non. La théorie républicaine insiste donc sur la possibilité effective et institutionnalisée pour les citoyens de contester les décisions prises par leurs gouvernements pour garantir la légitimité de ceux-ci et de l’usage qu’ils font de leurs pouvoirs et de l’usage de la coercition qui leur est déléguée.
Bref, la démocratie est une notion complexe. Elle est la somme d’une panoplie d’institutions garantissant à la fois des élections libres, les droits individuels, l’accès à des ressources suffisantes pour rendre les libertés effectives (et pas seulement formelles), l’égalité des chances, mais aussi, et surtout, l’institutionnalisation de mécanismes de contestation du pouvoir afin de contenir, autant que faire se peut, les tentations arbitraires de ceux à qui le pouvoir et l’usage de la force coercitive sont confiés. Il en va de l’état de droit et du principe d’égalité de tous devant la puissance commune incarnée dans la loi.
LA VALEUR NORMATIVE DE LA DÉFIANCE
Si la théorie républicaine contemporaine insiste sur l’importance de la contestation afin de soumettre le pouvoir au contrôle populaire et d’éviter, autant que possible, l’arbitraire, il s’agit donc de se demander comment penser l’économie politique de la défiance. Dans la tradition républicaine, le penseur phare de cette économie est sans contredit Machiavel, à condition de prendre son œuvre de façon globale et non par pièces : “Or, il n’est pas possible de penser la liberté politique chez Machiavel sans penser la confrontation entre la liberté du peuple, dont les conditions seraient exposées essentiellement dans les Discours sur la première décade de Tite-Live, et les exercices de pouvoir ou la domination des grands, dont les principes seraient exposés surtout dans le Prince”.[5]
Ce qui distingue la philosophie politique de Machiavel de la tradition humaniste civique héritée d’Aristote (et reprise chez les contemporains par Arendt, par exemple), c’est sa neutralité axiologique, notamment par rapport à l’idéal de “participation civique”. Chez le secrétaire florentin, la participation est intéressée et sa valeur tient en ce qu’elle permet un équilibre des puissances. Elle a donc une valeur instrumentale et non pas une valeur intrinsèque. Il ne s’agit donc pas, en d’autres mots, de se positionner sur les finalités de l’existence, mais plutôt de postuler que la liberté et la vertu sont les produits d’une société bien ordonnée, et non l’inverse. Ce sont les effets désirables d’une nation constamment engagée envers elle-même. La “participation” civique doit être entendue au sens de la contestation mutuelle de l’expression des intérêts antagoniques présents dans la Cité, puisque la matière qu’est le peuple et à laquelle l’art politique donne une forme (une constitution), est hétérogène par nature. La contestation n’est donc pas assimilée à une conception d’une vie digne, accomplissant une nature définie sur le plan anthropologique ou normatif.
Comme le résume bien Christian Nadeau dans un article consacré à la pensée de Machiavel : “La participation est alors encouragée pour la protections des libertés fondamentales, et non parce qu’elle est vue comme l’idéal d’une vie bonne”.[6] Cette réactualisation de la richesse de la pensée de Machiavel ne pourrait faire davantage écho à l’esprit de notre Festival…
Aborder l’économie politique de la défiance sous cet angle, c’est en fait une reformulation de la valeur normative du conflit (les tumulti) dans la philosophie politique de Machiavel.[7] Celle-ci s’appuie sur ce qui est en quelque sorte une surveillance “naturelle”, fruit de la défiance mutuelle des passions (umori) opposées entre, d’un côté, le désir de domination chez les élites et, de l’autre, le désir du peuple ne pas être dominé. La répression ou la fin des conflits représenterait une corruption (corps-rompre) dans la mesure où soit les élites pourront dominer sans contre-pouvoir, soit chacun cherchera son intérêt propre sans conserver une visée envers l’intérêt général. “Le but est au contraire de conserver les élans de domination et leur répulsion par le peuple. Cet affrontement crée un système de surveillance qui favorise à la fois l’intérêt particulier et le bien commun”.[8]
Cette approche naturaliste pose la valeur normative du conflit en tant que potentialité qui demande à être canalisée pour préserver la santé des corps politiques que sont les nations. La clef de voûte de cette philosophie politique est l’équilibre des puissances, perçue comme étant garante de l’intérêt commun. Conséquemment, la fin des conflits entre les différents ordres de citoyens n’est donc pas souhaitable – sans compter que chez Machiavel la possibilité de s’émanciper de la conflictualité dans les rapports sociaux n’en est pas une ; il n’y a pas de dimension eschatologique à sa philosophie politique en ce qu’elle est, comme dit plus haut, axio-logiquement neutre.
