L’ADOLESCENCE : UNE CONSTRUCTION SOCIALE PAS COMME LES AUTRES ?

par | BLE, Education, Jeunesse, Social

Protestation, défiance, conduite à risque, anomie, irritabilité, mais aussi autonomie, émancipation, expérience, ouverture des possibles… S’il existe autant de qualificatifs contradictoires pour définir l’adolescence, on peut penser que cette ambivalence n’est pas fortuite, mais qu’elle repose sur quelques observations. Tentons donc de prendre cette ambivalence au sérieux, de la débarrasser de ses éléments les plus caricaturaux, et d’en proposer une analyse nuancée : la construction sociale est ici un processus lié au regard des adultes, à la transformation des corps, et à l’environnement social, culturel et économique.

A chaque période de notre vie correspondent des analyses, des maximes, des recommandations, des attentes et des craintes. Plus fondamentalement, sur base de notre âge, nous sommes largement dépossédés de nos récits personnels, et englobés dans un tout collectif offrant une grille de lecture permettant d’interpréter nos comportements. Deux visions s’offrent à nous sur base de ce constat. L’une propose de s’appuyer sur les sciences sociales, et « permet aux membres d’une société de voir les cadres plus généraux dans lesquels ils sont insérés et que leurs points de vue subjectifs, partiels et partiaux, empêchent de voir » [1] selon les termes du sociologue Bernard Lahire. L’autre, populaire et médiatique, est celle qui favorise les discours très généraux sur des individualités : untel ferait « sa crise de la quarantaine », tandis qu’une autre serait « immature » pour son âge. Pour autant, lutter contre cette vision étriquée de la vie humaine ne peut se faire sans nuances ni précautions, au risque de passer à côté de phénomènes finement entrelacés : ces deux chemins ne s’opposent que superficiellement. De fait, l’appartenance à un groupe amène les acteurs à se comporter selon l’image que le groupe à de lui-même : on ne peut donc faire l’économie de la performativité des discours, qu’ils proviennent des sciences sociales, ou non.

Concernant l’adolescence, il nous faut avancer d’autant plus prudemment que cette période de la vie est fondamentale dans la construction identitaire. Dès lors, si l’on peut regretter des discours caricaturaux, stéréotypés, sur base de l’âge, tous ne sont pas des élucubrations. En mettant de côté toute volonté de nuire, ces discours prennent en compte le fait qu’être adolescent, c’est être dans une période d’« entre deux » (symbolique, corporel), dans une période de composition et de recomposition (amicale, familiale), et donc dans une période d’interrogation (identitaire, sociale). L’usage de stéréotypes homogénéisant ou essentialisant, par les parents, les institutions, les médias, rassure, explique, catégorise, même s’il semble souvent viser un peu à côté, lorsqu’on écoute les ados concernés. Cela dit, un stéréotype, un cliché, n’est pas toujours complètement faux, et peut même parfois viser juste – de la même manière que certains « boomers » correspondent à l’image que l’on se fait d’eux. Mais très souvent, une fois passé l’effet grossissant d’un idéal-type, les images qu’on se forge se font au détriment des incertitudes qui parcourent les adolescents, ou plus précisément, leur apprentissage de l’autonomie, de leur individualité.

“UN INDIVIDU SEUL, ÇA N’ÉXISTE PAS”

On le voit, avoir une position surplombante et univoque concernant les adolescents est inadéquate : leur inscription dans la société, et les images qu’ils se forgent, autant que celles qu’on leurs renvoie est un délicat maelström. Notons également que cet apprentissage de l’autonomie et d’une nouvelle socialité est un processus qui entrouvre son inscription politique pleine et entière : c’est le chemin vers la majorité. Mais pour cela, il faut s’émanciper, c’est-à-dire entrer en relation critique avec les étiquettes que l’on nous a collées sur le dos. Si la « crise d’adolescence », en tant qu’adultes, nous est familière et inquiétante, ou étrangère et exagérée, reste que l’adolescent est bien plus qu’une personne vivant sa puberté ici et maintenant. Il est aussi, et peut-être surtout, un déjà-là, qui prend vie par les regards et les comportements de celles et ceux qui l’entourent. Bernard Lahire, reprenant et généralisant la formule du pédopsychiatre et psychanalyste Donald Winicott, pour qui « un bébé seul, ça n’existe pas », nous dit « un individu seul, ça n’existe pas » : « chaque individu concret, produit déterminé de l’histoire, est pris dans des relations d’interdépendance spécifiques, variables socio-historiquement, avec d’autres individus, ainsi qu’avec une multitude d’artefacts produits par lui ou d’autres que lui ».[2] Notons, pour notre part, que ce déjà-là adolescent,[3] loin d’être une représentation idyllique — le mot « crise » étant rarement associé à des affects joyeux — sert régulièrement à renforcer certains schémas normatifs, quitte parfois à en accentuer les côtés les plus sombres, dans une perspective pathologique, romantique, ou sécuritaire. Néanmoins, il n’est pas exclu de penser la mutation, afférente à l’adolescence, comme un appui aux transformations sociales de demain.

