« Le complotisme » est devenu, au fil des années, une sorte de phénomène de foire médiatique, où des freaks complotistes s’opposeraient à des experts es démontages de théories fumeuses. Cet antagonisme nous fait perdre la complexité sociale, rhétorique et surtout politique qui se loge dans le creux des « explications par le complot ». Entre un rappel de certains fondamentaux, des explications par l’exemple et une reprise des tensions politiques, scientifiques et médiatiques que ces questions suscitent, cet essai écrit sous influence d’une année 2020 singulière souhaite donner de la matière à penser sur un sujet qui sature notre quotidien.
Une « infodémie » ?
Ce fut une parole forte du directeur de l’OMS Tedros Adhanom Ghebreyesus, en février 2020 : l’épidémie de Covid19 se doublerait d’une hypertrophie informationnelle : « Notre plus grand ennemi à ce jour, ce n’est pas le virus lui-même. Ce sont les rumeurs, la peur et la stigmatisation. » C’est ce que l’organisation appelle « une infodémie »[1].Ce néologisme décrié[2], entendons-le dans son sens le plus banal, le plus descriptif : nous avons subi une déferlante d’éditoriaux, d’enquêtes, de tribunes, de prises de position, de dépêches, mais aussi de propagation et de partage de nombreuses théories, rumeurs, dévoilements de machinations plus ou moins plausibles ou farfelues, sur les réseaux sociaux, dans la presse, entre amis, collègues ou en famille. La confrontation des paroles expertes, politiques, académiques, citoyennes, et militantes a donné lieu, paradoxalement dans un moment de confinement, à une circulation de la parole rarement observée. Cette parole a porté autant sur les événements sanitaires que sur la manière d’en parler : comment lire une étude scientifique, comment lire un graphique, comment comprendre une échelle logarithmique, etc. Avec plus ou moins de bienveillance, un échange d’informations s’est opéré au sein de la population sur les réseaux sociaux ; sans oublier que sur le terrain, dans la rue, dans les centres alimentaires, des associations ont agi et des personnes se sont spontanément portées volontaires à destination des personnes isolées, précarisées ou à risques. Le virus, et le confinement ayant suivi, a modifié nos échanges, nos communications, les canaux de transmissions, mais sans faire pour autant que toute parole soit tue, bien au contraire.
« Explication par le complot »
Dans ce contexte, il nous est apparu important de revenir sur la question de « théorie du complot », ou, plus justement, de l’« explication par le complot. » [3] Nous proposons de défricher cette notion en ayant à l’esprit le rejet qu’elle peut provoquer (qualifier un raisonnement de « complotiste » peut avoir un effet répulsif) autant que l’appétence suspecte de certains au dévoilement intempestif.
Cette terminologie, que nous adopterons, convient mieux pour différentes raisons. D’une part, le fait que celles et ceux qui font prétendument de la dénonciation des complots le font dans la perspective de décrire objectivement le réel, non pas d’élaborer une théorie abstraite. D’autre part, « théorie du complot » est devenu un stigmate, si bien qu’il empêche le bon déroulement de la logique contre-argumentative. Enfin, parler de « théorie du complot » sans autres précisions « présuppose qu’il n’y a pas complot dans les faits ou que celui-ci n’est pas avéré » [4] ce que qui est absurde. Par exemple, récemment, l’incompétence des puissances étatiques concernant les stocks de masques, leur distribution, leur nécessité a flirté avec le mensonge d’Etat (pour se justifier et ne pas remettre en cause les choix passés), alimentant de facto la machinerie complotiste. De même, le manque de transparence, d’éthique, mais aussi les huis-clos entre chefs de partis ou les guerres d’égo, dégradent la parole publique et alimentent le ressentiment et le sentiment d’incurie[5]. Lorsque la parole et l’action publique ne portent pas haut l’intérêt général, c’est un affront qui éveille des perceptions de collusion, manipulation, arrangements entre « puissants ». Lorsqu’ils sont avérés, le sentiment de trahison est d’autant plus grand, car ces petits arrangements entrent frontalement en contradiction avec les promesses du libéralisme politique de la « bonne gouvernance ». Plus largement, il est bien clair et depuis longtemps que la démarche qui vise à traquer la pensée complotiste dans le champ social ne consiste pas à nier, ni à négliger, des stratégies politiques, connivences, conspirations, voire dans certains cas extrêmes, assassinats, coups d’Etat[6]. De même qu’il ne s’agit pas de nier que la protection ou l’avancée d’intérêts économiques, idéologiques ou géopolitiques se joue souvent à l’ombre du grand public. Ayant dit cela, il importe de préciser qu’il est donc injuste de narguer les « anticomplotistes » de ne pas prendre en compte ces vérités historiques documentées, puisque précisément les « complotistes » n’éprouvent aucun besoin de rigueur intellectuelle liée à la pratique de l’épistémologie historique. Autrement dit, « le complotisme », comme nous le verrons, ce n’est pas une simple dénonciation des complots[7], c’est un rapport social aux faits particulier. De l’autre côté, chercher à comprendre– dans une démarche autonome – la vision politique du monde qu’imprime le recours à l’explication par le complot se veut un outil progressiste pour lutter contre les affabulations, les obscurcissements, les fausses oppositions.
