LE BALAI ALIÉNÉ : TRAVAIL DE NETTOYAGE ET OPPRESSION SOCIALE À BRUXELLES

par | BLE, Economie, INTERFÉRENCES, Précarité

L’expérience de terrain de conseillères et conseillers emploi nous offre un regard sur les conditions de travail particulièrement difficiles rencontrées par les personnes qui travaillent dans le nettoyage : horaires morcelés, déplacements multiples non payés, impact sur la santé, droits du travail bafoués, invisibilité, pénibilité, etc. Ce secteur représente un choix par défaut, faute d’autres opportunités d’emploi. Que faire face à cela ? Miser sur le collectif comme source d’espoir.

Depuis de nombreuses années, l’équipe d’insertion socioprofessionnelle du pôle social de Bruxelles Laïque récolte des demandes de réorientation, de plus en plus nombreuses, de personnes qui travaillent dans le secteur du nettoyage et qui n’en peuvent plus. Ces demandes concernent aujourd’hui en particulier les travailleuses du secteur des titres-services, où la précarité s’est accentuée depuis la pandémie.

« De nombreuses aides ménagères viennent nous voir parce qu’elles souhaiteraient changer de secteur. Les titres-services ont des horaires coupés et les travailleuses doivent parfois traverser Bruxelles de bout en bout pour effectuer des prestations très physiques. Alors, elles cherchent à se réorienter plutôt en maisons de repos ou en crèche, toujours dans le nettoyage, car cela semble une meilleure option. Mais, d’expérience, la pression est également très forte sur ces lieux de travail et les risques pour la santé restent très élevés. » (Vincent Hargot, conseiller emploi, pôle social, Bruxelles Laïque). 

Les membres de cette équipe ressentent souvent de l’impuissance, une forme de colère et se demandent inlassablement comment soutenir leur public, car l’offre de travail pour les personnes peu qualifiées est très faible par rapport à la demande et le nettoyage est pratiquement le seul débouché qui s’offre à cette frange de la population. Ce manque de mobilité les fait entrer dans le marché du travail dans une position très désavantagée et cela implique des risques accrus à tous les niveaux.

Selon un rapport récent de L’Agence européenne pour la santé et la sécurité au travail, cette faible position sur le marché du travail se traduit par un niveau insuffisant de mesures de sécurité et de santé. « Les risques pour la sécurité et la santé dus aux caractéristiques individuelles peuvent également être sous-estimés si les mesures de sécurité et de santé au travail sont conçues et mises en œuvre pour le groupe dominant d’une entreprise ou d’un secteur. Dans de nombreuses entreprises, la sensibilisation et les connaissances en matière de SST (santé et sécurité au travail) sont axées sur le cœur de métier, tandis que d’autres groupes sont considérés comme auxiliaires, par exemple le nettoyage, la cantine et les chauffeurs ».[1]

Cette tendance pourrait être accentuée dans les situations où les travailleurs et travailleuses sont engagés par des sous-traitants, ce qui est le cas d’un nombre croissant de personnes concernées par cette activité.

« Des études[2] démontrent qu’après 5 ans de travail en Titres-Services, 50% des travailleuses quittent l’emploi pour raisons de santé. Les maladies les plus répandues sont maux de dos, douleurs aux poignets, allergies dues à des produits de nettoyage inadaptés ou corrosifs. Il y a également la souffrance et le stress au travail lié au manque de respect pour ce métier, la lourdeur liée aux trajets, aux salaires extrêmement bas, qui ne permettent pas de vivre et qui posent un problème de perte de sens. Travailler dans le secteur du nettoyage a un coût humain terrible, nous faisons face à une classe de travailleuses pauvres », selon Vincent. 

Discriminations multiples, effets cumulatifs

Pour les membres du pôle social, il s’agit clairement d’une forme de discrimination : les personnes qui travaillent dans le secteur du nettoyage sont presque exclusivement d’origine étrangère. Racisme ou peur de l’étranger ? Le secteur du nettoyage engageant toutes ces personnes qui sont rejetées ailleurs, il représente le dernier espoir pour celles qui cumulent différentes formes de précarité.

