INTERDIRE ET GRANDIR

par | BLE, DEC 2020, Education

Ce texte explore en quoi les interdits sont importants pour l’enfant dans son développement et, cela, en regard des compétences relationnelles de l’adulte qui l’accompagne.

FRAJE Asbl [1]

“Fais pas ci, fais pas ça
Viens ici, mets-toi là
Attention prends pas froid
Ou sinon gare à toi …/…
Moi aussi on m’a dit ça
Et j’en suis arrivé là” [2]
(J. Dutronc)

INTERDIT ET INTERDIRE

Quand on se penche sur le développement de l’enfant, il est intéressant de distinguer l’interdit de l’action d’interdire.

Les interdits sont là dès la conception  de l’enfant et visent à le respecter et le protéger : interdiction d’interrompre la grossesse, selon les pays, au-delà de X semaines, interdiction de négliger, de maltraiter l’enfant, interdiction d’abuser sexuellement de lui, interdiction de le tuer… Ce sont de grands interdits qui balisent le respect de la vie humaine.

L’action d’interdire des choses à l’enfant, elle, n’arrive pas immédiatement. Le premier grand moment, est celui où l’enfant acquiert de l’autonomie  motrice et commence à se déplacer et à se diriger vers tout ce qui attise sa curiosité : mettre ses doigts dans les prises électriques, ouvrir l’armoire à bibelots, retirer les livres de la bibliothèque… Ils sont l’équivalent de limites éducatives qui, elles-mêmes, sont dans la continuité des limites que tout être humain perçoit dès sa naissance et tout au long de sa vie. Ces limites le structureront au cours de son développement.

Les interdits sont une des formes que peuvent prendre les limites. En ce sens, ils contribuent aussi au développement de l’enfant. Les limites ont plusieurs fonctions [3] : une fonction contenante, une fonction de pare-excitation, une fonction structurante, une fonction humanisante, une fonction créatrice et enfin, une fonction sociale. Nous nous attacherons ici essentiellement aux fonctions structurante et sociale.

LA FONCTION STRUCTURANTE DES LIMITES ET INTERDITS

En s’ouvrant sur son environnement, l’enfant est amené à rencontrer quelques frustrations car tout ne se passe pas toujours selon ses désirs. Des interdits lui sont énoncés et l’adulte n’est pas toujours en mesure d’être en accordage parfait avec l’enfant… Cela crée des décalages relationnels qui aident aussi l’enfant à percevoir la différence entre soi et l’autre et contribuent ainsi à son processus de construction identitaire.

Interdire… inter dire…. entre dire… dire “non” : au XIIe siècle, “interdire“ se disait “entre dire”. L’interdit est en quelque sorte ce qui se dit “entre” personnes. C’est ce qui permet la relation et la communication humaines, la vie avec les autres. Et, comme on le sait, une relation est traversée par la possibilité d’accepter ou de refuser. Pour cela, il faut se reconnaître l’un et l’autre dans une relation et y introduire du langage.

Interdire permet aussi à l’enfant de trouver sa place dans sa famille, de percevoir les différences entre les générations. Lui et l’adulte ne sont pas à la même place ; chacun se différencie l’un de l’autre et peut coexister sans besoin de s’écraser, ou encore d’entrer en fusion.

L’interdit, par la frustration et la contrainte qu’il engendre, entraîne la mise en mouvement de la pensée et favorise la créativité ; la pensée symbolique prend ici tout son essor.

Se confronter à un interdit, à un “non” permet à l’enfant de s’appuyer sur celui-ci pour se structurer : il perçoit corporellement et symboliquement  qu’il est un  et  différencié,  en  se  confrontant  à la “colonne vertébrale” physique et psychique de l’adulte, à une limite solide  et – lorsque tout se passe bien – non destructrice.

L’INTÉGRATION (OU PAS) DES INTERDITS

La manière dont la relation intersubjective se construit donnera une couleur aux limites de chacun et à leur respect.

