Depuis plusieurs années, l’équipe socio-éducative de Bruxelles Laïque propose des animations scolaires autour de thématiques relatives aux valeurs humanistes et démocratiques. Depuis le début de cette aventure, les professeurs de morale ont facilité et stimulé l’intégration de ces animations dans le cadre scolaire. Avec l’arrivée du Cours de philosophie et de citoyenneté (CPC), les animateurs de Bruxelles Laïque se font l’écho des questionnements qui secouent actuellement ce secteur et des opportunités qui se dessinent : quelle collaboration est-elle possible (et souhaitable) entre l’équipe socio-éducative et les professeurs de morale dans cette nouvelle configuration ? Quelle place ces animations peuvent-elles trouver dans le CPC ? Comment créer et renforcer des nouveaux partenariats avec l’ensemble des enseignants ?
Inquiétudes et baisse des demandes des écoles primaires Le 1er septembre 2016, c’est un petit séisme qui a eu lieu dans l’enseignement primaire de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Après un an d’encadrement pédagogique actif dit ”cours de rien” pour répondre aux parents qui demandent une dispense de cours de religion ou de morale, le cours de philosophie et citoyenneté s’est bel et bien implanté dans les écoles primaires. C’était l’aboutissement d’un long combat et d’un travail patient dans lequel le mouvement laïque s’est largement investi. C’est peu dire que l’équipe d’animateurs à Bruxelles Laïque, qui collabore depuis de nombreuses années avec les écoles de l’enseignement primaire (animations à la demande de titulaires, interventions dans le cadre du cours de morale, organisation de la Fête laïque de la jeunesse…) s’est trouvée, face à cette nouvelle donne, dans le flou concernant la suite de ces collaborations. L’arrivée du CPC a provoqué de nombreuses inquiétudes, qui ont donc tout naturellement gagné par ruissellement les intervenants socioéducatifs. La question de la légitimité à dispenser ce cours a cristallisé beaucoup d’insatisfaction. En effet, les professeurs de morale qui estimaient déjà enseigner une bonne partie du contenu et de la démarche du CPC ont d’abord appris que la discipline était conditionnée à une formation certificative qu’ils devraient suivre et qui serait ouverte à tous les professeurs quelle que soit leur formation initiale. Ensuite, une politique de préservation de l’emploi a accordé l’attribution de ce cours en priorité aux professeurs de morale et de religion nommés. Les professeurs de morale s’estimaient déjà outillés pour donner ce nouveau cours, ce qui n’est pas le cas de tous les professeurs de religion. “Pour moi, on réalise le même travail dans le cours de morale que dans le CPC, c’est-à-dire que les professeurs sont invités dans les deux cas à faire travailler les élèves sur la liberté de conscience, la manière de raisonner et de douter.” D’après les témoignages de notre équipe, il est arrivé qu’un maître de CPC, anciennement prof de religion, importe dans le cours des préceptes ou des signes d’appartenance de sa religion.
Ces conditions ont, semble-t-il, impacté l’organisation de la collaboration avec Bruxelles Laïque, entrainant une chute importante des demandes émanant des écoles primaires. La Fête laïque de la jeunesse a également vu son taux de participation diminuer, avant que la clarification ne soit faite sur l’évidente et bienvenue participation des élèves du cours de CPC à cette cérémonie.
L’identification au mouvement laïque, qui n’est pas organisateur des cours de morale mais qui en partage les valeurs fondamentales et a été à l’initiative de sa mise en place, constitue parfois un frein pour entrer dans les écoles. Dans l’élaboration de la réforme, le cours de morale a été considéré comme représentant la communauté philosophique non confessionnelle, donc non-neutre. Cette assignation à un positionnement philosophique ou spirituel supposé occulte le cœur du métier des animateurs, celui du dialogue, du vivre ensemble et de la libre pensée : “le regard des autres nous enferme dans leur représentation de la laïcité. Certains enseignants et directeurs nous perçoivent comme des “laïcards” alors que nous abordons des questions qui concernent tout le monde. Nous travaillons le vivre ensemble dans une démocratie. Il faut, peut-être, rappeler que le but de la laïcité, c’est d’offrir un espace de coexistence à tous. Il faut vraiment arriver à déconstruire les représentations que les écoles ou les pouvoirs organisateurs se font de la laïcité et des animations socioéducatives laïques proposées dans les classes”. Souvent, après une animation et les discussions qu’elle suscite, les représentations évoluent, les préjugés tombent et on comprend mieux la laïcité. Au lieu d’être cantonnés au cours de morale et catalogués de ”non-neutres”, les animateurs estiment que leurs interventions auraient toute leur place dans le CPC. En effet, en traitant de cohésion sociale, de démocratie, de citoyenneté active, de laïcité et de vivre ensemble dans la diversité, etc. elles rejoignent pleinement le programme de ce cours.
