L’employé modèle est devenu l’entrepreneur de ses projets professionnels et de leur renouvellement perpétuel. L’employé prévoyant, c’est le gestionnaire de sa carrière avec ses objectifs stratégiques et opérationnels, ses formations continues et sa mobilité sociale. Celui qui n’a pas d’emploi est sommé, par des contrats d’activation, d’être l’entrepreneur proactif de sa recherche d’emploi. Les personnes particulièrement éloignées de l’emploi ne sont pas jugées aptes à travailler, mais doivent néanmoins gérer leur intégration sociale comme une start-up de réinsertion personnelle. L’étudiant, lui, sera entrepreneur de sa formation et veillera à gérer son plan de mobilité Erasmus ou Mercator. Nous sommes désormais tous censés entretenir et faire fructifier notre capital santé. À nous aussi d’assurer notre sécurité et d’être notre propre agence privée responsable des interventions préventives.
Nous saurons par ailleurs gérer notre réseau social et notre vie affective avec flexibilité et, passant d’un partenariat à l’autre, transformer les expériences négatives en nouveaux départs positifs. Notre petite entreprise, de la sorte, ne connaîtra pas la crise… Plus globalement encore, le monde d’aujourd’hui foisonne d’invitations à gérer notre bien-être en parfait petit manager. Et – comme tout est bien calculé – l’incitation est soutenue par la mise à disposition sur le marché d’une multitude de méthodes pratiques, de programmes, de stages, de coach, de thérapeutes destinés à nous apprendre à écouter notre voix intérieure, à puiser dans nos ressources internes, à optimaliser nos compétences relationnelles, à réaliser nos aspirations, à dire non aux autres et oui à soi, à découvrir et décupler nos potentiels…[1]
Bref, nous sommes désormais tous des managers de notre propre vie. On peut se réjouir de cette apologie du développement personnel et du travail sur soi à dessein d’être aux commandes de son destin et de devenir l’acteur privilégié de ses transformations. Il faut inscrire cette promotion de l’autonomie dans la longue histoire positive de l’émancipation. Elle prolonge l’idée romantique d’épanouissement personnel et le projet des Lumières de libérer les individus et la pensée des tutelles et des endoctrinements extérieurs.
Cependant, à l’analyse, la forme managériale que prend aujourd’hui l’éloge de l’autonomie nous interroge sur l’esprit de l’époque, sur les normes morales ou sociales, sur le fonctionnement de notre société et sur ses contradictions.
LES RAISONS DE PAÎTRE DU TROUPEAU
Tout d’abord, l’incitation à devenir entrepreneurs de nous-mêmes cadre parfaitement avec Le nouvel esprit du capitalisme où s’entrecroisent réseaux et projets, responsabilisation et contractualisation, flexibilité et mobilité, intéressement aux résultats et autocontrôle.[2] Elle baigne comme un poisson dans l’eau dans cette modernité liquide que décrit Zygmunt Bauman : un monde qui célèbre la vitesse, la fluidité et l’éphémère, où tout change tout le temps, où il faut s’adapter en permanence, ne s’attacher à rien, consommer toujours plus et jeter toujours plus vite.
Elle révèle ensuite le type de rationalité à l’œuvre dans la gouvernementalité contemporaine, biopolitique et néolibérale. Michel Foucault a défini la “gouvernementalité” comme l’art de la pastorale, l’art d’entretenir le troupeau et de le mener à destination, l’art de “conduire des conduites”, c’est-à-dire de faire faire aux individus de leur propre chef ce qu’on souhaite qu’ils fassent. Il a souligné combien la gouvernementalité libérale requiert la production, l’encadrement et la canalisation de libertés via des processus de régulation biopolitique et d’intériorisation des normes. La gouvernementalité marie subtilement des techniques de domination et de conditionnement des autres et des techniques de soi, de travail sur soi.
