ÉMEUTES, UNE RENCONTRE BRISÉE AVEC LE MONDE

par | BLE, Démocratie, JUIN 2020, Politique

Depuis 2010, des contestations d’ampleur ont agité bon nombre de contextes nationaux. Si elles renvoient à des situations et des enjeux politiques à chaque fois spécifiques, il existe des expériences partagées et des récits concordants entre eux. Aux ressources argumentatives classiques (lutte contre la précarité, l’injustice, les inégalités économiques, etc.), s’ajoute une revendication à l’élargissement des orientations du vivre, des formes de vie [1], en somme à une transformation existentielle des manières d’être.[2] Ce retour du registre culturel, éventuellement romantique dans la scène politique interroge tant du point de vue de ce qu’il dit de notre époque que dans sa capacité à tracer un avenir, des perspectives dans l’organisation du monde et dans le dépassement des contingences capitalistiques.

Les soulèvements contemporains se singularisent également en tant qu’ils ont tendance à s’accompagner à un moment ou à un autre de violences de plus ou moins faible intensité. En France, les émeutes, manifestations sauvages et débordements s’observent dans de nombreuses manifestations (ZAD, Loi Travail, Parcoursup, Gilets Jaunes, etc.). À l’échelle internationale, l’année 2019 a également été marquée par une recrudescence des pratiques émeutières (Chili, Liban, Irak, Hong-Kong, etc.). Dans cette année particulièrement agitée, l’Algérie fait exception. Cette recrudescence de la violence, généralement de faible intensité inquiète en particulier devant le constat d’une rupture des pratiques de délibération et d’une incapacité du système démocratique à faire face à la montée des postures radicales, à l’impatience populaire, et aux accès de colère voire parfois de rage. L’expérience américaine de mai-juin 2020, dans le contexte des protestations contre la violence et le racisme policiers montre que l’intensité de la violence peut s’élever considérablement. Ces contestations étonnent par leur intensité et par l’atmosphère si particulière qui s’y dégage. Que se passe-t-il donc ? Qu’y a-t-il dans l’air ? Manifestement, il se dégage une sévère impatience, une tendance générale à des rapports envenimés, à des excès de colère voire parfois de rage, et à des affrontements de faible intensité avec les forces de l’ordre. On y trouve donc des contestations acharnées, des insultes sans mesure à l’endroit de la police, des yeux qui brillent de colère, des bouches qui se tordent passionnément, etc. Et, le plus étonnant de la caractéristique de ces excès est, qu’au lieu de fuir les états coléreux, ces manifestations sauvages attirent au point que les gens y prennent aisément une part active et s’abandonnent au même vertige.

Deux questions centrales s’imposent : la première est de se demander pourquoi le recours à la violence et à la destruction matérielle attire au point que les gens y prennent aisément une part active ? La seconde question est de nature politique. Que manifeste la généralisation des pratiques de violence et de l’agir destructif de notre époque et des attentes existentielles qui se nichent au creux de ces violences ? Autrement dit, que disent ces phénomènes sur notre époque, sur l’attitude qui se développe face au monde et sur la façon dont les révoltés s’y prennent pour domestiquer le monde ?

L’ÉMEUTE TÉMOIGNE D’UNE CRISE POLITIQUE DE L’EXPRESSIVITÉ

Une émeute n’est jamais sans revendication politique. La plus importante d’entre elles est celle de vivre une vie expressive. Dans cette perspective, les luttes ne visent pas systématiquement à revendiquer une meilleure distribution des revenus ou une augmentation des salaires qui permettrait à chacun d’accéder à la société de consommation. Ce qui est dénoncé de façon insistante, c’est le blocage des vies, leur inexpressivité et leur inauthenticité. La revendication d’une vie expressive signifie que les révoltés sont de ceux qui attendent de la densité existentielle. Toujours plus nombreux sont ceux qui éprouvent le sentiment que la vie toute entière a dévié jusqu’à former une existence close. Cela désigne une vie immobile, asséchée, froide qui ne promet que quelques fulgurances existentielles inconsistantes. Que se soient dans le travail, la famille, les sociabilités ordinaires ou les activités sociales, la vie peine à s’exprimer. Le sentiment d’être impuissant à agir sur le cours des choses, à poser des actes significatifs dans le réel ou à mettre en œuvre ses propres puissances semble se généraliser. Un tel diagnostic ne peut conduire les révoltés qu’à une contestation radicale : l’essentiel serait alors de détruire l’organisation sociale et matérielle de la société afin que la vie puisse de nouveau advenir, c’est-à-dire qu’elle soit affirmation de la puissance de chacun et création d’un monde commun. De toutes évidences, ces appels à la vie expriment une saturation mentale et affective due à l’extrême colonisation du système capitaliste sur l’ensemble de la vie. Cette critique romantique du monde exprime une tendance générale à la saturation existentielle. De manière générale, la critique écologique, l’expansion des ZAD et des mouvements de ce type signent la faillite d’une subjectivité incarnée et pré-formatée par le capitalisme. Le geste émeutier s’accorde assez bien avec ces attentes existentielles. Il exprime une impatiente soif d’action. L’émeute exprime clairement un état de doute et de misère du politique au sens où celui-ci est largement impraticable. Ce que l’on prend pour une colère froide n’est que l’avatar d’une expérience collective de l’impuissance face à la réalité sociale et l’inexpressivité.