Et gardons bien à l’esprit, comme nous le synthétisons à la fin de cet article, qu’il existe différentes catégories d’explications par le complot, et donc différents « seuils. » [8] L’historien Pierre Vidal-Naquet, dans un livre intitulé Les assassins de la mémoire, tenait ces mots à l’égard des négationnistes, révisionnistes antisémites : « Qu’il soit entendu une fois pour toutes que je ne réponds pas aux accusateurs, que, sur aucun plan, je ne dialogue avec eux. Un dialogue entre deux hommes, fussent-ils adversaires, suppose un terrain commun, un commun respect, en l’occurrence, de la vérité. Mais avec “les révisionnistes”, ce terrain n’existe pas. Imagine-t-on un astrophysicien qui dialoguerait avec un “chercheur” qui affirmerait que la lune est faite de fromage de Roquefort ? C’est à ce niveau que se situent ces personnages. […] Je me suis donc fixé cette règle : on peut, on doit discuter sur les “révisionnistes” ; on peut analyser leurs textes comme on fait l’analogie d’un mensonge […], on ne discute pas avec les “révisionnistes”.» [9]
Une fois cela dit, et bien dit, avançons, avec le chercheur Loïc Nicolas, qu’« il serait déplacé de railler comme purement irrationnel un tel mode de pensée conspiratoire auquel chacun d’entre nous demeure plus ou moins enclin — et ce, malgré le rejet ou les moqueries qu’il peut nous inspirer par ailleurs —, notamment au regard des conséquences tragiques (persécutions, massacres, génocides, etc.) qu’il a eu et qu’il continue d’avoir. » [10] Nous verrons un exemple de « conséquence tragique » auquel le complotisme peut conduire. Il n’en reste pas moins que l’« explication par le complot » est une chose suffisamment sérieuse, politiquement, éthiquement, pour ne pas le balayer d’un revers de la main, ni l’utiliser à tort et à travers. Et enfin, un rappel d’humilité, comme une devise laïque : « Nous sommes toujours susceptibles de surestimer notre immunité face aux théories du complot, ce qui nous rend paradoxalement d’autant plus vulnérables à leur égard. » [11]
Contexte et quantité de l’information
Une « infodémie » n’est pas seulement problématique du fait de rendre impossible, par la quantité d’information, le traitement de celle-ci.[12] L’information circule vite ; elle peut nous submerger. Mais il faut coupler l’élément de la quantité (et sa vitesse de propagation) avec le contexte et la qualité.
Un évènement particulièrement massif (cela peut-être la mort d’une personnalité, un voyage spatial ou une épidémie) est un moment de rupture générale (médiatique mais aussi individuelle), qui réduit le spectre d’intérêt pour les autres sujets et concentre tous les regards. Plus spécifiquement, cette période de crise sanitaire a été propice aux développements et propagations de ce type de récits complotistes, confusionnistes, conspirationnistes, etc. Marie Peltier[13], historienne, spécialiste du complotisme et militante associative, dans un entretien au magazine Society précise ce contexte et la nécessité de la mise en récit : « Entre les débats scientifiques, le retard à l’allumage au niveau politique et l’enfermement de chacun, le terrain n’a presque jamais été aussi propice aux théories du complot. » Aussi, celles-ci apparaissent dans une phase bien particulière de l’événement : « Il y a d’abord l’émotion et le choc collectif, comme si la société avait besoin d’un temps d’incubation pour digérer ce qu’il se passe. Les théories du complot interviennent toujours dans un second temps, lorsqu’une mise en récit devient nécessaire, pour donner à comprendre ce qu’il s’est passé […] » [14]. La crise sanitaire est un terreau, un moment facilitateur d’émergence de discours complotistes lesquels sont déjà largement ancrés dans notre imaginaire – que cela soit par la culture, les médias, nos moyens de communication, etc. Plutôt que de s’éteindre et revenir à la prochaine crise, comme le mauvais génie sortant de sa lampe, ils s’accumulent, s’hybrident, et gagnent des batailles culturelles et politiques : sur les vaccins, sur les lectures de l’Histoire, dans nos récits et imaginaires politiques.