Parfois, l’emploi arrive dans des circonstances extrêmes. « Il y a eu le cas de cette dame qui cherchait du travail depuis des années et qui a décroché un intérim dans un hôpital pendant la période du covid parce que personne n’osait travailler dans ce milieu en pleine pandémie. Elle a débarqué, on ne lui a rien expliqué, on lui a donné ses affaires et on lui a dit « tu vois ? là, il faut nettoyer ! ». C’est tout. Alors que, normalement, un agent d’entretien en milieu hospitalier c’est une formation spécifique qu’on donne dans des centres de formation. Elle était tellement heureuse d’avoir un travail, en même temps elle y allait la peur au ventre. Elle a débuté dans des conditions de travail atroces, parmi les patients qui mouraient. C’était momentanément reconnu comme étant un métier essentiel, alors que, en temps normal, c’est complètement invisibilisé », se remémore Pascale Kolchory, conseillère emploi au Pôle social de Bruxelles Laïque.

Ce secteur emploie majoritairement des femmes. Souvent, celles-ci cumulent davantage de difficultés : elles doivent assurer les soins aux enfants et cela restreint davantage leurs disponibilités horaires, surtout quand les frais de garderie sont trop importants pour leur maigre budget. « Travailler dans une entreprise ou dans un hôpital, par exemple, est plus valorisant que de travailler en tant qu’aide-ménagère », nous confie Pascale.

Or, le secteur qui absorbe majoritairement les demandeuses d’emploi sans diplôme est celui des titres-services, qui permet de concentrer les prestations pendant les horaires scolaires, les entreprises imposant des horaires en soirée ou au petit matin.

Travailler en dehors des heures de bureau empêche tout contact entre les personnes qui nettoient et les travailleurs et travailleuses responsables des tâches au cœur de l’objet social ou de la mission et des activités des entreprises. Il s’agit d’un travail invisibilisé, d’un secteur de l’ombre. « Les gens le sentent et le savent et à l’invisibilité se rajoute la maltraitance  Je n’ai jamais entendu des gens heureux dans le secteur du nettoyage. Une seule fois une dame a dit « ça me fait plaisir de rendre un endroit propre », poursuit Pascale.

La pénibilité des métiers du nettoyage n’a pas de commune mesure avec celle d’autres activités : « Cette souffrance, nous ne l’observons pas ailleurs. Dans l’Horeca, peut-être, mais malgré le fait que les personnes de ce secteur soient aussi malmenées et dénigrées, elles ne sont pas à ce point désespérées pour changer de travail. Les magasiniers aussi ont le dos cassé. Leur santé en prend un coup, mais ils ne viennent pas nous voir si massivement », commente Samuel Quaghebeur, coordinateur du Pôle social.

« C’est lourd à porter, pour elles et pour nous. On est un réceptacle de douleurs individuelles, en faire un collectif est donc important et les formules d’accompagnement peuvent, elles aussi, être limitantes et excluantes. Ne pas être qualifié, ne pas suffisamment maîtriser le français aura de lourdes conséquences dans la recherche d’emploi. Les personnes qui franchissent la porte de Bruxelles Laïque y trouvent un accueil sans condition ! Elles peuvent être au travail et bénéficier d’un accompagnement à la recherche d’un nouvel emploi, être peu ou pas qualifiées et être soutenues, habiter hors de Bruxelles,… Bruxelles Laïque a fait le choix de ne pas limiter la durée de l’accompagnement contrairement à certaines structures, où le nombre de personnes aidées comptera dans le calcul du financement », souligne Pascale.

Pour toutes ces raisons, l’équipe de ce service d’accompagnement ressent une urgence à s’emparer des difficultés rapportées par son public.