Aujourd’hui, nous sommes passés d’une société productiviste à une société consumériste. Le profit repose moins sur la production matérielle que sur la production immatérielle (service, loisir, information, émotion… en ce compris tout, les programmes de management de soi) et sur la spéculation à partir de la consommation et l’épargne des ménages. Aux masses sous-socialisées qu’il fallait, à l’ère industrielle, discipliner par une série d’institutions allant de l’école à la prison, succède une foule d’individus hédonistes et raisonnables dont il s’agit d’orienter la consommation et les comportements à risque, en jouant sur leur recherche de plaisir et leur aptitude au calcul rationnel. La société n’est plus faite d’un peuple ou de classes sociales mais d’un réseau d’individus et l’organisation sociale repose sur les initiatives et l’autonomie de ces acteurs. La rationalité gouvernementale mise sur l’individu entrepreneur de lui-même, dont la faculté de choisir, autrement dit l’autonomie, est moins l’antithèse du pouvoir politique que “sa cible et son instrument”.[3] Elle est biopolitique aussi en ce sens que c’est la vie de cette multitude d’individus qui est l’objet et le sujet de la politique, régulée à travers des statistiques sanitaires ou sécuritaires et des campagnes de prévention diverses et variées. La régulation mise désormais moins sur la théorie des ensembles que sur la rationalité prescrite aux individus, sur les formes de subjectivation morale encensées par le discours dominant de l’époque.
Le bon entrepreneur de soi doit être un calculateur prudent, capable de prendre les risques qui peuvent faire fructifier ses capitaux personnels et de réduire les risques qui pourraient diminuer leur valeur. “Dans les sociétés libérales avancées, la construction publique du souci de soi est, très exactement, la construction du souci de l’entrepreneur de soi, la construction du devoir qui échoit à tous et à chacun, de se soucier de ces capitaux que sont ses biens, sa vie, sa santé, son apparence, ses connaissances, ses compétences, et de les investir ou de les convertir au mieux pour augmenter ce qu’il vaut, et la valeur des groupes dont il est l’un des membres.”[4]
La prétendue liberté promue se révèle dissimuler des fins d’ingénierie sociale qui reposent sur l’intéressement des individus et la manipulation de leurs intérêts. La gouvernementalité ne vise plus seulement à produire des corps dociles et utiles mais également des corps beaux et sains. Consciemment ou non, le sujet soi-disant autonome est devenu dévot des nouvelles divinités pointées par le spectacle Constellation 61 : “Des nouvelles idoles, dressées comme des dieux vers le ciel vide, ont bourré la terre […] Elles s’appellent Vie, Santé, Beauté, Bien-être, Sécurité”. On comprendra alors que toutes les entreprises individuelles ne sont pas encouragées ni même tolérées. Celui qui s’autogère en marge de la société ou qui bafoue, par choix autonome, ces idoles, ne sera pas considéré comme un entrepreneur de lui-même. Les migrants qui entreprennent un voyage périlleux, en mesurant bien les risques encourus, pour rejoindre des contrées plus propices à la réalisation de leur projet de vie découvrent abruptement que l’éloge de la mobilité et de l’esprit d’entreprise ne vaut pas pour tout le monde.
LE PARADIGME PERDU
L’entreprenariat personnel illustre, en outre, un changement de paradigme de la régulation sociale et de prise en charge de la sécurité, aussi bien sociale que physique, par l’Etat. Nos sociétés sont passées du paradigme de l’Etat social, mis en place entre la fin du XIXe siècle et les trente glorieuses, au paradigme de la gestion des risques avec le tournant des années 1980 et l’invention de l’Etat social actif ou Etat social sécuritaire. Il ne s’agit plus, pour le pouvoir politique, de transformer les conditions sociales par l’action publique, afin d’établir un équilibre harmonieux entre toutes les composantes de la société, mais de gérer les déséquilibres en réduisant, par la neutralisation ou la mise à l’écart, les préjudices sociaux ou sécuritaires qu’ils causent. Ici aussi, il est question de management des risques et des déchets engendrés par une société dérégulée, dont la dérégulation est devenue une modalité de régulation. L’approche est évidemment décollectivisée et fait porter la responsabilité aussi bien des risques individuels que du malaise sociétal sur les individus.