L’ÉMEUTE EN QUÊTE D’INTENSITÉ

Pour Tristan Garcia[3], l’intensité s’érige aujourd’hui en nouvel idéal moral. L’essentiel d’une vie serait de rechercher des sensations fortes, c’est-à-dire d’éprouver dans le corps le vécu. L’être intense n’est autre que la figure du sujet sensible qui a besoin de chocs, de frissons et d’intensité pour être à même de retirer de la vie une certaine extase. Cette intensité se manifeste dans toutes sortes d’activités. Tristan Garcia évoque la recherche de la sensation dans les sports extrêmes. Il peut aussi s’agir de tomber radicalement amoureux, de se masturber frénétiquement, de s’adonner à la défonce. Plus loin, il ajoute que quand certains prennent des rails de coke, d’autres font des émeutes. T. Garcia ne s’explique pas sur le choix de cet exemple, mais on peut supposer que le besoin existentiel de faire une épreuve subjective de la vie peut prendre des formes inattendues, sinon extrêmes. C’est le cas de la passion de détruire. Pour le célèbre psychosociologue Erich Fromm[4], l’individu contemporain accomplit d’innombrables actions afin que sa vie lui apparaisse digne d’être vécue. Cette recherche prend des trajectoires plus ou moins radicales en fonction du degré de non-reconnaissance de ses capacités sociales. L’homme cherche “le drame et l’émotion”, affirme-t-il. Et si, dans la vie quotidienne, il n’existe aucune situation où la vie fait l’épreuve d’elle-même, alors l’individu peut lui-même susciter le “drame et la destruction”. En bref, l’Homme cherche de quoi donner à sa vie de la valeur. Toute question est de savoir ce qui l’enflamme.

Or, l’émeute est précisément vertige. Les émeutiers vibrent. L’intensité s’éprouve physiquement (ressentir par le corps les frissons et l’emballement du pouls). Elle traduit aussi une “passion du réel”, c’est-à-dire une épreuve par le corps des revendications politiques. En effet, ce qui domine dans l’émeute, ce n’est pas la parole, mais plutôt l’acte. L’émeutier veut mettre en pratique l’intensité du sentiment politique. Ceci passe par le corps en mouvement, qui s’oppose aux corps résignés, lents et comme habitués des marches funéraires que sont les manifestations de rue traditionnelles. Le corps en mouvement est la mise en acte de cette revendication ; le vitalisme du corps, son endurance, sa capacité d’exposition appartient au registre de l’intensité. Dans le langage de Judith Butler[5], il s’agit d’une forme politique de performativité plurielle et mise en acte. Dans la manifestation émeutière, s’exprime cette exigence de vivre corporellement le politique et d’échapper ainsi à la restriction trop unanimement acceptée de ne vivre qu’abstraitement le monde.

Le vertige de l’émeute tient également au fait qu’elle montre la déroute momentanée du pouvoir. Évidemment, l’émeutier ne s’attend pas à ce que son geste transforme durablement le cours des choses. Il manifeste plutôt avec énergie sa passion du réel : détruire les symboles du pouvoir pour atteindre un noyau dur du réel. L’envie de casser est une façon politique de reprendre prise avec le réel. C’est retrouver le réel du monde. Celui-ci n’est pas anéanti : il est marqué, scarifié, abîmé. La colère a laissé sa trace sur les vitrines éventrées. C’est là peut-être une forme
de jouissance pure, où le sujet émeutier expose au monde sa colère. Les lamentations des préfets, des maires, des policiers ajoutent davantage encore à cette joie d’inverser les registres de la puissance. On comprend alors que l’émeute attire en partie par le fait qu’elle donne le sentiment que le politique n’est plus une affaire abstraite. Non seulement l’émeutier signe sa présence au monde, mais plus encore, il a la sensation de l’intensifier en “contemplant” l’effet matériel de sa puissance. En effet, ces destructions adviennent en premier lieu dans le champ de la perception ; des forces de l’ordre désorientées par le “pouvoir émeutier”, des rues jonchées de débris qui donnent à observer immédiatement les changements d’état de la matière. Le participant à une émeute ou une manifestation sauvage intensifie l’éprouvé en s’associant au monde par des gestes. L’émeutier déstabilise le monde. Il l’inquiète et suscite l’attention publique bien que, en règle générale, la désapprobation est de mise. Pour Le dire autrement, le pouvoir attractif de l’émeute réside dans le fait qu’elle est une “folie collective de sensations”. Elle suscite un déferlement rythmique collectif comme marque de sujets qui se montrent affectés, un “emportement perceptif”. Elle convoque les sensations et c’est précisément sur ce point, au-delà de toute considération morale, qu’elle réclame qu’on la considère.