Nous avons évoqué la quantité d’information, le contexte ; reste sa « qualité ». Qu’est-ce que ce discours conspirationniste et qu’appelle-t-il comme analyse et comme réponse ? Le sujet étant bien trop vaste, tentons de donner quelques pistes[15].
Une difficulté : le contre-pied comme caractéristique
Si la quantité d’information met à l’épreuve l’esprit critique et implique une fastidieuse vérification des sources, le travail se prolonge encore dès lors que l’on envisage de « démonter » les propos les moins fiables. Le temps est démultiplié par la nature même des discours reposant sur des prémisses complotistes, ou confuses. C’est un paradigme ayant été maintes fois invoqué durant cette crise, reposant sur ladite « Loi de Brandolini », à savoir : « La quantité d’énergie nécessaire pour réfuter du baratin [bullshit] est beaucoup plus importante que celle qui a permis de le créer. »[16] Si cette « loi » en question n’a rien de scientifique, elle repose cependant sur des observations empiriques. Et la crise sanitaire ne les aura pas démenties. Plus spécifiquement, de quel « baratin » parlons-nous ici ? Il est toujours risqué de figer une définition pour un phénomène qui a fait l’usage d’un « référent fugace » [17], le contrepied, l’ingrédient de sa persévérance. En effet, « le complotiste » n’a aucun problème à se contredire. Comme le résume, avec un art consommé de la synthèse, Edgar Szoc[18] dans un commentaire sur Facebook, « il y a un magnifique article de psychologie sociale (“Dead and Alive”) qui montre que les personnes qui pensent que Lady Di n’a pas été victime d’un accident de voiture, mais a été assassinée sont plus susceptibles que le reste de la population de penser qu’elle n’est pas vraiment morte, et vit sur une île déserte. » La gestion des masques que nous évoquions, outre la désorganisation gouvernementale et les choix économiques, présentent quelques similitudes : les paroles « antisystèmes » se déchainant lorsque les masques sont indisponibles ; les antimasques font entendre leur voix dès lors qu’il est jugé nécessaire (ou obligatoire) d’en mettre. Un analyse plus fine devrait détailler la proportion des premiers au sein des seconds. Quoiqu’il en soit, l’on observe ce que Loïc Nicolas appelle un processus de « requalification » [19] des termes : ce sont des explications en mesure de réguler la confrontation d’explication conspirationniste dès lors que celle-ci se confronte au réel. [20]
Qu’est-ce qu’un discours complotiste ?
Malgré cette difficulté à figer un discours complotiste, mentionnons une définition minimale : « Une théorie du complot est une explication d’un événement historique (ou d’événements historiques) fondée sur le rôle causal d’un petit groupe d’individus agissant en secret ». [21] Cette définition a-morale, permet en creux de percevoir le caractère transversal des complots. En somme, ils sont mobilisables par n’importe quelle sensibilité politique, d’identité de genre, de classe, etc. Il se décline quasi à l’infini[22], les plus anciens (« le complot juif ») cohabitent, et le plus souvent se mélangent avec les plus récents (« QAnon » [23] , « l’Etat profond », etc.).
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Intermède : Des tueurs formés à l’école du complotisme
L’explication par le complot, nous l’avons dit, est une expression polysémique, hybridée, qui a des ramifications et des ancrages politiques divers. Dans certains cas, la rhétorique mortifère s’actualise, par radicalisation débouchant sur une pulsion du passage à l’acte, en meurtre de masse. Prenons comme objet contemporain, pour expliciter, le mélange du « complot juif » et du « Grand Remplacement », où l’extrême droite joue sur le tableau du terrorisme individuel et de la sophistication doctrinaire. Les velléités théoriques s’observent notamment par les éléments de langage présent dans les « manifestes » des tueurs mais surtout dans les paroles et écrits des relais médiatico-politiques et essayistes d’extrême droite. Notons bien que les actes des tueurs seront – plus ou moins[24] – blâmés par ceux-là même qui produisent les discours de guerre civile, leur nocivité pouvant être égale à leur courage politique.