« Il n’y a pas cette culture de faire valoir ses droits dans le secteur du nettoyage. C’est un public qui a peu de qualifications, qui ne maîtrise pas la langue ou l’écrit et, qui a souvent un titre de séjour temporaire. Cette accumulation de facteurs de précarité place les personnes dans une posture d’impuissance. Les gens se disent « ah, si je n’ai pas de travail, je vais être expulsée », or l’Office des étrangers n’a pas pour vocation d’inciter les gens à accepter le dumping social, mais bien de vérifier la volonté d’intégration par la formation, le travail ou la fréquentation d’associations, dans le respect de l’ordre public. Mais les gens vivent ça comme « il faut que je travaille, peu importent les conditions, et si cela ne va pas, c’est moi qui dois m’adapter ou partir ». Alors, elles acceptent tout, même si cela dépasse le respect de leurs droits ou de leur contrat de travail. Je pense à une dame qui pour parvenir à boucler ses tâches et ne pas perdre son travail venait deux heures plus tôt sans déclarer ces heures et même mettait un réveil pour pointer à l’heure officielle… Le collectif est une bonne manière de, peut-être, changer cette culture. En effet, pour moi, en tant que travailleur social, privilégié par rapport à eux, c’est facile de dire « ne vous laissez pas faire ». Si elles sont plusieurs à vivre la même chose et que, parmi certaines d’entre elles, il y a eu une amélioration dans leurs conditions, on peut renverser cette impuissance », développe Vincent.

En réponse à ces constats, Bruxelles Laïque a organisé quelques rencontres avec toutes les personnes accueillies ces dernières année qui ont un vécu professionnel dans le secteur du nettoyage. Proposition est faite de créer un groupe. L’idée est de reproduire ce que des initiatives similaires, comme le Groupe solidaire d’expression citoyenne[3], ont permis par le passé : le partage des difficultés, des expériences positives, des trucs et astuces pour, enfin, envisager un travail de subjectivation politique, voire de revendication et d’interpellation.

Précarité et emploi dans le nettoyage

Le quotidien des personnes qui travaillent dans le secteur du nettoyage est marqué par le manque et la peur. Les salaires y sont extrêmement bas et les contrats de travail plutôt bricolés que négociés via des intérims ou des sous-traitants à géométrie juridique variable. Les durées de ces contrats, sont parfois scandaleusement courtes. Parfois de seulement 3 heures par semaine ! Il s’agit d’injonctions à la flexibilité, d’ondes de choc d’une idéologie instillée par l’état social actif qui assure que « si tu as un travail, tu es forcément heureux et tu n’as plus besoin d’aide ». Alors que, en réalité, cela place les travailleuses et travailleurs au même niveau d’insécurité financière que les allocataires sociaux. Parfois en dessous. « Au moins au chômage, tu es à l’abri du mépris des clients », déplore Pascale. Cela empêche toute possibilité d’épanouissement individuel et de projection dans un avenir sécurisant. La précarité, c’est vivre sur le fil, cumuler plusieurs contrats, passer presque autant de temps dans les transports qu’à nettoyer. C’est aussi expérimenter plusieurs formes d’insécurité, être dans l’impossibilité de prévoir, de se poser et de penser au-delà du repas suivant.

« Les nettoyeuses sont dans la survie en permanence. Leur galère financière est encore plus grave qu’avant le covid. Elles craignent d’avoir faim, que leurs enfants crèvent de faim. C’est la débrouille en permanence. Une dame me montrait une application qui compare les promotions des différents supermarchés. Elle fait parfois 5 ou 6 magasins pour faire ses courses et grapiller quelques euros. Avant je ne voyais pas ça », observe Pascale.

Une autre forme de précarité se déguise d’arbitraire : une femme de chambre nous a décrit le harcèlement téléphonique dont elle a été victime un jour où plusieurs collègues étaient absentes. À sa charge de travail déjà importante s’étaient ajoutées six chambres en plus à nettoyer, Elle finit par quitter le travail en ayant laissé une chambre car l’heure passant, elle devait absolument rentrer s’occuper de ses enfants en bas âge à la maison. L’insistance de sa manager se changea alors en menaces et en véritable harcèlement. La travailleuse répondit en menaçant à son tour « d’accord, je retourne nettoyer la dernière chambre supplémentaire mais s’il arrive quelque chose à mes enfants pendant mon absence, c’est vous qui répondrez à la police ».Ensuite, elle raccrocha. Cette fois et pour la première fois, ses supérieures l’ont rappelée après 10 minutes pour s’excuser et lui dire de rentrer chez elle.

La pression et les cadences infernales semblent indissociables du travail des femmes de chambre. « Un jour, une participante à l’atelier informatique nous raconte, qu’elle est heureuse, d’avoir décroché un contrat de 9 mois comme femme de chambre. Je m’attendais à ce que les autres se réjouissent, mais une autre femme lui a dit « tu ne vas jamais tenir ». Malheureusement la prophétie s’est réalisée. En 9 mois elle aura perdu 15 kg. La précarité de ce métier est bien matérielle. On se demande si on va tenir physiquement, si ça va aller pour la santé, si le corps ne va pas lâcher », insiste Vincent.