Avec Fabienne Brion, nous pouvons esquisser les grands contrastes du changement de paradigme. La sécurité ne relève plus de la responsabilité des autorités publiques mais de la responsabilisation des personnes privées. Les risques étaient externalisés, ils s’internalisent. Leur gestion était socialisée et décommunautarisée; elle, se désocialise pour s’individualiser ou se communautariser et se commercialiser. Le ressort de la sécurité n’est plus la solidarité mais la prudence. Tout problème a tendance à se psychologiser pour ne plus se politiser. Si la prépondérance accordée à la sécurité a toujours eu pour effet ou objectif secondaire de dépolitiser le débat et d’occulter la répartition des biens matériels et symboliques, son procédé a changé : “non plus la satisfaction des besoins de tous, mais la culpabilisation de chacun”. Et Brion d’ajouter “l’obligation faite aux experts, via la marketisation et la marchandisation de l’expertise, de se comporter eux aussi en sujets entreprenants et prudents ; des sujets qui, docilement, pour gagner ou garder des parts de marché, évitent précautionneusement le radicalisme critique”,[5] où l’on voit la connexion entre le management individuel et la gouvernance internationale…
UNE APOLOGIE APORÉTIQUE
La comparaison permet de pointer les transformations, de repérer ce qui est nouveau, les signes ou symptômes du monde actuel. Elle ne devrait pas nous entraîner à idéaliser le passé. Le paradigme de l’Etat social avait ses limites et d’autres modalités de gouvernement des conduites individuelles ont préexisté qui ne manquaient pas de travers paternalistes et oppressants. Toujours attentifs à ce qui, des temps présents, interpelle, nous terminerons par questionner quelques paradoxes ou apories de la société des individus et du panégyrique de l’entreprenariat personnel.
Rappelons d’abord que l’autonomie tant valorisée relève d’une certaine définition consumériste de la liberté et d’une conception idéologique de l’individu, celle de l’homo oeconomicus des penseurs libéraux que notre époque a accouplé avec l’homo prudens. Les entreprises dont sera chargé cet individu et les difficultés qu’il devra surMonter par lui-même sont celles que le marché a pu traduire dans son langage. Le marché “raconte les processus de vie comme une succession de problèmes essentiellement “résolvables” qu’il nous faut résoudre et qui ne peuvent être résolus cependant qu’en utilisant des moyens uniquement disponibles dans les rayons des magasins”.[6] Or, la personne humaine est beaucoup plus complexe que cet individu abstrait, rationnel, calculateur, modulable et hédoniste auquel la réduit l’idéologie du management de soi. Son ancrage dans un tissu social et culturel la définit bien avant qu’elle ne puisse se réfléchir rationnellement et agir sur cette définition. L’émotion, la passion, l’imprévisibilité, les coups de tête ou de cœur, le désintéressement, la générosité, l’erreur, la résistance, l’inconstance ou la fidélité président autant à l’orientation de ses décisions et comportements, que la recherche du plaisir et la maximisation de ses intérêts. L’humain est un être au monde et un être pour autrui ; des racines, des ressources et des filets sociaux sont nécessaires à l’essor et aux rebondissements de son autonomie.
C’est d’ailleurs la société, la société individualiste, qui assigne aux sujets la tâche de s’individualiser toujours plus, en ne misant
que sur leurs ressources individuelles. Et cette affirmation de soi n’a d’autre finalité que d’obtenir une place dans la société. La
collectivité est à la fois le berceau et la destination de l’individualisation, comme le résume Bauman.
