Interview de Thérèse Clerc, militante féministe fondatrice de la Maison des Babayagas, maison de retraite autogérée
Elle rêve d’un champ et l’acquiert ; du produit de ses mains, elle plante une vigne.
Bible, Pro 30 32
La vieille Thérèse rêve toujours à voix haute. “Si on veut changer la pensée”, affirme-t-elle avec sa voix de sage sorcière, “on doit commencer à parler de nos rêves”. Pour cette militante féministe de 87 ans, fondatrice de la Maison des Babayagas – maison autogérée pour femmes âgées – “le rêve est un matériau politique”. Selon elle, le rêve surmonte la difficulté du réel, nous fait entrer dans l’enchantement de l’utopie et “engendre de nouveaux schémas, de nouveaux désirs, de nouvelles pratiques et de nouvelles lois.”
Elle rencontre l’utopie là où elle s’y attendait le moins : à l’église. Elevée au sein d’une famille bourgeoise et conservatrice, Thérèse se marie jeune, devient mère de quatre enfants et vit en conformité avec les préceptes de l’église traditionaliste. Le catholicisme dogmatique auquel elle avait eu affaire pendant sa jeunesse n’éveillait en Thérèse aucun intérêt. Cependant, c’est en changeant de paroisse après son mariage qu’elle redécouvre les Écritures grâce à des prêtres ouvriers. “J’ai appris Marx à l’église !” avoue-t-elle en riant, “pendant tout un temps je portais l’Évangile d’une main et Le Capital de l’autre, et ça faisait assez bon ménage !”. À leur façon, tous les deux lui parlaient d’utopie ; d’une alternative juste et libératrice à la structure sociale qui opprime les plus vulnérables.
Thérèse commence ainsi une vie dédiée au militantisme. Dans les années suivantes, elle s’engage dans des mouvements anticolonialistes et ouvriers, mais c’est à la fin des années soixante que le mouvement des femmes ainsi que la révolte des étudiants en France orientent la vie de Thérèse dans une tout autre direction. “Ça a été ma vraie naissance”, assure-t-elle. À 41 ans, à l’insu de son mari, Thérèse commence à fréquenter les discussions de femmes à l’Université de Jussieu (Paris). Là, elle découvre qu’elle n’est pas la seule à avoir soif de changement. Le contact avec ces femmes récemment émancipées, allait lui donner la force de conquérir l’avenir auquel elles aspiraient toutes. Ni les censures ni les tabous n’avaient plus raison d’être. Les langues se déliaient. Elles parlaient de leurs désirs inassouvis, de leurs peurs, des violences subies. “Tant qu’on était toutes à pleurnicher dans nos coins, on souffrait toutes du même mal : le patriarcat. D’un seul coup, on a compris que la misère était collective, et qu’elle était donc politique !” Le droit de disposer de son corps acquiert une importance absolue et le plaisir devient pour elles un outil politique. “On se faisait des massages, on se faisait du plaisir, on faisait l’amour un peu comme ça… tu vois ?”, nous dit-elle. “Mon corps est à moi et j’en use comme il me plaît, avec qui il me plaît et quand il me plaît”.
Dès lors, Thérèse sacrifie entièrement sa vie à la lutte féministe. La découverte du mouvement des femmes la décide à conjurer l’ennui et l’enfermement que représentait pour elle son mariage. Elle déménage avec ses quatre enfants en banlieue parisienne, elle intègre le monde professionnel et elle s’engage activement dans le Mouvement pour la libération de l’avortement. Pour autant qu’elle continue à faire appel à sa foi catholique. En côtoyant des théologiennes et des exégètes, Thérèse reprend les Évangiles d’un point de vue féministe, marxiste et psychanalytique. En remettant les Écritures dans leur contexte historique, elle y découvre des significations encore inconnues. Cette expérience lui offre, affirme-t- elle, une “énorme liberté de lecture”, celle “d’une femme libre qui réfléchit”. Ainsi, c’est dans le symbolisme des textes sacrés que la jeune Thérèse trouve l’écho à son chemin d’émancipation, jusqu’aujourd’hui.
“Autant la foi qui s’affirme me semble un peu malhonnête, autant la foi qui se cherche me semble une vérité. Celle-là vous donne de l’espérance. La foi, pour moi ne peut se vivre bien que dans le doute. Le doute est force de dynamisme, de propulsion, et c’est l’espérance qui mène le monde, qui guide le monde, qu’on le veuille ou non. Et cette expérience-là ne peut conduire qu’à l’utopie des hommes et des femmes”.