UNE AFFAIRE DE GÉNÉRATION ?

La pensée par « Génération », très présente dans nos représentations et véritable geyser de discours normatifs, stéréotypiques et marketing, témoigne d’une facilité dans laquelle nous pouvons facilement tomber. L’idée consiste à rassembler des cohortes d’individus, sur une période donnée, et par contemporanéité, et d’en extraire quelques comportements saillants. En d’autres termes, le fait de partager le même âge en même temps, et donc d’être témoin des mêmes événements, amènerait à une culture commune. Par effet de chronologie successive, aux dates mouvantes, chaque « génération », déclinée en labels — X (1961-1981), Y (ou Millenials, 1981-1996), Z (1997-2010), Alpha (2010…) — intégrerait une communauté de vue, et constituerait un ensemble stéréotypique fortement homogène, produisant les mêmes types de comportements. Chaque lettre étant associée à certaines significations, là encore très peu stabilisées. Ladite « Génération Y », si ce n’est qu’elle succède alphabétiquement à la « Génération X », faisant elle-même suite à la génération des baby-boomers, serait appelée ainsi — entre autres ! — à cause de la forme que ferait le cordon des écouteurs, très en vogue avec l’avènement du walkman. D’autres expliquent qu’il faut s’attarder sur le sens que prend le Y une fois prononcé en anglais (/waɪ/-Why) : une génération qui s’interrogerait sur le sens de la vie et du travail, et plus que défiante vis-à-vis de l’autorité. Parmi toutes les dénominations et leurs significations, cette lame de fond du rapport à l’emploi est centrale — quand bien même les rapports au monde, à l’écologie, à la famille, etc. sont régulièrement mis en avant.

En effet, la « Génération Z » serait notamment la génération « zapping », passant d’une chose à l’autre selon son bon plaisir, ce qui ferait « trembler les entreprises ».[4] Notons aussi que si ces déclinaisons générationnelles sont essentialisantes et homogénéisantes, le caractère composite, pluriel, revient néanmoins par la fenêtre en négatif, lorsque sont évoqués les soubresauts « identitaires », individualistes et narcissiques, les phénomènes de distinctions culturelles, cultuelles, sexuelles, etc., qui animerait toujours plus les adolescents… et conduirait à la destruction d’une culture commune.

En réalité, toute cette typologie « générationnelle » est essentiellement en usage dans le marketing, les ressources humaines, ou encore dans la presse lorsqu’elle se laisse aller à certaines facilités. Elle infuse également dans nos imaginaires et dans nos produits culturels de masse, tant son pouvoir de séduction est grand. Il est en effet toujours rassurant de pouvoir figer, en quelques mots, tout un groupe social arbitrairement constitué, surtout lorsque ledit groupe social est par ailleurs constitué d’individus dont la principale caractéristique est d’être « en crise », c’est-à-dire au carrefour de changements, de choix, de bifurcations.[5] En soi, ces classifications « générationnelles » et leurs attributions afférentes n’a pas beaucoup plus de valeur (sur le plan sociologique, démographique, historique, psychologique) qu’un calendrier astrologique. Mais cela n’invalide pour autant pas les réflexions menées avec de solides outils sur l’influence du contexte social, économique, technologique, etc., et analysant nos comportements et nos usages, et ceux des « jeunes » en particulier.[6]

Une autre piste — plus critique — est également celle qui conduit non pas à prendre au sérieux ces classifications (X-Y-Z, etc.), mais à relire leurs messages, leurs représentations, à la lumière de la théorie de « l’étiquetage social », afin d’objectiver certains rassemblements affinitaires et mimétiques, sans tomber dans des grossiers portrait-robots. Bien qu’essentiellement utilisé pour déceler des effets négatifs des catégories dans le cadre d’études sur les déviances et les stigmates[7] (« effet golem ») ou des effets positifs (« effet pygmalion »), on peut ici en faire un usage plus neutre : le contenu du label – correspondant à ce que l’on infère de la GenZ – serait assimilé par les personnes visées, de façon plus ou moins critique, avec des mises à distance variables, et modulé selon son genre, son extraction sociale, etc.