Aux USA, deux attentats antisémites ont eu lieu à quelques mois d’écart. Le premier concerne la fusillade dans la synagogue de Pittsburg, le 27 octobre 2018, la seconde, mimant la première, fut celle dans la synagogue de Poway le 27 avril 2019. Quel lien entre l’antisémitisme, le complotisme et le « Grand Remplacement » (ou complot du « génocide blanc ») associé généralement aux populations noires, magrébines ou musulmanes ? Le « Grand Remplacement », théorisé par l’extrême droite est un complotisme xénophobe articulé à l’islamophobie[25] (comme dans les attentats de Christchurch en Nouvelle-Zélande[26]) mais également à l’antisémitisme. En effet, la peur contemporaine de l’extrême droite (la population blanche, chrétienne remplacée par des populations musulmanes, non-blanches, via l’immigration ou la natalité) rejoint la vieille tradition judéophobe lorsque les juifs, « cosmopolites », sont considérés comme la courroie de transmission entre la destruction de l’Etat-Nation et son envahissement par « les étrangers ». Telles étaient les motivations du meurtrier suprémaciste blanc de l’attentat de Poway, et plus encore explicitement par celui Pittsburgh, l’auteur exprimant sa haine pour la « Société d’aide aux immigrants juifs » (HIAS), qui aide des immigrants de toute religion ou croyance.[27]
Cette lutte pour une civilisation blanche prend appui sur une littérature hétéroclite. Mais une des racines – non exclusive – se trouve du côté de ce qui est appelé le « marxisme culturel », connu depuis les années 1990, mais circulant à la faveur du développement d’internet et des réseaux sociaux[28]. Le 13 novembre 2018, entre les deux attentats, Samuel Moyn, professeur de droit et d’histoire à Yale, relève dans un éditorial[29] que la notion de « marxisme culturel » était un des thèmes principaux sur « Gab », le réseau social préféré du tueur de Pittsburgh. De leur côté, les activistes de Bellingcats auront orientés leurs recherches sur 8chan/pol pour le tueur de Poway[30]. Le professeur de droit avance que « si les inquiétudes de plus en plus populaires concernant les élites cosmopolites et la mondialisation économique peuvent parfois transcender l’antisémitisme le plus nocif, le discours sur le marxisme culturel en est indissociable. La légende du marxisme culturel recycle de vieux tropes antisémites pour donner à ceux qui se sentent menacés un bouc émissaire. »[31] On voit que le « style paranoïaque » fait feu de tout bois et construit des sujets politiques.
L’angle complotiste[32] de cette « théorie » consiste originellement à cibler un petit groupe de théoriciens critiques d’inspiration marxiste et majoritairement juifs (l’Ecole de Francfort), fuyant le régime nazi, comme étant les inspirateurs de cette décadence de l’occident[33]. Aussi, les exigences d’égalité et de justice sont réduites à la manipulation d’élites progressistes maniant la censure – notamment en empêchant les critiques du marxisme culturel – plutôt que les transformations économiques. En effet, explique Jérome Jamin, professeur en science politique à l’Université de Liège, « dans son chapitre « What is ‘Political Correctness’ ? », William Lind (1947) – expert militaire et intellectuel conservateur – évoque la toute-puissance d’une « nouvelle idéologie d’Etat » aux Etats-Unis qu’il nomme le « Politiquement correct » (« Political Correctness ») et qu’il associe immédiatement au « Marxisme culturel », c’est-à-dire au Marxisme « transféré du domaine économique au domaine culturel », un transfert qui serait l’œuvre des animateurs de l’Ecole de Francfort.» [34] Passant de l’aspect historique à la question politique contemporaine, des chercheurs australiens travaillent sur la banalisation des éléments de langage de l’extrême droite complotiste – l’érosion des frontières entre les marges et le discours politique traditionnel –, en se concentrant « sur la transnationalisation d’une théorie conspirationniste particulière : celle du “marxisme culturel”, qui était autrefois l’apanage des franges mêmes de l’extrême-droite américaine, mais qui semble maintenant être devenue à la fois mondiale (et, dans une certaine mesure, dominante). En établissant un lien entre le “politiquement correct” et un sinistre complot visant à détruire la civilisation occidentale, le marxisme culturel a trouvé son expression contemporaine la plus morbide dans le “manifeste” du terroriste norvégien Anders Breivik, mais il a été de plus en plus repris par l’ensemble de la droite politique, s’établissant comme une sorte de “méta-théorie” pour la droite contemporaine qui se lamente sur la “destruction” des valeurs et des institutions traditionnelles. »[35] Jérome Jamin en plus de synthétiser les tenants et aboutissant de cette notion de « marxisme culturel » pousse l’analyse jusqu’à catégoriser l’usage contemporain, visant à désigner 3 complots : « le complot communiste », « le complot capitaliste/relativiste », « le complot islamique (Eurabia) ». En analysant l’attentat de Anders Breivik en 2011 (les attentats d’Oslo et d’Utøya) et du lien très fort que le tueur d’extrême droite norvégien entretient avec la peur du « marxisme culturel » issu des théories complotistes américaines, tous ces chercheurs tissent la toile d’une