À 87 ans, Thérèse n’a pas perdu de sa hargne contre l’ignorance. C’est pour cela que depuis plus de quinze ans, elle s’est embarquée dans une nouvelle bataille : changer le regard de la société sur la vieillesse. Vieillir est perçu aujourd’hui comme un processus à éviter, ou au moins, à contrôler coûte que coûte. Les aînés sont infantilisés et traités comme des personnes incapables de gérer leur vie de façon autonome ; confuses, lentes, malades et qui sont un poids économique pour la société. “Le regard sur la vieillesse aujourd’hui est un regard un petit peu unique, comme si les vieux étaient obligatoirement dans la dépendance. Moi, je réponds : non, pas forcément”.
Pour Thérèse, il devient de plus en plus nécessaire de faire un travail de remise en question des stéréotypes et des concepts associés au troisième âge. Dans les années à venir, un tiers des Européens aura plus de soixante ans et la vieillesse deviendra, donc, un “chantier politique énorme”. Le vieillissement de la population entraînera des énormes défis auxquels les systèmes de protection sociale devront faire face. Ceci creusera évidemment un trou dans les dépenses publiques de santé et de soins, et cela ne peut que compromettre l’équilibre des systèmes de retraites et les conditions de vie des personnes âgées. Malgré tout, Thérèse ne se résigne pas à contempler ce paysage désolant : “Si les vieux, si les vieilles ne prennent pas en charge leur vieillesse, je pense qu’aucun gouvernement ne va pouvoir faire face aux dépenses que cela engendrera”. Et elle ajoute : “tous les gens, hommes et femmes, devraient continuer à militer pour leurs droits, parce que les vieux ont des droits qui souvent sont bafoués”. Il faut tout d’abord commencer par déconstruire les pensées de la société par rapport à la vieillesse. Mais particulièrement, il faut que les personnes plus âgées changent d’a priori sur ce que veut dire attaquer la dernière période de sa vie. “Vivre vieux, c’est bien, mais vieillir bien c’est mieux”. Thérèse y croit fermement, et sur cette idée elle a construit son dernier rêve. Une “utopie réaliste” qui lui permet de maintenir en vie son esprit militant, même loin des manifestations et des poings levés.
Thérèse a imaginé “une nouvelle vieillesse, une nouvelle manière de vieillir pour des gens novateurs et utopistes qui veulent vivre autrement”. Dans ce but, elle a conçu, avec deux amies, une maison autogérée par et pour des vieilles femmes citoyennes, écologiques, féministes, laïques et solidaires. Les femmes qui y habitent seraient “les maîtresses du lieu, les maîtresses de sa gestion et de leur corps”, affirme-t-elle aujourd’hui, très fière. Conformément à son humour toujours acide et moqueur, Thérèse choisit pour sa maison un nom qui dénote avec l’angélisme naturel des grand-mères : la Maison des Babayagas, se référant à une vieille sorcière des contes slaves qui a une seule jambe et qui mange les enfants qui osent la déranger en s’approchant, de sa maison perchée sur des pattes de poulet. La Maison des Babayagas a ouvert finalement ses portes en 2013, à Montreuil et environ quinze femmes âgées de 60 à 90 ans y habitent. Certainement ne sont-elles pas ni si cruelles ni si solitaires que la vieille Babayaga. Tout en préservant l’intimité de chacune, elles mènent une vie collective de santé basée sur l’entraide, le développement de l’intelligence, le bonheur et le plaisir. Elles gèrent, en assemblée, le fonctionnement de la maison. Elles pallient aussi, dans la mesure du possible, aux besoins de santé de leurs colocataires et elles accordent une attention particulière aux soins du corps. En plus de cela, elles coordonnent des activités avec d’autres habitants du quartier, ainsi que la mise en place de l’Université du Savoir des Vieux (Unisavie). Toujours entre elles, car la Maison des Babayagas n’accepte pas d’hommes parmi ses résidents. Thérèse assume totalement ce choix : la maison est sensible aux difficultés économiques des femmes retraitées, lesquelles reçoivent en moyenne un salaire 40% moins élevé que les hommes.
“Je ne suis pas une vieille féministe pour rien !”, se défend-elle.
