Les agrégés en philosophie ont souvent été lésés dans l’attribution du cours de philosophie et citoyenneté.[1] Pourtant leur formation les outille mieux que quiconque tant pour sa méthode – construction d’une question, capacité de problématisation, argumentation, rhétorique, logique – que pour ses contenus – questions sociétales, histoire des religions et du fait religieux, éthique, anthropologie, interculturalité et… philosophie.
On sait que la désignation des enseignants a principalement répondu au souci de maintenir l’emploi et de ne pas froisser les professeurs de morale et de religion (dont certains sont diplômés en biologie ou en histoire de l’art). Cependant, ne pas accorder la priorité aux philosophes laisse entendre qu’il ne faille pas connaître la philosophie pour donner le cours de philosophie et citoyenneté. Il suffi t d’inscrire sa pédagogie dans une démarche de questionnement philosophique.
De fait, l’étude de la philosophie en tant que telle, son histoire, ses différentes écoles, sa technicité conceptuelle n’est pas centrale dans le programme du CPC. Elle sert de références théoriques pour les différentes questions et thématiques abordées dans l’enseignement secondaire, sans constituer un programme incontournable. Les agrégés en philosophie saisiront ces références comme des aubaines mais tous les profs de CPC ne sont pas tenus de les transmettre aux élèves.
Il s’agit à vrai dire davantage d’un cours de philosophie de la citoyenneté que d’un cours de philosophie et citoyenneté.
Pourtant, l’apprentissage basique de la philosophie ferait le plus grand bien à la culture de notre pays et à la qualité des débats publics ou interpersonnels. Une culture publique commune ne gagnerait-elle pas à ce que chacune et chacun disposent de quelques références philosophiques qui, sans que nous le sachions, imprègnent le sens commun ou la sagesse populaire ? Qu’on ait été familiarisé à la méthode de Descartes invitant à ne prendre pour point de départ d’un raisonnement que des choses claires et distinctes, à diviser un problème en chacune de ses difficultés pour les résoudre une à une, à ordonner les pensées des plus simples aux plus complexes… Qu’on sache que, loin de son sens péjoratif qui le rapproche de “reprocher”, “critiquer” en philosophie a une portée très constructive qui consiste à faire la part des choses, délimiter les questions et les domaines de pensée afin de rendre possible un raisonnement fiable. Qu’on se rende compte que le dicton moral bien connu “ne fais pas à autrui, ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse” a été fondé rationnellement comme principe d’une morale universelle, valable en tout temps et en tout lieu, quelles que soit la culture, la religion ou la configuration politique, par Kant dans la Critique de la raison pratique. Et qu’on mesure à quel point le sens commun est encore teinté de kantisme quand il affirme face au sapin de noël que “c’est l’intention qui compte”. Qu’on prenne conscience que la structure d’une bonne dissertation – thèse, antithèse, synthèse – s’inspire de la dialectique hégélienne. Qu’on apprenne que notre besoin de reconnaissance est la condition de la liberté selon Hegel mais que cette reconnaissance est toujours réductrice et aliénante, de sorte que les autres qui rendent possible notre liberté sont aussi l’enfer selon Sartre. Qu’on réfléchisse à ce que Nietzsche affirmait avec son “dieu est mort” et les implications qu’il en tirait. Qu’on découvre dans le “mythe de la caverne” de Platon une belle allégorie pour décrypter la société du spectacle, la téléréalité et les réseaux sociaux…
Étudier la philosophie à l’école, ce n’est pas seulement avoir entendu parler de quelques idées mais avoir vu l’étendue de la longue histoire de la philosophie, d’une discipline qui s’est construite, complexifiée et affinée à travers le temps et les clivages, en se confrontant aux autres savoirs. C’est pouvoir pénétrer au cœur d’un système de pensée abstrait pour s’imprégner de sa logique et mesurer sa cohérence interne avant de le confronter à la réalité. Ce type d’apprentissage aide à organiser une pensée, à structurer un raisonnement, à maîtriser l’abstraction, à comprendre la complexité… autant de capacités non négligeables dans le monde actuel. En Belgique, les études de philosophie n’ont aucun débouché professionnel explicite, excepté la carrière académique. Mais il est significatif que nombre de diplômés de philosophie se retrouvent à des postes importants où ils organisent et développent des projets ou programmes complexes (dans la politique, dans l’informatique, dans la finance, dans la communication, dans l’éducation permanente…).
Bien que ce soit loin d’être le seul facteur déterminant, la présence de cours de philosophie au lycée, en France, participe sans nul doute à une culture du débat plus ancrée et à une plus grande aisance verbale. La plupart des citoyens maîtrise quelques notions philosophiques, sait qui sont Descartes, Pascal ou Rousseau et n’affiche pas un air perplexe se demandant à quoi cela peut bien servir lorsqu’on lui révèle qu’on sort de philo. Lors des discussions du café du commerce, les propos des piliers de comptoirs ne sont pas tous plus profonds ou nuancés ni moins populistes qu’en Belgique mais ils se confrontent et s’argumentent avec davantage de panache et de références, avec un authentique art de la controverse. Un art qui manque cruellement par chez nous où l’on préfère les petits arrangements entre ennemis et cultive la nonchalance de l’autodérision pour éviter de faire face.
[1] En outre, pour des raisons kafkaïennes, certains d’entre eux ont été contraints de suivre le certifi cat en didactique de la philosophie et la citoyenneté, alors qu’ils avaient étudié la philosophie durant quatre ou cinq années et obtenu l’agrégation pour l’enseigner.