CONSTRUCTUION INDIVIDUELLE ET INÉGALITÉS

C’est ce qui a guidé un groupe de chercheurs, auteurs de l’ouvrage Enfance de classe (2019). Cela nous intéresse, car l’adolescence étant le nom donné à ce qui suit l’enfance, elle repose donc sur cet édifice, lui-même fortement déterminé par une multiplicité de facteurs. Dès lors, comme nous le mentionnons, « les enfants vivent au même moment dans la même société, mais pas dans le même monde » (p.13). Plus encore, si la découpe en « génération x-y-z » n’a aucune valeur, il ne faut pas s’empêcher de travailler à la hauteur des différentes périodes de la vie, bien au contraire, afin d’en faire ressortir les singuliers effets des stratifications sociales, des héritages culturels, symboliques, économiques, etc., et les effets de ces inégalités, sur leur vie et dans les plis de leurs corps. Trop souvent, notent les auteurs, les chercheurs ont donné l’impression « que les individus qu’ils étudient sont comme des adultes qui n’auraient jamais été enfants et qui seraient nés déjà dotés de tout ce qui fait leur spécificité ; des manières de parler, de se comporter, de sentir, de penser, de juger, etc. » (p.19).

Bref, le regard des autres, la constitution de marqueurs sociaux, sa propre construction individuelle, la recherche d’autonomie, la ré-appropriation du stigmate, mais aussi leur appropriation de l’espace public, sont autant d’éléments complexes, contradictoires, Conduisant à considérer l’adolescence comme une « construction sociale ». Ce qui n’implique pas, à son tour, de figer un espace social. Ainsi, parler de déterminismes, c’est bien plus pointer les freins qui empêchent le plein développement des individus, leurs potentialités, que de décrire une structure immuable. Enfants, adolescents comme adultes, nous ne cessons de découvrir et parfois nous confronter aux institutions, véritable cristallisation de diverses configurations sociales inscrites dans la longue durée. La situation socio-économique, le modèle éducatif, le poids des valeurs religieuses ou autre, la position dans la lignée, être enfant unique, etc. sont autant d’éléments participant à cette construction sociale.

ET AILLEURS DANS LE MONDE ?

Une large étude holoculturelle[8], comparant des données ethnographiques sur un grand nombre de sociétés humaines, a permis d’avoir une vision plus globale. Il en ressort que l’adolescence est à la fois « universelle en tant que stade, mais culturellement très diverse quant à ses manifestations ». L’existence de tensions relationnelles (entre adolescents et parents, par exemple) est répandue, de même que certains comportements antisociaux. Mais dans peu de cas étudiés il s’agit d’une période de « crise ». Les auteurs mettent en avant les différences entre les sociétés avec des systèmes communautaires favorisant les rites de passages (parfois très douloureux), l’éducation par les frères et sœurs, etc. et les sociétés valorisant l’indépendance, l’autonomie, et des périodes d’adolescence bien plus longues, pouvant laisser prospérer stress et mal-être. Par contre, ajoutent-ils encore et sans pour autant adhérer aux traditions étudiées, « il est clair que les exemples de stress rapportés par les études ethnologiques sont surtout liés à une acculturation rapide, en fait à l’occidentalisation, et au changement de valeur (individualisme, compétition, etc.) apporté en particulier par l’église, l’école et les médias ».

PUBERTÉ ET ADOLESCENCE

L’adolescence, dont l’usage du terme se stabilise depuis la seconde moitié du XIXe siècle, continue à être corrélée à la question physiologique de la puberté, et donc aux conditions sociales. Un effet concret est, par exemple, l’apparition des règles des jeunes femmes. Elles apparaissent vers 16 ans au XVIIIe siècle. Actuellement, nous sommes sur une moyenne de 12-13 ans. Cela s’explique par l’évolution du système hormonal, lui-même lié au contexte environnant (le milieu dit « épigénétique ») : l’amélioration et la diversification alimentaire, l’attention portée aux enfants, l’allongement des études, et plus fondamentalement l’abolition progressive du travail des enfants, sont autant d’éléments qui affectent la période de la puberté.[9] Le lien n’est pas que physiologique, mais également social : le travail des enfants les rattache à la culture ouvrière, paysanne, etc. de leur milieu professionnel et empêche la constitution d’une sociabilité spécifique – une « culture adolescente » — avec des règles, des normativités propres. Si elle apparait de façon massive dans les années 1950-60, cela se fait à des rythmes très différents (entre ville et campagne, notamment). Ajoutons que si l’image d’une adolescence forcément tumultueuse est battue en brèche par de nombreuses études[10] — ce qui n’empêche pas de s’occuper des difficultés que traversent les adolescents à un moment où à un autre de leur parcours —, « la crise de l’adolescence » est encore très souvent vue comme négative, anomique, dépressive ou conflictuelle.[11] Mais ce n’est pas tout : le milieu social des adolescents, réel ou supposé, modifie bien souvent notre regard, les propositions fictionnelles, les discours médiatiques, etc. Schématiquement, la crise d’adolescence dans les populations précarisées et discriminées engendrerait des « classes dangereuses »,[12] qu’il faut contraindre et surveiller, tandis qu’une adolescence en crise dans les milieux les plus privilégiés est traduite dans le lexique romantique d’un mal-être créatif, d’une soif de liberté motrice de la modernité.

