21 juillet 2021. La grève de la faim, entamée plus de deux mois plus tôt par 475 grévistes prend fin. On parle d’un accord. Des équipes juridiques travaillent jour et nuit pour constituer les dossiers. Mais les premières réponses sont négatives. Grévistes, négociateurs, associations et citoyens parlent de trahison. Le Secrétaire d’Etat à l’Asile et à la Migration sera auditionné devant le Parlement. Les grévistes attaquent l’Etat belge en justice. Ils sont rejoints par la Ligue des droits humains et le CIRE.
Rencontre avec Mohamed El Majjouti et Tarik Chaoui de l’Union des Sans-Papiers pour la Régularisation.
La grève de la faim : histoire d’une lutte pour la dignité humaine
Dans le local de l’église du Béguinage, Tarik Chaoui, l’un des porte-paroles de l’USPR, revient sur l’histoire de la mobilisation : « Dans l’histoire de la Belgique, il y a eu trois moments de régularisation collective : en 1974, en 2000 et en 2009. On s’attendait à ce qu’il y en ait une en 2020. Avec la pandémie, l’attente était réelle. Après avoir tant donné à ce pays, on ne demandait pas grand chose. On s’attendait au moins à un titre provisoire pour pouvoir travailler légalement ».
Il rappelle que la lutte pour la régularisation est d’abord une lutte contre l’exploitation : « Des personnes travaillent jusqu’à 16 h par jour, pour 3-4 € de l’heure. Il y a des femmes qui subissent de l’exploitation sexuelle. Et c’est impossible de porter plainte, face à la menace d’être dénoncé, amené en centre fermé, et expulsé ».
Comme lui, les grévistes n’ont droit à aucune protection ; pas de congé médical, pas de préavis en cas de perte du travail, pas de chômage non plus. Aux yeux de l’Etat, ils n’existent pas.
Mohamed El Majjouti se souvient de longs mois de mobilisation : « Les occupations, les manifestations, les rassemblements, les actions… Mais rien n’a changé. Et la pandémie a été une catastrophe. Avant, on pouvait travailler, on pouvait se retrouver au café, on vivait dans de mauvaises conditions, mais on vivait. Aujourd’hui, on ne vit plus. Et rien n’a changé. Rien ne change ».
« Je suis syndiqué à la CSC », affirme Tarik Chaoui, « je suis aussi membre du Comité des travailleurs et travailleuses migrants avec et sans papiers. La CSC le répète : la Belgique n’applique pas les directives européennes du titre de séjour temporaire. Alors que le travail doit être protégé contre l’exploitation ».
La grève de la faim a été un choix difficile. Et les demandes initiales des grévistes étaient loin de l’accord obtenu ; l’USPR demandait une régularisation collective, un accès au travail légal, et des critères clairs de régularisation. La concession du gouvernement portait sur des lignes directrices pour des régularisations individuelles uniquement.
Négociations mensongères : les grévistes attaquent l’État en justice
Mais le peu de ce qui leur a été accordé est maintenant renié par le Secrétaire d’Etat. Freddy Roosemont, directeur général de l’Office des étrangers (OE), affirme même qu’il n’y a jamais eu ni accord ni négociations.[1]
Pourtant, tout le monde se souvient – grévistes, négociateurs, associations et collectifs confondus.
Le 19 juillet, après plus de cinquante jours de grève, les hospitalisations se multipliaient, les rapports médicaux évoquaient de graves séquelles physiques et psychologiques. PS et Ecolo menaçaient de quitter le gouvernement en cas de décès d’un.e gréviste. Le Secrétaire d’Etat acceptait finalement de recevoir les quatre négociateurs ; le père Alliët, les avocats Deswaef et de Buisseret et Mehdi Kassou de la Plateforme citoyenne. Lors d’une dernière entrevue, il invitait les grévistes à introduire une demande sur la base de l’article 9bis de la loi de 1980 qui prévoit des « circonstances exceptionnelles ». En adaptant légèrement la procédure administrative habituelle.
La grève de la faim prenait fin. Des juristes étaient recrutés, des avocats trouvés pour constituer les dossiers dans l’urgence, en tenant compte des lignes directrices énoncées par le Secrétaire d’Etat et confirmées par Freddy Roosemont : l’intégration et l’ancrage sur le territoire belge, des membres de la famille ayant la nationalité belge, des enfants scolarisés…
« On passait 14-15 heures par jour pour constituer les dossiers, jusqu’à 2h du matin », relate Tarik Chaoui. Lui et Mohamed El Majjouti évoquent le stress, l’inquiétude, le manque de sommeil. De nouveaux obstacles apparaissent. L’OE refuse de notifier les décisions s’il n’y a pas un résultat d’enquête de résidence positif. Nombreux grévistes ont perdu leur adresse pendant la grève ou n’en ont jamais eue. Impossible de négocier.
Quand les premières réponses arrivent, elles sont négatives. Les dossiers répondent pourtant non pas à l’un des critères précisés le 21 juillet, mais à plusieurs. « Aujourd’hui, Roosemont dit ne jamais avoir parlé de critères », s’indigne Mohamed Majjouti, « Mais il y a une vidéo qui circule et on l’entend très bien ».[2]
Tarik Chaoui s’interroge : « À qui peut-on encore faire confiance ? Le 21 juillet les négociateurs sont venus avec des lignes directrices. On y a cru. On a tout suspendu. On a fait confiance ».
