LES DYNAMIQUES DE RÉSISTANCE EN ÉQUATEUR

par | BLE, Démocratie, JUIN 2020, Politique

Parler des révoltes en Amérique latine, c’est mettre en lumière une série de dynamiques hétérogènes qui positionnent acteurs, voix et situations. Dans cet article, je cherche à éclairer les manières dont celles-ci ont surgi dans le cas équatorien, et plus précisément dans le cadre des protestations d’octobre 2019. Pour ce faire, je débute par une analyse des détonateurs de la protestation au milieu du tournant néolibéral de la politique équatorienne, pour ensuite me concentrer sur les différents visages de la résistance et, enfin, mettre en évidence les réalisations et les points en suspens dans l’agenda de la lutte populaire. En guise de conclusion, un petit épilogue relie ce moment à la crise mondiale actuelle.

CAUSES ET DÉTONATEURS

Début octobre  2019, le président de l’Équateur, Lenin Moreno, est apparu sur une chaîne nationale télévisée pour faire une annonce importante aux citoyens. Les jours précédents, la population équatorienne commentait l’intention du gouvernement de relever la taxe sur la valeur ajoutée (TVA). Cette intervention était donc attendue du public. Le discours reposait essentiellement sur l’idée que tous les habitants du pays devaient “prendre parti”, pour résoudre une crise “héritée”, découlant des problèmes liés à une “mauvaise gestion de l’économie” et à une regrettable “corruption généralisée”. Ce ne sera ni la première ni la dernière fois que Moreno cherchera à justifier ses décisions en blâmant son prédécesseur.[1]

Les annonces lors de l’intervention présidentielle pourraient être regroupées en trois blocs : 

  1. Comme alternative à l’augmentation de la TVA (dont l’approbation allait prendre plus de temps au gouvernement) ont été éliminées les subventions de l’essence régulière et du diesel, principales ressources pour le transport dans les centres urbains ainsi que dans l’échange interrégional de produits de premières nécessités.[2]
  2. Une réforme du marché du travail a été annoncée. Elle prévoit l’assouplissement de l’emploi, la possibilité d’embaucher des personnes pour des journées de travail supérieures à huit heures, sans paiement d’heures supplémentaires, et la possibilité d’établir des contrats avec des périodes d’essai très courtes. En outre, certaines mesures touchant directement les travailleurs du secteur public, comme une réduction de leurs jours de congé et de la couverture sociale sur les salaires. [3]
  3. Certaines taxes et certains droits de douane ont été abaissés ou éliminés, en particulier pour l’importation de machines ou d’équipements technologiques.

Ce qui est arrivé après cette annonce est déjà bien connu, et pas nécessairement grâce au travail journalistique des médias traditionnels du pays lui-même : les transporteurs ont annoncé une suspension immédiate de leurs services, et d’autres groupes et mouvements issus des secteurs des travailleurs, des étudiants, des collectifs de femmes, entre autres, ont rejoint la protestation.  Il s’agissait de journées de grande violence, mais, de la part de l’État, d’une répression singulière. Onze jours plus tard, à la suite d’un décret d’état d’urgence, d’un couvrefeu, du décès de 10 personnes et d’un nombre important de blessés (plus de 1340)[3], le Gouvernement a été contraint de céder en parvenant à un accord pour engager un dialogue dirigé par le mouvement indigène.

Ce récit nous permet de situer, dans le temps, la révolte d’octobre qui a éclaté, presqu’au même moment et au même rythme que celles d’autres pays, comme le Chili. Cependant, s’il s’agissait de situer le début de la rupture socio-politique, nous devrions remonter un peu plus loin dans l’histoire. C’est pourquoi nous parlons d’un détonateur et non d’une cause. Lors d’une intervention télévisée, avec un langage plein d’euphémismes, Moreno parlait de ses réalisations apparentes, en fonction d’une lettre d’intention, secrètement élaborée et préalablement signée par le gouvernement, avec le FMI. C’était en fait une obligation de rendre des comptes.

L’intervention d’octobre, comme détonateur d’une bombe sur le point d’exploser, n’a été que “la goutte d’eau qui a fait déborder le vase”. Il y avait toute une série de situations devant lesquelles la population était vraiment fatiguée : licenciements massifs dans le secteur public, sentiment de cherté de la vie, augmentation de la criminalité, réduction du budget dans les domaines prioritaires, diminution des bourses, et ainsi de suite. Tout cela avait mis dans l’œil du cyclone un gouvernement qui montrait de plus en plus son incapacité à gouverner le pays.