Il est donc possible de préserver la philosophie politique républicaine et son idéal de neutralité (dont découle le principe de laïcité), sans inscrire la contestation dans une perspective qui soit strictement intéressée, mais au contraire qui reconnaisse l’expression d’intérêts autres, différents, antagoniques, comme étant légitime, mais également nécessaire au maintien et à la vitalité de la liberté collective. La légitimité et la santé de nos régimes démocratiques dépendent de cette ambition et de cette capacité collectives à faire preuve de neutralité. L’institutionnalisation de la contestation est donc non seulement garante de la légitimité de nos gouvernements à prétention démocratique, elle est aussi garante de l’équilibre des puissances qui est le produit de l’expression d’intérêts conflictuels dans une société ouverte, mais tout de même bien ordonnée. Dans cette perspective, il s’agit de préserver la neutralité d’institutions qui peuvent nous permettre d’avoir confiance en un système de défiance et de surveillance mutuelles, plutôt que défendre uniquement des intérêts particuliers en croyant détenir le monopole de la vertu, de la morale et des finalités de l’existence humaine. La philosophie holiste de Machiavel peut, à ce chapitre, nous éclairer et nous permettre d’éviter les écueils des particularismes qui gagnent de plus en plus de terrain dans un monde de plus en plus polarisé, où on tend à vouloir empêcher l’expression d’intérêts ou d’idées qui peuvent heurter certaines sensibilités.
CONTESTATION ET DÉFIANCE EN PRATIQUE
La montée des particularismes, le désir affiché de certains de taire les opinions et intérêts divergents, la nécrose dératique dans laquelle la pandémie nous a plongés sont autant de raisons de redécouvrir la valorisation d’une saine contestation des pouvoirs, notamment politiques, et de l’économie politique de la défiance. Souvenons-nous des conflits sociaux qui animaient nos sociétés avant la crise sanitaire. Les préoccupations politiques et matérielles étaient déjà nombreuses.
Par exemple, en 2019, en ces mêmes pages, Arnaud Zacharie du CNCD.11.11.11. nous accordait une interview dans laquelle il faisait un constat alarmant au terme de la coalition fédérale dite de la suédoise : “Le fait que des contre-pouvoirs qui contestent deviennent dérangeants, même pour le CD&V qui a pratiqué la démocratie belge pendant près d’un demi-siècle sans interruption, donne le sentiment de ce que l’on voit au sein des régimes autoritaires et non dans des démocraties. Il y a aussi clairement un agenda en terme de politique-économique qui est de démanteler une partie du modèle social et économique belge. Dans cette optique-là, les organisations syndicales, y compris libérales, sont des obstacles. La volonté affichée par le gouvernement est d’affaiblir cette partie-là des partenaires sociaux”. C’est précisément contre ce désir inconsidéré de mettre un terme à la contestation qu’il faut que les partenaires sociaux se mobilisent. Non pas pour renverser les “rapports de force”, c’est-à-dire remplacer des formes de domination par d’autres, mais plutôt pour préserver un équilibre qui permet l’expression “civilisée” des différents intérêts. La Belgique peut être un modèle à cet effet, comme en témoigne son histoire.