UNE CULTURE ADOLESCENTE

Terminons en nous arrêtant sur la fictionnalisation de la puberté et de l’adolescence, très présente au cinéma ou dans les chansons, pour des motifs plus ou moins avouables. L’entre-deux adolescent est surtout, à nos yeux, un cadre où se noue de façon décisive les sujets sociaux politiques, religieux, sexuels, etc. de notre temps. Une série comme Sex Education – mais nous aurions pu parler d’Euphoria, de 13 reasons Why, de Virgin Suicide, ou même de La Boum, chaque œuvre ouvrant des discussions – ramène sur le devant de la scène la problématique de l’éducation sexuelle des jeunes à l’école, et surtout sa lecture inadéquate, souvent réactionnaire, en décalage complet avec les comportements et les aspirations des jeunes. Le sujet est social, il nous concerne tous. Très ouverte sur les conditions économiques, raciales, genrées des individus, cette série britannique n’en reste pas moins une œuvre qui nous en dit autant sinon plus sur les adultes et leur regard sur l’adolescence, que sur les adolescents eux-mêmes. Cela n’enlève rien aux enjeux qu’elle soulève. On citera un projet de loi en Floride, repris sous le nom de « Don’t say gay » visant à interdire aux professeurs et élèves de parler des sujets LGBTQ+, c’est-à-dire d’interdire toutes discussions ou thématiques concernant l’orientation sexuelle.[13]

Tirons-en la conclusion suivante, provisoire et soumise à la discussion : qu’elle soit présente dans la culture de masse, ou indépendante ; filmique ou musicale (pensons à la rage du hip-hop, du punk, du grunge…), l’adolescence et ses extractions culturelles, artistiques, en dépit et à cause de ses clair-obscurs, porte en elle des germes de confrontation nécessaire à la transformation du monde.


[1] Bernard Lahire (dir.), Enfance de classe, Seuil, 2019, p.1175.

[2] Ibid., p1160.

[3] Sur base d’une documentation contemporaine et euro-américain avant tout.

[4] Si l’on en croit cet article, comme il en existe pléthore sur le sujet : https://www.morganphilips.com/fr-fra/conseils-et-actus/apres-la-generation-y-quest-ce-que-la-generation-z

[5] On se réfère ici au dossier « L’adolescence en contexte», Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, vol. 40, no. 1, 2008.

[6] The Whys and Hows of Generations Research, Pew Research Center,3 septembre 2015 https://www.pewresearch.org/politics/2015/09/03/the-whys-and-hows-of-generations-research/

[7] Le livre Outsiders, d’Howard Becker (1963) est un classique dans cette branche de la sociologie ; de même que Stigmates, d’Erwin Goffman (1963).

[8] Schlegel, A., & Barry, H. III. (1991). Adolescence: An anthropological inquiry (1991), telle que reprise par Pierre R. Dasen,. Représentations sociales de l’adolescence : une perspective interculturelle, dans B. Bril, P. R. Dasen, C. Sabatier, & B. Krewer (dir.), Propos sur l’enfant et l’adolescent : : une perspective interculturelle, L’Harmattan, 1999, pp. 319-338.

[9] En 1950, un tiers des enfants de 14 ans rentrent sur le marché du travail en France. Voir Ludivine Bantigny, et Ivan Jablonka. Jeunesse oblige. Histoire des jeunes en France XIXe-XXIe siècle. Presses Universitaires de France, 2009.

[10] Bien sur rien n’empêche de penser avec Le Breton certaines spécificités des risques juvéniles, et la prise en compte de l’adolescence comme période génératrice de mal-être et de stress et d’étudier de véritables « écorchés vifs » ; ni de penser avec De Singly, qui met en avant le cas majoritaire d’adolescents n’opérant pas de ruptures fracassantes.

[11] Ce qui induit la problématique de la responsabilité des enfants et de leurs parents, et provoque bien souvent une honte sociale. Il faut pourtant dépasser le seuil individuel, qui peut tout à la fois être heureux ou tragique, dans nos analyses.

[12] Ludivine Bantigny et Ivan Jablonka, op.cit, 2009.

[13] https://www.nytimes.com/2022/03/18/us/dont-say-gay-bill-florida.html


Photo : unsplash.com-©Alexandra Dementyeva

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