LES DYNAMIQUES DE RÉSISTANCE 

Qu’est-ce qu’un fou, sinon quelqu’un qui cherche à obtenir des réponses différentes en utilisant toujours la même stratégie  ? Parler du FMI en Équateur, c’est rappeler à ses habitants des périodes très douloureuses, liées d’abord à l’appauvrissement et ensuite à la migration massive qui a entraîné la séparation de milliers de familles. Cependant, nous voyons, en Equateur, un gouvernement insistant dans son désir d’entrer dans des logiques économiques qui, comme on l’a constaté à maintes reprises, ne donnent pas les résultats escomptés et ne font qu’aggraver la crise.[4]

L’accord avec le FMI n’est pas une bonne nouvelle. Il s’agit essentiellement d’une dette de 4,2  milliards de dollars, qui s’ajoute à d’autres dettes multilatérales, atteignant 10,2 milliards de dollars. En retour, et comme il est d’usage dans ce type d’accords, l’Équateur s’engage à respecter une série de conditions d’ordre social et économique, parmi lesquelles : l’élimination des subventions aux carburants, la réduction de l’État, l’ajustement des salaires des fonctionnaires, la réforme fiscale au profit des entreprises, l’augmentation de la TVA, l’augmentation des tarifs des services publics, les concessions d’entreprises publiques, la suppression de la taxe à la sortie de devises et la réforme du travail pour “s’adapter aux conditions du marché”, c’est-à-dire flexibilisation.[5]

Or, chaque décaissement de la part du FMI vers l’Équateur n’intervient qu’une fois que le pays aura montré qu’il a obéi à ses ordres. C’est pourquoi Moreno “rend des comptes” non pas aux citoyens, mais à qui il est vraiment redevable, et ce, à partir du moment où il a décidé de changer radicalement la politique économique du pays en concluant un accord avec cet organisme. Les mesures d’octobre 2019 ne seront que la mise en œuvre des conditions imposées, en échange d’un prêt dont les intérêts devraient être remboursés avec la misère.[6] 

Ainsi, nous pouvons établir un lien direct entre les mesures prises par le gouvernement et la lettre d’intention. Les décisions concernant la libération du prix des carburants auraient pour effet d’augmenter le prix de tous les produits de première nécessité, ainsi que le coût des transports urbains et, par extension, de tous les biens et services. En réalité, la mesure répondait essentiellement à l’impossibilité pour le gouvernement de relever la TVA à court terme et il a donc opté pour un mécanisme plus rapide, le justifiant par un prétendu souci de lutter contre le trafic d’essence aux frontières.

Dans le domaine du travail, la réponse a radicalisé l’intérêt pour réduire un état “obèse” aux yeux du FMI et du néolibéralisme qu’il représente, et qui se matérialisait par une série de licenciements dans la fonction publique (ce que, malheureusement, le gouvernement présente toujours comme l’une de ses meilleures réalisations). En justifiant les mesures de soutien à l’entreprenariat, on ne faisait que diminuer les droits acquis historiquement dans le domaine du travail, en favorisant ce que les différentes corporations exigeaient déjà du gouvernement, et en stigmatisant tout ce qui est public afin de faciliter par la suite les concessions et les privatisations. 

Par conséquent, les incitations relatives à la réduction des impôts et des droits de douane ne peuvent être lues qu’à la lumière de l’avantage qu’elles représentent pour l’un ou l’autre secteur. Fondamentalement, la population aurait plus facilement accès à des biens technologiques hors taxes, qui ne remplaceraient pas le panier de base désormais inaccessible. La prémisse est claire si l’on considère que les subventions sont destinées à bénéficier aux pauvres, tandis que les incitations (telles que les réductions d’impôts) profitent aux riches.

La résistance de la population n’est pas seulement portée sur les mesures économiques, mais également sur la politique visant à satisfaire le FMI. Il ne s’agit pas d’une question isolée et conjoncturelle, mais de l’évolution d’un agenda qui se dessine dans différents secteurs et mouvements, et qui s’active lorsque les logiques néolibérales deviennent plus évidentes. Au risque de simplifier une réalité très complexe et tout à fait hétérogène, et sachant que la résistance prend des chemins très variés et s’exprime de bien des façons, je considère qu’il a existé (et qu’il existe encore), au moins trois dynamiques de résistance différentes, mises en place à partir des révoltes d’octobre 2019.

1. Résistance au néolibéralisme

Dès son arrivée au pouvoir, Moreno a amorcé un revirement radical qui sera qualifié de “trahison” par ses anciens partisans. Ce virage à droite a représenté, pour l’Équateur, un recul des acquis sociaux antérieurs dans des domaines tels que la santé ou l’éducation, ainsi qu’une perte d’efficacité de l’État. Peu de temps après, des licenciements massifs ont touché presque toutes les institutions de l’État, des annonces de privatisation et de vente d’entreprises publiques ont été faites, et l’éloignement diplomatique avec les pays qui cherchaient une intégration alternative au néolibéralisme pour la région a été réalisé.