Aujourd’hui, après un an et demi de gouvernance exécutive par décrets et sans réel débat législatif (le rôle du Parlement ayant été réduit à peau de chagrin) et avec une surabondance de libéralisme philosophique hypertrophiant la responsabilité individuelle, au détriment de la responsabilité collective, et donc politique, il est impératif de revenir à un modèle où l’expression de la contestation au sein des institutions politiques et de la société civile est prédominante. Cela passe évidemment par une égalité des chances, un système d’éducation publique solide et toutes conditions de l’émancipation afin que la contestation ne soit pas abandonnée à des groupes conspirationnistes comme ceux qui ont pullulés pendant la pandémie.
Plusieurs raisons expliquent le déclin de la confiance des citoyens envers nos gouvernants, principalement le gouvernement fédéral. Les cafouillages en termes de communication durant le confinement, les conflits internes au sein du gouvernement, la délégation de la gestion des mesures aux entités fédérées qui donne un sentiment qu’on se défile des responsabilités politiques qui incombent au fédéral, autant sur le plan de l’exécution d’un plan concerté que sur le plan symbolique où les joutes politiques seraient mises de côté au nom de l’intérêt général, l’impression d’infantilisation et la prolongation répétée des mesures de privation de liberté… autant de causes qui minent la confiance des citoyens qui finissent par se rendre compte que la surveillance est à sens unique. L’impossibilité de la contestation, le fait de ridiculiser toute défiance à l’égards des mesures sanitaires, l’imposition de nouveaux outils de contrôle, notamment numériques qui “dépersonnalisent” la surveillance, ainsi que l’individualisation de la responsabilité face à un problème collectif, de santé publique, donnent l’impression que la pandémie n’a fait que poursuivre le travail de sape de l’économie politique de la défiance qui avait été amorcé par le gouvernement précédent. Bref, la préservation des libertés individuelles et des institutions qui rendent possible une saine confrontation des intérêts, au profit de l’intérêt général, nécessite plus que jamais de redécouvrir la valeur positive du conflit organisé entre les intérêts antagoniques qui traversent notre société.
À nous alors en tant que mouvement organisé, et plus largement chez les partenaires sociaux, d’afficher une volonté de contestation, de nous donner les moyens de contraindre nos élites à une gestion non-arbitraire de la crise sanitaire et à remettre sur la table les problèmes sociaux qui n’ont pas disparus avec la pandémie, au contraire. À eux d’accepter d’être surveillés en retour, de se prêter au jeu et d’accepter d’être contraints dans l’exercice de leurs fonctions à poursuivre l’intérêt général, tout en permettant que soient audibles des intérêts particuliers, voire divergents.
La professionnalisation de la contestation par le monde associatif dans le modèle belge doit être préservée. Les partenaires sociaux doivent contester leur sort, collectivement, autant pour préserver leur intérêt propre que l’intérêt général. Jean- Jacques Rousseau disait “le repos et la liberté me paraissent incompatibles, il faut opter”. C’est pourquoi il est crucial de redécouvrir la tradition républicaine (et sa neutralité axiologique, son caractère proprement laïque), afin de s’opposer au libéralisme dominant qui nous pousse à apprécier davantage la jouissance privée tranquille que la mobilisation nécessaire à la préservation de nos droits et libertés.
[1] https://echoslaiques.info/machiavel-du-libre-examen-a-la- liberte-des-peuples/
[2] À noter que chez Aristote la démocratie était considérée comme la forme pervertie du gouvernement du grand nombre, ce que l’on désigne aujourd’hui comme la démagogie, l’état de licence, tant craint par les Pères Fondateurs (Founding Fathers) américains – alors que la forme bonne était la politeia, traduite ensuite chez les Romains par res publica, la république, aujourd’hui appelé dans la théorie politique le “régime mixte”, alliant les intérêts de tous.
[3] Philip Pettit. (2012). On the People’s Terms: A Republican Theory and Model of Democracy. Oxford: Oxford University Press.
[4] Philip Pettit, ibid., p. 3.
[5] Christian Nadeau, “Machiavel, domination et liberté politique”, Philosophiques, 30 (2), 2003, p. 322.
[6] Christian Nadeau, Ibid., p. 324.
[7] https://echoslaicitebxl.info/machiavel-du-libre-examen-a-la-liberte-des-peuples/
[8] Christian Nadeau, op. cit., p. 342