Enfin, et même si ce problème n’est pas neuf, il faut rappeler la question des moyens. Au sein d’une institution scolaire sous-financée et déconsidérée, les moyens sont attribués par ordre de priorité. Les cours de français et de mathématiques passent en général avant les pratiques sportives, artistiques, citoyennes et philosophiques. Le cours de philosophie et citoyenneté comme le cours de morale est souvent sacrifié : “entre les activités extérieures et les différentes classes vertes ou de neige, il passe bien souvent à la trappe pour compenser les heures perdues dans d’autres matières”. N’étant pas prioritaires, on les place dans des horaires difficiles pour les élèves et dont les autres cours ne veulent pas. En outre, “les professeurs de morale, partageant leurs horaires entre différentes écoles, se retrouvent de plus en plus isolés et parfois démotivés. Ils n’ont pas leur local à eux ni leur casier dans la salle des profs et n’ont pas le temps de rencontrer les autres professeurs de l’école. Ils ne se connaissent plus entre eux. Du coup, c’est difficile de parler de ce qu’ils vivent dans leurs cours. Il y a une fracture. Beaucoup d’entre eux ont déserté la fonction tandis que d’autres s’accrochent tant bien que mal. Pourtant, lorsqu’un professeur de morale perd son enthousiame, ce sont souvent quatre cinq classes qui sont touchées et l’accès aux animations proposées par Bruxelles Laïque devient difficile.” Cependant, à y regarder de plus près, on peut se questionner sur ce poncif qui privilégie les cours généraux. Quelle école voulons-nous et quelle finalité devrait-elle poursuivre ? Affirmons-nous encore suffisamment aujourd’hui que mettre entre les mains de l’école les citoyens de demain ne peut se faire qu’au prix d’une éducation de qualité, basée sur une articulation fine des savoirs et des pratiques réflexives ?
OPPORTUNITÉS ET NOUVEAUX PUBLICS
Après une année quelque peu mouvementée et des constats parfois durs de la part du terrain, cette rentrée 2017, loin d’être totalement apaisée, a tout de même laissé entrevoir les opportunités que représentent ce nouveau paradigme. Les écoles ont été plus demandeuses et la possibilité de participation à la Fête laïque de la jeunesse pour les enfants inscrits en CPC a été actée. L’instauration du CPC dans le secondaire a été nettement plus favorable au travail de Bruxelles Laïque. Aujourd’hui, de nouveaux projets sont en construction et les années à venir s’annoncent riches de nouveautés et de collaborations. D’autant que le public de l’équipe socio-éducative a tendance à s’élargir. En effet, les professeurs des écoles secondaires, probablement interpellés par une actualité inquiétante qui fait irruption dans l’école, ont été plus nombreux à faire appel à Bruxelles laïque. Ainsi les animations abordant des enjeux tels que la migration, l’implication des jeunes dans les réseaux sociaux, la problématique du harcèlement, les questions liées à la citoyenneté et à la démocratie, etc. ont fait l’objet de nombreuses sollicitations et semblent avoir trouvé un (nouveau) large public, y compris auprès du réseaux libre (primaire et secondaire). Ce public nouveau semble montrer qu’un mouvement de décloisonnement s’opère et cela suscite beaucoup d’enthousiasme de part et d’autre. Lors de la dernière édition du Festival des Libertés 2017, l’animation “Harcèlement : erreur système 2.0” a d’ailleurs connu un vif succès auprès de ces écoles. Peut-être, en fin de compte, que la ”dépilarisation” de l’enseignement commencera dans les pratiques scolaires et associatives avant de gagner les ministères…
“Depuis que j’ai commencé à travailler en tant qu’animateur à Bruxelles Laïque, nous cherchons à rencontrer l’ensemble des jeunes, pas particulièrement une communauté ou la communauté qui serait associée à la ”laïcité organisée”… C’est vrai que, traditionnellement, les animateurs de Bruxelles Laïque intervenaient principalement dans le cadre du cours de morale mais, dans l’absolu, nous avons toujours cherché, à rencontrer l’ensemble des élèves. Notre manière de voir les choses peut se résumer ainsi : il y a des athées, il y a des agonistiques, bien entendu, mais justement, de par la liberté de conscience à laquelle nous sommes attachés, nous sommes à l’aise pour accueillir des élèves de toute autre orientation philosophique”.