Alors, lorsque les rares contrats à durée indéterminée sont proposés, ce n’est pas étonnant que cela ne représente pas nécessairement une bonne nouvelle. Impossible de s’engager de manière permanente lorsque les douleurs sont chroniques et qu’elles sont accompagnées d’une seule certitude : à chaque moment les conditions peuvent se détériorer.

Malgré ces difficultés, pour certaines travailleuses, le CDI représente une possibilité d’amélioration de leur statut. Pascale se remémore une dame qui travaillait depuis deux ans comme agent d’entretien en milieu hospitalier, via une agence d’intérim. Elle faisait les horaires que personne d’autre ne voulait. Un jour elle a entendu que l’hôpital recrutait en interne. Elle a postulé car elle s’estimait éligible : deux ans d’expérience, ponctuelle et jamais absente. Tout semblait indiquer qu’elle avait une chance. Mais les choses se sont particulièrement mal déroulées lors de la procédure de sélection. Elle a été reçue comme une étrangère aux entretiens, alors qu’on l’appelait par son prénom dans les couloirs. Pire, au niveau des tests, elle a été incapable de répondre correctement par écrit, malgré son expérience sur le terrain. « On se demande ce que ces tests mesurent », s’indigne Pascale. En fin de compte, la dame a abandonné la procédure. « Elle s’est écroulée. Elle s’est sentie maltraitée, utilisée », s’insurge la conseillère.

Un changement nécessaire

Alors que nous clôturons cette exploration des réalités des travailleuses et travailleurs du nettoyage à Bruxelles vue à travers le regard du travail social, une question persiste : comment pouvons-nous créer un avenir plus juste et plus humain pour celles et ceux qui réalisent un travail indispensable, mais qui reste invisible ?

Il est indéniable que le secteur du nettoyage combine des formes multiples de précarité : principalement celle liée au statut administratif, – les personnes en autorisation de séjour temporaire sont corvéables à merci – mais également sanctionnées par la discrimination et le manque de formation, de reconnaissance et d’expérience. De même, une culture de la peur qui paralyse toute revendication ou possibilité de négociation doit être dépassée. L’équipe de conseillers emploi de Bruxelles Laïque tente de proposer un espace pour s’y atteler. Miser sur le collectif pour vaincre l’impuissance.

Plus particulièrement, le système des titres-services, exige une réforme supplémentaire, afin de proposer des emplois vraiment de qualité. Certes, ce système a apporté des avantages importants, notamment en permettant aux travailleuses d’intégrer le système de sécurité sociale et de sortir du travail au noir. Cette transition vers une forme d’emploi légal et réglementé a offert une protection sociale précieuse à de nombreuses travailleuses du nettoyage, améliorant ainsi leur sécurité financière et leur accès aux soins de santé.

Cependant, il est tout aussi important de reconnaître les lacunes et les inégalités persistantes. La flexibilité excessive accordée aux bureaux de titres-services, qui peut entraîner des trajets épuisants et des conditions de travail précaires, doit être abordée de manière urgente.

Il est impératif que les autorités réexaminent et ajustent les dispositions de la loi des titres-services, afin de garantir des conditions de travail plus justes et plus soutenables pour les travailleuses.

En fin de compte, le combat pour la dignité et la justice au travail nécessite un engagement collectif et continu de la part de tous les acteurs concernés. En unissant nos forces et en plaidant pour des réformes significatives, nous pouvons aspirer à un avenir où chaque individu, quel que soit son métier, puisse vivre et travailler dans des conditions justes, dignes et soutenables.


[1] ”Occupational safety and health in Europe : state and trends 2023, European Agency for Safety and Health at Work – EU-OSHA, p.58, traduit de l’anglais par deepl.com.

[2] SPF Emploi, travail et concertation sociale, Sécurité et santé dans le secteur des titres-services,  https://www.beswic.be/fr/themes/categories-de-travailleurs-specifiques/travailleurs-titres-services/securite-et-sante-dans-le-secteur-des-titres-services

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