Selon la vision de Thérèse, le corps des femmes âgées a un potentiel politique extraordinaire. La vieillesse est, pour elle, “un bel âge de la vie, c’est l’âge de toute la liberté”. C’est l’âge où les femmes peuvent inventer leur propre système de vie, loin des structures qui encadrent le corps féminin tout au long de leurs vies. Et c’est ainsi que les corps des vieilles peuvent établir les bases pour changer quelques schémas culturels qui dominent notre monde actuellement.
D’une part, les corps des femmes âgées défient les limites et les expectatives de la logique patriarcale, qui, du point de vue de Thérèse, a été un système d’exploitation des femmes plus ancien et plus despotique que le capitalisme. Étant arrivées à la ménopause, et n’étant plus considérées comme objet de désir, sans la responsabilité de l’éducation des enfants, et, dans une grande partie des cas, ayant survécu à la mort de leurs compagnons, les corps des femmes âgées deviennent sujets d’une expérience autre de la sexualité féminine. Elle se réfère à la maxime qui a guidé leur lutte de jeunesse : “mon corps est à moi” et elle ajoute, “plus personne n’en veut, mais c’est peut-être là le stade même de l’immense liberté”. Thérèse affirme vivre son corps avec plénitude et elle exhorte les autres femmes à “se prendre en charge” et à “écouter leurs désirs de sexualité”. Une vie sexuelle pleine dans la sénescence lui semble signe et source de santé et de bien-être. D’ailleurs, elle n’hésite pas à affirmer que les femmes qui osent exprimer leurs désirs et les vivre arrivent à profiter d’une sexualité meilleure que les hommes. Il semble qu’ils ont plus de difficultés à assumer les effets de l’âge sur leur vie sexuelle et ils cherchent rarement un érotisme qui n’a pas comme but la pénétration. Par contre, “nous les femmes, on a un organe qui n’est fait que pour le plaisir, et qui fonctionne jusqu’à la mort. Je me suis renseigné. Le clitoris fonctionne jusqu’au moins les cent ans. Je n’ai pas de temps à perdre”. Thérèse sourit malicieuse quand son interlocuteur ne peut pas réprimer un air de surprise.
D’autre part, l’expérience de la vieillesse autonome et active que Thérèse promeut, défie aussi la logique rationaliste de la production capitaliste. Il y a quelques années, quand les gens sortaient du marché du travail et manquaient donc d’une partie de leur pouvoir de consommation, le marché n’avait plus d’intérêt pour eux. Pourtant, le marché a compris progressivement le potentiel consumériste des personnes retraitées et il a capitalisé sur leur soins et leur loisirs. C’est “la silver economy” que Thérèse prononce non sans un certain dégoût. À son avis, les vieux devraient se détacher du pragmatisme marchand “qui cadre tellement fort la pensée qu’il n’y a plus de place pour le rêve” et opter, en revanche, pour un système de vie plus “honnête” soutenu par “tout l’humanisme qui est en nous, toute la culture qui est en nous”. Le recyclage d’idées devient nécessaire pour affronter l’avenir. La société occidentale devra renoncer à la production massive de biens et opter pour un modèle plus respectueux de la planète, basé sur la consommation responsable, une conception différente du temps de travail et du loisir, ainsi que sur le renforcement des liens sociaux et du partage en collectivité. Nos aînés – qui ont connu la nécessité et la guerre, et surtout les femmes – qui ont dû toujours jongler avec des économies domestiques précaires, en recourant à la modération des dépenses et à la récupération de matériaux – seraient à l’avant-garde pour établir un système de vie décroissante. “Je pense que le rôle politique des vieux est de cet ordre. Nous sommes l’avant-garde éclairée parce que nous sommes l’arrière-garde en même temps, qui a connu une pratique de décroissance obligatoire”.
La vieille Babayaga rêve toujours. “Moi, je suis poétique”, répond-elle sans doute quand on lui rappelle que ce monde est encore guidé par le pragmatisme. C’est clair pour elle, “on doit être des êtres désirants tout le temps”. On ne doit pas cesser d’inventer des nouveaux mondes, même s’ils sont lointains. Elle avoue, cependant : “Mes petites ailes sont un peu fatiguées”, mais elle continue à se battre à côté des ses compagnes depuis leur maison à Montreuil, et pour cela, elle allume les torches des nouvelles générations. Ce n’est pas pour rien que la figure biblique de Moïse lui a toujours donné du souffle. Lui, qui, selon les Écritures, a guidé son peuple pour la liberté à travers le désert pendant quarante ans. “Il n’a jamais vu la terre promise,” explique-t-elle “mais le chemin, le chemin a été formidable”.