Entre un an et deux ans, l’enfant dit ses premiers mots. Le “non” a une place de choix dans son vocabulaire. L’enfant, en relation avec des adultes de confiance, structurés et bienveillants, pourra aisément s’exercer à s’affirmer en s’opposant. Le “non” a un rôle organisateur dans sa construction identitaire.

Du côté de l’adulte, le “non” bienveillant apporte aussi de la structure. Il n’est pas toujours aisé d’accueillir les hurlements du bébé, la colère ou le désespoir du jeune enfant. C’est en cela que l’adulte doit être une figure fiable, confiante et bienveillante. Si les débordements de l’enfant sont vécus par l’adulte comme des “attaques”, alors ce dernier ne pourra pas les métaboliser, les transformer ni les limiter ; il ne pourra que projeter en retour vers l’enfant, tel un boomerang, de l’agressivité non symbolisée. Cela aura un effet non seulement destructeur pour l’enfant mais, de plus, ça le confortera dans un sentiment de toute-puissance anxiogène et cela  ne lui permettra pas d’expérimenter la symbolisation, ni d’accéder aux différents langages pour “entre dire”.

L’intégration des interdits par l’enfant et  la formation de son propre jugement moral reposent avant tout sur une relation affective, qui doit être largement empreinte de confiance. Dans cette relation, l’enfant va d’abord se conformer à ses référents pour faire la part entre ce qui est “bien” et ce qui est “mal” : jusqu’à environ neuf ans, ce qui est “bien” est ce qui est permis et ce qui est “mal” est ce qui est interdit. En grandissant, il va progressivement s’écarter des modèles appris pour se forger sa propre opinion et construire son propre jugement moral.

À l’inverse de la confiance, lorsque la relation est basée sur la peur et la crainte de la punition (avec souvent, en prime, l’humiliation), alors l’enfant ne pourra pas intégrer un jugement moral, il ne pourra, tout au plus, que s’adapter aux attentes de l’autre, se conformer aux règles externes et se construire en ayant besoin de ces règles externes comme repères. Il deviendra “un bon élève”, conforme et obéissant. Mais il pourrait aussi développer des stratégies de contournement des règles avec une forme de manipulation plus ou moins développée, selon l’intensité des menaces qui pèsent sur lui.

On voit parfois des jeunes enfants se  comporter comme des petits tyrans… avec des parents épuisés qui se plaignent de ne pas être écoutés ; des parents qui en arrivent à donner des punitions, voire des fessées, à proférer des menaces “si tu n’écoutes pas, alors gare à toi”… ce qui n’a aucun effet apaisant mais qui, au contraire, ajoute de la peur, du défi et de la rancœur. Les histoires des enfants terribles sont souvent des histoires où la relation intersubjective est mise à mal, où l’espace d’entre-deux n’a pas pu se créer,  ou bien difficilement, et où l’emprise  de  l’un sur l’autre reste le mode relationnel prédominant.

FONCTION SOCIALE DES LIMITES, DANS LA RELATION

L’intégration  des  règles  de  vie,  chez un enfant, ne se fait pas “tout seul”, de façon “innée”. Il s’agit d’un processus qui se construit et s’affine tout au long du développement, dans la relation à l’autre, en “étoile” : d’abord dans la relation affective avec son parent et progressivement, avec ses pairs, dans le groupe.

Pour pouvoir être soi dans un groupe, l’enfant a besoin que  l’adulte  contienne la dynamique du groupe et puisse reconnaitre une place à chacun  dans celui-ci. Concrètement, cela passe par la transmission de quelques règles simples, de repères, de codes, de rituels, permettant à chaque enfant d’y trouver sa place.

La fonction sociale des limites et des interdits questionne le “vivre ensemble” dans le groupe. Poser des limites en énonçant des interdits permet à chacun de comprendre les règles du monde dans lequel il vit. On ne peut pas faire n’importe quoi, on n’a pas tous les droits, on ne peut pas tout avoir.