Depuis vingt-trois ans, le père Alliët a participé à de nombreuses négociations. Selon lui, c’est la première fois qu’un gouvernement ne respecte pas ses engagements ; il y a « rupture de confiance ».[3]
Cinq grévistes décident alors d’introduire une action en référé contre l’Etat belge. La Ligue des droits humains et le CIRE se joignent à eux. Dans leur communiqué de presse du 22 novembre on peut lire : « Nous rappelons qu’une parole donnée, même oralement, doit être respectée. Les ex-grévistes de la faim, comme tout un chacun, doivent bénéficier du principe de confiance légitime vis-à-vis de l’administration. Nous constatons que cette confiance a été trahie. Le mépris affiché envers les anciens grévistes de la faim met en lumière, de façon plus générale, que le mode de fonctionnement discrétionnaire de l’administration mène à toutes les dérives ». La première audience aura lieu le 2 février 2022.
Un scandale politique révélateur de l’échec de la politique migratoire belge
L’attitude du Secrétaire d’Etat et du haut fonctionnaire viennent jeter le discrédit sur les institutions démocratiques du pays. Au-delà du scandale politique, cette attitude est révélatrice d’une politique migratoire qui ne respecte pas les droits humains. Les grévistes et tous les sans-papiers se trouvent piégés dans un système inégalitaire et dysfonctionnel, où le flou juridique consacre le pouvoir discrétionnaire de l’administration.
« Pour moi, c’est une cause politique », affirme Tarik Chaoui, « Nous sommes aussi des citoyens. Mais des citoyens non-enregistrés. Tant qu’on respecte les règles du pays, on mérite notre chance. On mérite notre dignité. Vous, vous avez la possibilité d’aller au Maroc. De vous y installer, d’y travailler, d’y acheter un bien. Pourquoi ? ».
« L’Office des étrangers et le gouvernement parlent toujours des réfugiés, » dit Mohamed El Majjouti, « Pour eux, les sans-papiers ne sont rien. Je suis en Belgique depuis 2002. J’ai fait une première demande de régularisation en 2009 qui a été refusée. J’ai toujours travaillé. En boulangerie, en poissonnerie… En 2011, j’ai été expulsé. Je suis revenu. Parce que ma vie est ici. C’est impossible de commencer à zéro au Maroc, à 41 ans. Ça fait vingt ans que je suis ici. Je suis arrivé à 21 ans. Je me suis construit ici. Ma famille et mes amis sont ici ».
L’analyse de l’USPR fait écho à celle des 115 personnes signataires en soutien aux grévistes bruxellois, quelques jours avant la fin des négociations. Parmi elles, Angela Davis, Noam Chomsky, Ken Loach et Yannis Varoufakis. Pour elles, le gouvernement belge est « paralysé par la montée de l’extrême droite. Il tente de s’en distancer en invoquant une politique migratoire ‘ferme mais humaine’. Mais cela équivaut à mettre en place une version édulcorée du programme migratoire des partis d’extrême droite, tout en utilisant une rhétorique qui défend les droits de l’homme et le droit international ».[4]
La politique qui est dénoncée n’est pas seulement celle qui maintient les personnes sans-papiers dans une situation de précarité, d’exploitation et de non-droit. C’est une politique qui enferme les migrants dans des centres fermés, qui expulse de force, criminalise les personnes sans-papiers, dans le non-respect des droits fondamentaux.
La question de la régularisation collective est alors un premier pas vers un changement de la loi de 1980 et la fin de l’arbitraire, le respect des droits humains et une refondation de la politique migratoire belge et européenne.
Lutter pour l’égalité : l’importance de la solidarité
Tarik Chaoui revient sur l’importance de la solidarité : « Moi, je compte sur les citoyens, c’est eux qui votent. Après, il y a les politiques et les syndicats. Il y a des politiciens qui veulent la régularisation, mais leur peur, c’est de perdre des votes ».
Cécile de Blic, bénévole au comité de soutien de l’USPR, rappelle que cet été, PS et Ecolo étaient prêts à quitter le gouvernement : « Ils ont attendu la possibilité qu’il y ait un mort. Aujourd’hui, que vont-ils attendre ? »
« Pour l’instant, il n’y a pas de résultat », dit Tarik Chaoui, « Mais les actions mobilisent, donnent de la force, on ne doit pas lâcher. On ne sait pas ce qui va se passer la semaine prochaine ou celle d’après, on pourrait très bien prolonger l’occupation. Malgré l’hiver. Depuis 10 mois nous sommes à l’église. C’est devenu un lieu de vie. Il y a eu des moments très forts. Et je crois dans le vivre ensemble. Dans l’être humain, son comportement, tant qu’il y a du respect mutuel ».
« On est toujours là. On sera là jusqu’à la fin », conclut Mohamed El Majjouti
[1] « Freddy Roosemont répond à la carte blanche du comité de soutien des sans-papiers : « Il n’y a pas eu de négociation avec les grévistes » », RTBF, 12 novembre 2021.
[2] « Carte blanche du comité de soutien des sans-papiers : « A qui Roosemont est-il loyal ? Au gouvernement actuel ou à la N-VA ? » », RTBF, 12 novembre 2021.
[3] Reportage vidéo : « Grévistes sans-papiers : la trahison du gouvernement », Tout va bien, 22 novembre 2021.
[4] « Ken Loach et une centaine de personnalités expriment leur soutien aux grévistes de la faim bruxellois », VRT, 15 juillet 2021.