C’est pourquoi les mots d’ordre des protestations en Équateur étaient clairs  : “nous ne voulons pas du FMI” et “Dehors Lenin”. Bien que tout ait commencé par une suspension des activités des transporteurs et donc,par la suppression des subventions, de nombreux groupes de citoyens ont ensuite manifesté leur opposition à la poursuite d’une politique visant à répondre aux logiques émanant d’organismes tels que le FMI ou la Banque mondiale. La demande sur le carburant s’est mue en exigence d’améliorer les conditions de vie des gens, à commencer par les domaines sociaux prioritaires et enfin, en garantie d’un travail décent.

2. Résistance à la stigmatisation

Pendant les manifestations, le gouvernement a présenté deux stratégies officielles dans ses discours. D’une part, sur la question du carburant, il s’agissait d’une question exclusive des transporteurs, dont ils étaient les seuls interlocuteurs. D’autre part, les foyers de violence qui ont surgi au milieu des révoltes venaient de l’extérieur. Ainsi, plusieurs boucs émissaires sont apparus, dont des groupes de guérilla, des gangs, des espions russes, le Venezuela, Cuba, des partisans de l’ancien président, et même des médias alternatifs. 

Cette sorte de fiction transformée en discours officiel n’a fait que susciter une indignation accrue parmi les protestataires, car elle minimisait la force de différents groupes de pouvoir agir et s’exprimer. Bien sûr, dans certains secteurs, cela n’a fait qu’attiser la haine envers d’autres secteurs de la population et une xénophobie latente. Les revendications citoyennes n’ont pas tardé à se faire entendre, rendant ainsi visible une nouvelle résistance qui permettait d’identifier les divers lieux d’où elle était née. Il s’agissait, en définitive, d’une lutte contre la stigmatisation de la part du gouvernement.

3. Résistance à la manipulation

Tant les discours officiels que les éléments liés à la politique néolibérale équatorienne ont leurs grands alliés. Adopter un discours qui dévalorise le public, qui souligne la faiblesse des institutions de l’État, et qui répète constamment que ce n’est pas la faute du gouvernement actuel, mais du gouvernement précédent, ne pourrait pas se faire efficacement sans certains médias. Pendant les manifestations, ils ont été essentiels, soit pour répéter ces idées, soit simplement pour être absents. Le rôle des chaînes de télévision du pays, qui diffusent des émissions pour enfants, a été remis en question à l’échelle internationale, alors que les manifestations avaient atteint un niveau élevé de violence.[7] 

Tout cela a fait que ceux qui étaient dans les rues pour protester et ceux qui ne l’étaient pas, ont commencé à se méfier des grands médias du pays, alignés avec le gouvernement de Moreno. Les gens ont préféré être eux-mêmes informateurs, ce qui a provoqué une vague de “fake news”, difficiles à discriminer, mais aussi beaucoup d’informations à portée de main pour découvrir que les médias ne disaient pas tout, ni toute la vérité. La méfiance à l’égard des médias est devenue une méfiance à l’égard du gouvernement qui, après cette date, verra sa crédibilité s’effondrer, pour avoisiner aujourd’hui les 4 %.

RÉALISATIONS PARTIELLES ET POINT S EN SUSPENS 

Les manifestations se sont conclues par un dialogue télévisé entre le gouvernement et les représentants du mouvement indigène.[8] Cela a fait chuter l’intention gouvernementale de mettre toute la culpabilité sur les épaules des transporteurs, et les a forcés à reconnaître que la protestation avait différents foyers et acteurs. D’autre part, et bien que celui-ci ait été présenté dès le début comme le “gouvernement du dialogue”, c’était la première fois que ses dirigeants devaient s’asseoir pour négocier, habitués, comme ils l’étaient, à déguiser en “dialogue” les réunions de sympathisants au cours desquelles ils présentaient, en tant qu’accords, des décisions déjà prises. 

C’est pourquoi, symboliquement, ce dialogue a représenté une perte de légitimité du gouvernement national, non seulement en ce qui concerne la gestion de cette crise particulière, mais aussi en ce qui concerne les différents discours prononcés depuis le début de son mandat. En même temps, cela a représenté une nouvelle époque pour les indigènes placés maintenant comme représentants et porte-parole du mécontentement généralisé de la population, dans un espace où, avec simplicité, ils montraient au public leur capacité à affronter un groupe de dirigeants retranchés.