Les règles n’ont pas été inventées par les adultes pour “embêter “les enfants ; eux aussi y sont soumis et il est bon parfois de le leur expliciter. Être limités nous fait parfois ressentir de la souffrance et c’est la capacité à dépasser cette souffrance qui nous fait nous sentir libres.

Interdire permet donc aussi à l’enfant de trouver sa place par rapport aux autres dans le groupe de pairs. Bien souvent,  la seule chose qui est apprise à l’enfant, confronté aux tourments du groupe, c’est de se défendre, de ne pas se laisser faire. Si le travail d’accompagnement de la part de l’adulte se réduit à du “flicage”, c’est très frustrant et épuisant. Du côté de l’enfant, aucun modèle relationnel ni aucune clé ne lui sont alors transmis pour qu’il puisse se sentir relié aux autres tout en préservant sa propre intimité.

Dans le cadre de l’accueil de groupes d’enfants, en tant que professionnel, il apparaît nécessaire d’être compétent à rappeler régulièrement les règles sans y glisser menaces ni représailles, pour le cas où la règle ne serait pas respectée.

Le jeune enfant, dans le groupe, peut être en difficulté de se singulariser, du fait du groupe. L’enfant, dans le groupe, à qui il faut constamment répéter les règles  et  les limites, n’est pas nécessairement un enfant qui ne connaît pas les limites dans sa famille (comme c’est souvent décodé) ; c’est peut-être un enfant qui se sent en insécurité dans le groupe ou qui n’a pas encore compris qu’il fait partie du groupe et donc que les règles qui s’appliquent au groupe s’appliquent aussi à lui. Enfin, c’est peut-être un enfant qui a besoin d’une attention plus proche, dans la  relation  ; un enfant qui n’est pas encore capable d’intégrer à la fois la vie en groupe et les frustrations qui y sont liées.

QUAND L’INTERDIT DÉTRUIT

Les interdits ne jouent plus leur rôle structurant ni socialisant quand ils sont pure contrainte, arbitraires, condescendants, injustes, qu’ils ont  pour but d’entraver, de faire taire, d’imposer et qu’ils empêchent toute forme d’expression, tout mouvement de vie. Interdit, inter-dire : cet entre-deux doit primer, ne pas être perdu de vue. Dès le moment où interdire rime avec oppression, il n’y a plus d’entre-deux ; l’interdit perd cette fonction où chaque personne a sa place et doit être respectée. On passe d’une relation intersubjective à une relation d’emprise d’un individu sur l’autre ou d’un système sur le sujet ou sur un autre système. Il n’y a alors plus “d’inter”, plus d’entre-deux, donc plus d’espace de liberté limité. Il y a juste un dominant qui veut prendre emprise sur un dominé et l’empêcher d’exister.

En pratique, le travail de  tout  parent, de tout éducateur, est de chercher constamment, par essais et erreurs, à construire cette relation intersubjective avec l’enfant. En se confrontant aux limites définies par l’adulte, l’enfant questionne ce dernier, le pousse à faire évoluer la relation. Bien entendu, cela passe aussi par des moments d’incompréhension réciproque ; il n’y a pas de relation parfaite mais une recherche constante d’ajustement et du côté de l’adulte, un questionnement permanent tel que : quelle place l’un et l’autre allons-nous pouvoir nous faire ? Comment laisser éclore la vie sans la rabrouer et lui permettre de se déployer ?


[1] FRAJE : Centre de Formation permanente et de Recherche du Jeune Enfant. www.fraje.be FB : Fraje asbl.

[2] Jacques Dutronc, Cl. Lanzmann/Segalen, “Fais pas ci, fais pas ça”, Vogues, 45tours, face A, 1968.

[3] Pour plus de détails, voir : Isabelle Chavepeyer, Les limites n’existent pas…en dehors d’une relation, FRAJE éditions, 2015. Le présent article reprend plusieurs extraits de cette publication.

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