Ensuite, la principale aporie de l’entreprenariat personnel ne réside-t-elle pas dans l’idée d’injonction à l’autonomie. Le travail sur soi ne répond plus à un acte de libération et d’affirmation du sujet mais à une injonction assujettissante. La sommation faite aux individus d’être autonomes et de se débrouiller par eux-mêmes est si contraignante et normative qu’elle n’a plus grandchose à voir avec l’émancipation et qu’elle crée des dépendances à l’égard, soit des coach et autres aides à s’en sortir par soi-même, soit à l’égard des instances chargées d’évaluer, donc de contrôler, les progrès de l’autonomisation. La docilité attendue des individus prend la forme de la capacité de s’autogérer, de se comporter en sujet entreprenant et prudent. “Les programmes censés aider les gens à entrer en contact avec leur vrai moi, soi-disant motivés par des idéaux émancipateurs, ont souvent pour effet de pousser les gens à penser d’une façon qui confirme l’idéologie des créateurs de ces programmes. En conséquence, de nombreuses personnes qui commencent à s dire que leurs vies sont vides et sans but, finissent par se perdre dans les arcanes d’un programme particulier, ou bien par avoir l’impression de “ne jamais être au niveau” quoi qu’elles fassent.”[7] Le sociologue Alain Ehrenberg a particulièrement étudié les conséquences de cette injonction à l’autonomie sur ses destinataires. Les titres de ses ouvrages sont éloquents : Le Culte de la performance, L’Individu incertain, La Fatigue d’être soi et La Société du malaise…
Enfin, l’apologie du management de soi ne tient pas compte des inégalités de ressources – économiques, sociales et culturelles – entre les individus. On observe même une tendance à attendre le plus de débrouillardise de ceux qui ont le moins de moyens, à demander à ceux qui ont peu de capital social d’activer leur réseau, à ceux qui vivent au jour le jour de faire des projets à long terme, à ceux qui ne comprennent plus la cartographie sociale d’être mobiles… Leur responsabilisation ne tarde pas à glisser vers leur culpabilisation puis leur condamnation. L’apologie de l’autonomie, de l’émancipation, du souci de soi ne devrait pas nous faire perdre de vue la face sombre de ces belles lunes : la stigmatisation et la mise à l’écart de tous ces dépendants, inadaptés, inemployables, assistés, négligents, trop imprudents ou pas assez audacieux… Heureusement, la gestion des déchets est une des entreprises les plus florissantes de la modernité liquide.
Les inégalités de ressources sont en grande partie structurelles, liées au fonctionnement de la société. Mais le subterfuge du chan gement de paradigme, de la gestion des risques et du travail sur soi consiste à rendre les structures invisibles et à définir les problèmes de manière à ne faire apparaître leurs causes et leurs solutions que sur le plan individuel. Tout ce qui n’est pas à la portée de l’action de l’individu lui-même n’existe plus ou n’est pas à prendre en compte, puisqu’on ne peut de toute façon rien y faire… Le revers de cette autonomie mal conçue n’est-il pas une inquiétante déresponsabilisation collective et l’abandon de la politique entendue comme action transformatrice des conditions sociales.
[1] On voit ici que l’esprit new âge, bien qu’il prétende offrir des alternatives à notre société trop matérialiste, épouse parfaitement la biopolitique néolibérale.
[2] Voir l’article d’Alexis Martinet dans ce numéro, pp. 8-11.
[3] Nicolas Rose, “Governing the enterprising self”, in P. Heelas, P. Morris (eds), The Values of the Enterprise Culture : The Moral Debate, London, Routledge, 1992, p. 147
[4] Fabienne Brion, “Ethique et politiques de sécurité dans les sociétés libérales avancées”, La Pensée et les Hommes, 48e année, n°57, p.118
[5] Fabienne Brion, op. cit., pp. 126-127
[6] Zygmunt Bauman, La vie liquide, trad. de l’anglais par C. Rosson, Librairie Arthème Fayard (coll “Pluriel”), 2013, p. 141
[7] Charles Guignon, On Being Authentic, cité par Zygmunt Bauman, op. cit., p.33