doctrine qui s’exporte et qui ne se manifeste pas que par des meurtres de masse, mais avant tout par des discours poussant à des antagonismes civilisationnels, des politiques publiques discriminatoires et des attaques politiques contre les minorités, le multiculturalisme, ou les sciences sociales. Jamin mentionne que l’aspect global des dénonciations de ces prétendues menaces court-circuite les discours ouvertement « racistes, xénophobes ou antisémites et de se positionnent en faveur de la démocratie. »[36] Nous pouvons reprendre ce que nous disions dans un précédent article : « Le philosophe Theodor Adorno, dans une conférence sur le Nouvel extrémisme de droite, en 1964, condense admirablement ce qui nous préoccupe actuellement : “[O]n peut dire que toutes les expressions idéologiques de l’extrémisme de droite sont caractérisées par un conflit permanent entre ce que l’on ne peut pas dire et ce qui doit mettre l’auditoire en ébullition […]” »[37]– même si le césarisme réactionnaire contemporain fait régulièrement sauter les digues de la décence minimale.[38] C’est ainsi qu’actuellement la révolution conservatrice du président brésilien Jair Bolsonaro se manifeste notamment par des coupes dans les budgets liés aux Humanités (sociologie, philosophie) [39] au nom de la victoire contre le « politiquement correct » et « le socialisme » : une influence d’Olavo de Carvalho, maitre à penser de Bolsonaro et “chasseur obsessionnel du « marxisme culturel” ».[40]
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Plus globalement, l’explication par le complot « ne présente pas de faille logique interne, elle est potentiellement infalsifiable de par l’invocation du secret des preuves, et elle peut être appliquée à tout contenu possible, d’où son énorme puissance diffamatoire. » [41] Ce dernier point rend compte des affects politiques que cette explication charrie et la création d’un monde où les forces sociales, impuissantes face aux élites ou groupes perçus négativement comme tels, n’agissent pas, ne gagnent ou n’influencent jamais rien, sont quoiqu’elles font à la merci d’une puissance extérieure. En bref, l’imaginaire du complot verse naturellement vers une pensée conservatrice, voire réactionnaire, car l’essentialisme n’est jamais loin : la diablerie des groupes visés (francs-maçons, musulmans, juifs, politiques, journalistes, la Silicon Valley, les banquiers, les riches, etc.) leur est consubstantielle, et totale. Les victimes créent par le récit complotiste sont tout autant dépossédées, sans défenses, sans recours face aux manigances et manipulations de ces élites (les travailleurs ne s’organisent pas contre les politique du capital ; les hommes ne font pas de la résistance par rapport aux évolutions des rapports de genre manigancé par les lobbies féministes, etc.). Tout comme leur intentionnalité : les instigateurs de complots agiraient avec audace et autorité, sans rencontrer d’obstacles, et surgissant au bon moment au bon endroit pour orienter le cours de l’histoire, petite ou grande. Cette intentionnalité pure et parfaite est pourtant en contradiction avec ce que l’on sait du fonctionnement social : « Pour Anthony Giddens,“les propriétés structurées des systèmes sociaux s’étendent dans le temps et dans l’espace, bien au-delà du contrôle que peut exercer chaque acteur”. Les conséquences non intentionnelles de l’action constituent alors, avec l’inconscient, une des limites principales de la compétence des acteurs sociaux. »[42] Autrement dit, la nuisance nécessairement attribuée aux « élites » est délirante au regard, non pas de leur potentielle puissance, mais de leur substance et intentionnalité. Cela exclut toute complexité socio-historique, contingences, affects, ratages, aléas…[43].
Une conception policière de l’histoire
L’explication par le complot, à suivre le philosophe Maurice Merleau-Ponty : « est toujours celle des accusateurs, parce qu’ils partagent avec les préfets de police l’idée naïve d’une histoire faite de machinations individuelles. » [44] Il rejoint en cela l’expression ayant fait flores de Manès Sperber, parlant d’une « conception policière de l’histoire » [45] : « Il s’agit d’une perception du changement, ou du moins du changement indésirable, comme résultat de la déviance, du comportement anormal de certains individus ou groupes ; en l’occurrence, c’est le fruit du comportement égoïste des dirigeants de l’économie et des étrangers, ainsi que de la passivité des autorités politiques (incapables et/ou complices). Ce ne sont donc pas des facteurs sociaux qui servent à comprendre le changement social, mais des comportements non-conformes à un système de normes. » [46] Cette façon de mener une enquête est donc, nous le voyons, biaisée par la méthode. Elle « consiste à suivre à la trace, c’est-à-dire à pister et à interpréter des résidus, déchets, débris apparemment anodins, à les faire parler pour qu’ils nous racontent une histoire : une présence cachée, une cause, une raison. » [47] Le problème ne vient pas tant de cette faculté de raisonnement abductive[48], mais bien du passage mécaniste de l’indice à la preuve, jusqu’au biais de confirmation[49], et les présupposés substantialistes liés aux groupes (dirigeants, étrangers, etc.).