Il ne faut évidemment pas lire dans ces propos une exaltation de l’émeute. Il s’agit d’abord d’en saisir l’éprouvé du point de vue de ceux qui y participent avec enthousiasme. Ensuite, il s’agit de se demander ce que cette quête désespérée signale de notre temps. De ce point de vue, l’émeute signale la réfutation du monde tel qu’il est. Dans le même temps, cette quête, ou plutôt cette divinisation du chaos, transporte chacun. L’émeutier regarde le monde ; il le parcourt, l’engrange et le brûle. C’est une passion éminemment contrariée du monde qu’il manifeste. De fait, comme c’est le cas pour une “expérience de l’absurde[6], l’émeute constitue une rencontre brisée avec le monde. Elle objective la fracture entre le monde et l’esprit de l’individu. Elle produit en chacun une conscience perpétuelle, toujours renouvelée et toujours tendue, de cette relation heurtée au monde.

La compensation subjective à cette relation impuissante et heurtée au monde réside dans le fait de faire voir un pouvoir à nu, absurde, inquiet, aussi grossier qu’égaré. La puissance du geste émeutier ne réside pas seulement dans les constellations de sensation qu’elle suscite en chacun, mais plutôt en ce qu’elle maintient au-devant de soi un pouvoir affolé et obligé de se manifester en masse pour contenir la ferveur émeutière. L’émeute n’a probablement pas d’autres aspirations ou espoirs que d’offrir une présence constante et sensible du pouvoir, un face à-face toujours perdu mais qui fait aussi bien constater la “force” du pouvoir que son vide.

On comprend alors mieux la place de l’émeute dans le vécu subjectif d’un individu : le possible et la détresse se confondent dans un même geste et dans un même instant. L’émeutier projette dans le concret sa tragédie spirituelle et, dans le même instant, fait surgir le pouvoir en l’incitant à exprimer au moyen de la force son propre vide tout en fournissant à l’émeutier l’essentiel des justifications de son engagement.

CRISE DE LA DÉMOCRATIE ET FIN DE LA POLITIQUE DE COMPOSITION ?

Enfin, il se pourrait que l’émeute signe la fin de la politique de “composition” qui voudrait que le dialogue aboutisse à des consensus et à des décisions politiques consistantes. L’émeute place tragiquement chacun d’entre nous face à notre incapacité à se réfléchir collectivement, à se déterminer des horizons souhaitables et à se transformer. Elle témoigne d’une rupture du dialogue. En ce sens, elle inquiète car elle signe une profonde crise de la crédulité quant à la capacité pratique de faire résonner et dialoguer les voix humaines dans leur pluralité.

Les questions collectives qui se présentent à nous sont tout aussi redoutables qu’impossibles à résoudre dans les conditions actuelles de nos pratiques politiques : comment donc faire du politique alors que chacun est agité par le sentiment que tout s’effondre et que l’avenir est inscrutable ou qu’il prend la figure menaçante de l’angoisse ? Comment se frayer un chemin à travers la catastrophe et au milieu d’un monde muet et indifférent ? Les angoisses sont nombreuses; qu’elles proviennent du drame écologique et plus récemment sanitaire, d’une vie destinée à la précarité matérielle et sociale, ou, plus largement, à l’absence d’un futur visible, imaginable et pensable. Les réponses politiques, quant à elles, peinent à apporter une réponse consistante au sentiment de plus en plus partagé d’être tenu de vivre dans une époque de menaces globales sans issue prévisible. L’émeute révèle peut-être l’immense problème politique que nous rencontrons actuellement : une crise de la lucidité politique, mais aussi de l’expressivité. Ces crises ne sont pas nouvelles. Seulement, la généralisation des moments émeutiers traduit incontestablement ces subjectivités à la fois saturées et avides de présence à la sensation.


[1] Macé, Marielle. Styles. Critiques de nos formes de vie. Gallimard. Paris, 2016.

[2] Didi-Huberman, Georges. Peuples en larmes, peuples en armes. Les éditions de Minuit. Paris, 2016.

[3] Garcia, Tristan. La vie intense : une obsession moderne. Éditions Autrement. Paris, 2016.

[4] Fromm, Erich. La passion de détruire. Anatomie de la destructivité humaine. Traduit par Théo Carlier. Robert Laffont. Paris, 1975.

[5] Butler, Judith. Rassemblement. Pluralité, performativité et politique. Fayard. Paris, 2016.

[6] Camus, Albert. Le mythe de Sisyphe. Gallimard. Paris, 1985.

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