Durant le dialogue télévisé, le gouvernement a été tenu pour responsable de la mauvaise gestion de l’économie, de la violence disproportionnée et de la répression menée par les policiers et les militaires. Certains des fonctionnaires du régime ont été pressés de démissionner l’acceptation de 4,2 milliards de dollars du FMI a été comparée à l’annulation de dettes et d’intérêts à de grands groupes économiques du pays pour un montant similaire[9], et le gouvernement a été mis en doute pour avoir mis toute la droite dans les coulisses du pouvoir. Finalement, Moreno a dû céder et annuler l’accord de suppression des subventions. 

Comme on dit, on a gagné la bataille, mais pas la guerre.  Aujourd’hui, nous pourrions dire qu’il s’agissait plutôt d’une tentative désespérée de revenir à la normale, en veillant à ce que d’autres aspects importants passent au second plan. C’est pourquoi, bien qu’il y ait des réalisations matérielles et symboliques évidentes de cette épopée, il faut avouer qu’il y a encore plusieurs points sur la table qui doivent être discutés, parmi lesquels la focalisation des impôts et le recouvrement des dettes “remises”, la lutte pour soutenir les droits du travail en évitant la flexibilisation et l’exploitation, la nécessité de se démarquer du FMI et, bien sûr, la transformation structurelle de l’État pour qu’il bénéficie à ceux qui en ont le plus besoin.

EN GUISE D’ÉPILOGUE 

Une nouvelle crise a mis en évidence la faible capacité du gouvernement équatorien à répondre à des situations pertinentes.  Notre ennemi invisible, la COVID-19, est devenu une preuve supplémentaire pour comprendre qu’il y a encore des luttes à gagner, que ce n’est pas une bonne idée de diminuer le budget de la santé, et que l’État est nécessaire pour garantir les droits des personnes. Cependant, après presque trois ans de gouvernement, il reste le discours officiel qu’ils ne sont pas fautifs, qu’ils ne soutiennent qu’une dette héritée, et que la seule façon de le faire est d’accumuler plus de dettes. 

Fin mars 2020, et au milieu de cette crise qui nous frappe au niveau mondial, le gouvernement a décidé qu’il était bon de payer aux détenteurs de titres de créance la somme de 320  millions de dollars, laissant des impayés aux enseignants et aux fonctionnaires. Pendant ce temps, ils annonçaient de nouveaux décaissements du FMI, de la Banque mondiale et de la Banque interaméricaine, en tant que nouvelle dette. Furtivement, et profitant de la crise, le gouvernement assure le respect des conditions imposées, et reprend, en coulisse, la question de l’élimination des subventions. En tant que bons exécutants des tâches néolibérales, l’économie est placée au-dessus des personnes et nous sommes invités à oublier la crise politique pour nous concentrer sur la crise sanitaire.


[1] Le discours qui rejette la responsabilité de la crise actuelle sur l’ancien gouvernement est pratiquement devenu le discours officiel. Pour faire une lecture de cela, il faut considérer que Lenín Moreno est déjà aux portes de la dernière année de son mandat présidentiel, et qu’il a été lui-même vice-président de Rafael Correa, son prédécesseur. Son virage vers la droite s’appuie également sur le discours d’une crise héritée.

[2] L’Équateur maintient une politique de subvention des carburants depuis 1974, ce qui réduit ses coûts par rapport aux autres pays. Cela permet de soutenir l’économie des familles de classes populaires et moyennes qui dépendent de ce type de subventions, mais, d’autre part, motivent le trafic d’essence aux frontières.

[3] El Comercio. “Octubre del 2019, mes de las protestas sociales en el mundo”. Section monde, 25 octubre 2019.

[4] Bermúdez, Ángel. “The IMF in Latin America: the controversial role of the organization in major economic crises in the region and the rest of the world”. BBC News World. October 16, 2019.

[5] International Monetay Fund (IMF). “Letter of intent with the government of Ecuador”. 1 March 2019.

[6] Dans le cadre des événements d’octobre 2019, j’ai écrit un article traduisant les conditions du FMI dans un langage plus proche de la population. Je l’ai titré “Payer des intérêts avec la misère”. Dans www.sociotramas.org

[7] RT. Actualité, espagnol. “Al Gobierno de Ecuador le “llama la atención” que RT transmitiera en vivo las protestas más masivas en su país en los últimos 15 años”. 15 octubre 2019.

[8] La Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur (CONAIE) est la plus grande organisation autochtone de l’Équateur. Il s’agit d’une entité hétérogène qui compte des représentants des trois différentes régions du pays. En tant que mouvement, ils ont un projet fondé sur la reconnaissance de l’identité indigène, la durabilité environnementale et le rejet de la politique néolibérale et de l’interventionnisme.

[9] La “Loi organique pour la promotion de la production, l’attraction des investissements, la création d’emplois, la stabilité et l’équilibre fiscal” publiée dans le registre officiel le 21 août 2018 a favorisé la remise des intérêts, des amendes et des majorations, surtout à de grands groupes économiques en Équateur

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