Citons encore une fois Loïc Nicolas, qui dans cet extrait travaille à rendre palpable ce qu’il appelle le « plaisir cognitif » – partie prenante d’un imaginaire politique – qu’éprouve toute personne attirée par l’explication par le complot, ainsi que le détournement des logiques historiques fluctuantes, contradictoires, afin de coller à un récit qui donne une tonalité générale. En effet, le recours au complot « permet de satisfaire un certain goût de l’intrigue, et offre l’occasion gratifiante […] d’imaginer derrière les portes de l’histoire en train de se faire des mobiles humains subtils voire alambiqués, […] plutôt que de reconnaitre la présence de rapports causes-conséquences complexes et impossibles à embrasser dans leur totalité. Ce type d’explication de l’histoire — secret, complot, trahison, mensonge, double jeu, etc. — fait à l’évidence perdre la capacité d’identifier, même partiellement, les facteurs réels, souvent peu spectaculaires ou tout simplement improbables de prime abord, qui président aux changements que subissent les hommes et les sociétés. » [50] Egalement, le recours à ce type d’explication peut s’ancrer dans une politisation de l’acrimonie développé à l’encontre d’un « système » ne validant pas socialement certaines propositions tenues pour marginales. Michel Barkun, politologue américain s’étant penché sur la question, l’évoque en ces termes : « L’articulation des facteurs technologiques et sociopolitiques a conduit à l’érosion de ce qui était auparavant une frontière claire et solide entre le discours marginal et le discours dominant […]. Il en résulte que des données issues de la connaissance stigmatisée sont entrées dans la culture dominante et sont perdu leur stigmatisation. » Les connaissances stigmatisées « sont des affirmations qui ont été négligées ou refusées par les institutions dont nous dépendons pour les valider. […] Les conspirationnistes forment donc une subculture, […] ils appartiennent à une aussi à une subculture plus vaste de croyants à d’autres connaissances stigmatisées. » [51]
La recherche des faits
Il y a une phrase de Spinoza que Pierre Bourdieu aimait reprendre, tout en précisant qu’elle lui apparaissait comme la plus triste de toute l’histoire de la pensée : « il n’y a pas de force intrinsèque des idées vraies ». La vérité nue ne convainc pas d’elle-même. Pour ceux qui s’attachent à démonter des récits irrationnels, l’effet est nul ou presque, tant le plaisir cognitif que ces récits procurent est intense. D’autant que c’est toute une vision du monde, des structures mentales, des attachements politiques aussi, qui aboutissent à enrôler le discours complotiste, et plus encore, à s’en faire le garant, assumant la responsabilité des énoncés. Il faut donc soutenir les énoncés de vérités. Comment ? Souvent, la rationalité scientifique se voit opposée aux valeurs et croyances. Le sociologue, dans un exposé sur les critères de scientificité, précise : « c’est moins la force intrinsèque de l’idée vraie qui emporte la conviction que la force sociale du vérificateur, c’est-à-dire que le fait scientifique est fait par celui qui le produit et le propose, mais aussi par celui qui le reçoit. » [52] C’est un processus qui doit aboutir à une validation sociale. Réinséré dans la vie sociale, « le fait » ne flotte plus, mais existe grâce aux deux bouts de la chaine, à la production et à la réception. Et le sociologue de nous faire voir les cuisines de cette production : « Le fait est conquis, construit, constaté dans et par la communication dialectique entre sujets, c’est-à-dire à travers le processus de vérification, de production collective de la vérité, dans et par la négociation, la transaction et aussi l’homologation, ratification par des processus explicitement exprimés. » [53] À la fin, « l’opinion validée est celle qui est reconnue, au moins négativement, parce qu’elle ne suscite plus d’objections pertinentes ou qu’il n’y a pas de meilleure explication. » [54] Dès lors qu’une « idée vraie » émerge à la suite de ce processus, que deviennent les contestataires ? Ceux-ci, nous dit Bourdieu, sont « obligés de rendre les armes », mais ils « collaborent au travail de vérification par le travail qu’ils font pour critiquer, corriger, réfuter. » [55] On a compris que les adeptes de l’explication par le complot — du fait, sans doute, de leur perspicacité hors norme et d’un goût immodéré pour le doute — refusent de rendre les armes, donc d’être constructifs.