Ainsi, avec l’introduction du CPC dans les écoles secondaires cette ouverture se renforce. Les demandes venant de professeurs de philosophie et de citoyenneté démarrent lentement mais sûrement : “Ça c’est un point positif. Depuis l’arrivée du CPC en secondaire, nous percevons une envie de connaître un petit peu plus la laïcité et d’aborder davantage des thèmes comme la citoyenneté et la démocratie. Les demandes augmentent parallèlement sur d’autres sujets que nous abordons en animation et qui concernent la jeunesse comme ”génération du clic”, le harcèlement, la responsabilité et l’autonomie sur Internet, l’immigration, etc. Ces sujets de société interpellent les jeunes”.
De ces témoignages, il serait peut-être utile de tirer un questionnement autour des crispations multiples relatives à ce que l’on appelle parfois un peu vite le “communautarisme”. En effet, le phénomène résulte moins d’une volonté de repli que d’un cloisonnement de chacun dans ses habitudes, ses croyances, ses vérités sans connaître celles des autres. Le CPC permet de bousculer ces séparations et amènent les élèves à “aborder ensemble des questions qu’ils n’abordaient pas dans les différents cours de religion telles que l’avortement ou l’homosexualité”.
UN CHANGEMENT TANT ATTENDU !
Dans un contexte de bouleversement du paysage scolaire qui dépasse largement les cours de religion, de morale et de philosophie et citoyenneté, il est probablement nécessaire de se donner du temps pour pouvoir évaluer l’impact de l’intégration de ces nouvelles matières. Ce que l’on peut d’ores et déjà affirmer c’est que l’initiative est une avancée qui vise à donner la possibilité à tous les élèves de débattre d’une grande diversité de sujets, tous ensemble et dans des conditions favorables. Elle devrait offrir la possibilité aux classes de s’ouvrir à une méthode d’approche de la complexité, voire de s’approprier des principes et des valeurs qui sont à la base des démocraties. Ces débats dans le contexte du cours de philosophie et de citoyenneté peuvent offrir une meilleure compréhension des enjeux de nos sociétés modernes, aider à définir les contours de la citoyenneté et à comprendre le rôle actif que chacun peut jouer pour vivre ensemble de manière positive et constructive.
Ces vents de changement s’accompagnent d’autres petites révolutions dans le paysage scolaire. Selon les animateurs, cela se traduit par le fait que “pas mal d’écoles officielles réfléchissent à leurs pédagogies, les modifient pour qu’elles deviennent ce qu’on appelle des ”pédagogies actives”. Elles tentent, en partie, de briser le côté très ascendant des écoles traditionnelles en mettant de l’horizontalité dans les rapports, en expérimentant des rôles plus souples. Il s’agit de changements qui pourront permettre un CPC utile et efficace”.
Les changements ne sont jamais évidents. Dans une structure institutionnelle complexe dont la Belgique a le secret, ils le sont encore moins. Certes, des maladresses et des compromis ont rendu cette réforme moins complète et plus brutale que ce qui aurait été souhaitable. Néanmoins, il semble essentiel de ne pas perdre de vue les enjeux primordiaux de l’enseignement de la philosophie et de la citoyenneté, comme l’expriment les animateurs dans leur témoignage : “dans la dénomination du cours, il y a “citoyenneté”, c’est-à-dire la construction de citoyens actifs, critiques et responsables, apte à prendre part à la démocratie, et il y a “philosophie”, la capacité de se poser des questions, de se remettre en question et de faire la part entre ce qui est philosophique et religieux, ce qui relève de la croyance ou non”. C’est bien de l’intérêt des élèves et, plus globalement, de celui d’une société pluraliste, ouverte et humaniste dont il s’agit. Un horizon dont l’équipe d’animation de Bruxelles laïque ne se départit pas.