Pour autant, il serait erroné de penser que la documentation scientifique soit absente de leur démarche. Dans un article du journal Le Monde, paru le 8 avril 2020, sous le titre « Coronavirus : comment la rhétorique complotiste détourne la science en période d’épidémie », on apprend que « depuis le début de la crise sanitaire, d’innombrables faux articles et vidéos complotistes citent des études savantes à l’appui de leur démonstration. Et avec succès. » La référence aux études scientifiques est une figure rhétorique classique des théories conspirationnistes, explique Marie Peltier : « Il s’agit pour les idéologues du complot à la fois de critiquer tous les discours d’autorité, notamment scientifiques, et en même temps de s’en servir pour discréditer les discours qui sont hostiles à leurs thèses. Le tout entraînant le lecteur dans un très grand nombre de références, souvent contradictoires, qui entretiennent un véritable doute paradigmatique. » [56]
Face aux faits, l’humilité retrouvée ?
L’arrogance des « complotistes » se double donc d’un « doute paradigmatique », c’est-à-dire une vision du monde instrumentalisant l’esprit sceptique. On le remarque lorsqu’une soudaine humilité émerge et déborde la structure d’opposition et d’argumentation contradictoire. Elle se manifeste souvent sous la forme « Mais je ne suis pas… (médecin, sociologue, etc.) ». Cette humilité est suspecte si l’on prend en compte les persistances structurales du complotisme. L’humilité vient en quelque sorte doubler la confusion installée par une mise en doute à l’encontre de faits trop gros pour être ignorés. En effet, faut-il être astrophysiciens pour savoir que la terre n’est pas plate, historien pour évoquer les crimes nazis ? Dans ce cadre – entre personnes avec une éducation comparable –, dès le départ, le doute est inopportun, intéressé, prétexte à autre chose. Selon les sujets, bien entendu, ce doute lancé au détour d’une conversation, et non dans un environnement contrôlé par la méthodologie, n’a rien de problématique en soi. Il le devient lorsqu’il vient renforcer une posture visant à se victimiser, trouver des boucs émissaires, et exciter sa base (si l’on a un public) par renforcement paranoïaque et gémissant : « Regardez, je pose des questions, je doute, et même là, pour le mainstream, ce n’est pas bon ». La figure du paria et du dissident est très rétributrice socialement et symboliquement. Cela soude les troupes, et le « coup » médiatique polarise. Cette polarisation tend ouvrir le cercle des convaincus, provoquer des discussions : « il dérange », « il pose de bonnes questions », entendra-t-on. Mécanique bien huilée. Cette position que nous avons décrite, n’est pas « socratique », elle est juste « naïve », au sens de faire l’imbécile.
Mais surtout, cette posture est carrément obscène lorsqu’elle vient à déréaliser les discours des protagonistes des événement, petits ou grands – mais souvent tragiques. Cela revient à cracher à la figure des survivants, des morts, de ceux qui témoignent ; de ceux qui travaillent à comprendre (les historiens), etc. Cette relativisation fait trembler sur ses bases des acquis, qui sont parfois de grandes conquêtes intellectuelles. On entendra donc : à la question « les chambres à gaz ont-elles existé ? » : « tout se discute en histoire », ou « je ne suis pas historien ». Le VIH se soigne avec des aromates ? « Je ne sais pas, je ne suis pas médecin », Bill Gates veut-il nous obliger à nous injecter un vaccin pour nous glisser une puce sous cutanée ? « Je ne sais pas. C’est une bonne question », etc. L’explication par le complot, et toutes ses ramifications, pose donc un cadre explicatif pervers, au sens où il pervertit le doute ; remettant en question ce qui s’établit parfois lentement, loin des agendas politiques et avec la « méthode scientifique »[57] appliquée aux sciences sociales. La recherche de vérité, nous rappelle le sociologue Sylvain Laurens[58], « se passe lors de la confrontation des questions différentes qui émergent à partir d’un même objet ». C’est sur cette disputatio que se crée la plus-value de vérité, et « non au niveau d’un individu qui contrôlerait ses biais cognitifs. » Cette critique d’un certain rationalisme est importante pour pointer un des dangers de la déconstruction des récits complotistes : « il y a une illusion qui serait de dire que l’on peut traiter les problèmes humains avec une forme de méthode expérimentale qui est valable pour les amibes ».
La « démonétisation » de l’information traditionnelle
Comme le rappel l’article du Monde, « le phénomène d’« infodémie » ne tient pas seulement à la manière dont les gens s’informent. Il tient aussi à ce qu’ils choisissent de croire. Or, qu’il s’agisse des élus ou des médias traditionnels, l’opinion publique mondiale n’a jamais fait aussi peu confiance aux institutions depuis vingt ans. » [59]
Ce que nous dit ici le journaliste, et faisant échos un certain esprit du temps, c’est qu’il y a une défiance structurelle à l’égard des autorités (presse, partis politiques, etc.) reconnues comme telles. C’est-à-dire que la validation sociale, le contrat social, cette convention partagée par les gens — peu importe son nom —, produisant la valeur du bien et la confiance de l’acteur dans ce bien, cette validation sociale est largement rompue. Ce qu’il faut entendre par là, c’est ce que l’on appelle parfois la démonétisation. En économie politique, cela revient à supprimer la valeur faciale[60] d’une pièce, d’un billet de banque. Il faut nous demander ce que la démonétisation de la parole politique, médiatique a comme effet sur l’émergence des discours complotiste. Disons les choses ainsi : la nature a horreur du vide. Pour combler le vide induit par la dévaluation de la parole validée socialement, l’équation doit s’équilibrer : si le cours des « médias mainstream » baisse, celui des « médias alternatifs » monte. Si l’on revient à la dimension policière de l’explication par le complot : « le goût du caché a pour effet la délégitimation a priori du visible, du public, de l’officiel et de l’opinion commune. »[61]. Notons également qu’il y a des ruses de l’histoire qu’on ne se lasse pas de mettre en avant : « Les États mêmes, qui, dans leur pratique politique, sont les plus grands organisateurs de mensonges et de tyrannies, sont aussi ceux qui conservent le mieux les dossiers qui permettent ensuite aux historiens d’établir la vérité. » [62] Ironie quand tu nous tiens.
Naturellement, il ne s’agit pas de dire que toute discussion est inopportune, il s’agit de remettre en cause l’explication par le complot, qui nous égare et abime « l’esprit critique ». Elle empêche en réalité la discussion, car loin de collaborer « au travail de vérification par le travail qu’ils font pour critiquer, corriger, réfuter », ils amoindrissent la qualité des débats, et font perdre un temps fou à tout le monde.
Les médias « alternatifs »
La démonétisation de la presse, c’est une remise en cause de la validation sociale consistant à donner le monopole du sérieux à quelques titres de presse, dit de « références ». Le ras-le-bol est produit par les éditoriaux prêchant l’austérité, le relais des mensonges concernant « les armes de destructions massives », la vedettisation accélérée de la vie politique, le traitement considéré partial des crises sociales, les éternels mêmes invités, etc. Les causes de mécontentement sont nombreuses et variées, et peuvent se justifier empiriquement. Les griefs ne sont pas à l’encontre de la liberté de la presse, dont son usage, comme l’usage de la liberté d’expression, peut déplaire et choquer. Il s’agit, pour certains, de rompre avec le ronron, et varier les sources, les paroles exprimées, rompre également avec la sacro-sainte messe du journal télévisé du soir — pour cela, internet fut une aubaine.
Dans les faits, cette fracturation est bénéfique, dès lors qu’elle favorise la concurrence des points de vue et le pluralisme éditorial, la multiplication des formats, etc.[63] Le renforcement naturel de la confiance (autrement dit la validation sociale de l’économie médiatique) passe donc par des formes de séditions : créations de radios pirates, fanzines, tracts, journaux indépendants, presse alternative, blogs, etc. C’est depuis longtemps un truisme que de lier la vie démocratique et le dynamisme et la pluralité de la presse. Ce dont on parle moins, c’est du niveau de la presse, sa qualité, en général et en particulier ; ses effets sur la démocratie, ainsi que ses sous-entendus politiques. Si l’on caricature, vaut-il mieux 100 journaux médiocres, ou 10 de très bon niveau ? Idem, gagne-t-on vraiment à passer de 10 journaux « dirigés par des milliardaires » à 10 journaux tenu par le Kremlin (Russia Today (RT), Spoutnik), la famille royale du Qatar (AJ +) ? Que gagne-t-on à passer d’un média généraliste à un site internet dont la ligne éditoriale est de dire le contraire de tous les autres ? etc.
Bien entendu, la réalité est bien plus souvent une grande nuance de gris. Reste que lorsque tous les éléments sont sur la table, où, même si les pistes sont brouillées par des invités honorables, s’accumulent les invités complotistes et/ou négationnistes et/ou confusionniste[64](par exemple la chaine You Tube Thinkerview [65]), les nuances s’estompent devant l’évidence d’une orientation politique assumée et réfléchie. La confusion porte bien son nom, et « discuter avec tout le monde » a des effets délétères [66]. Le risque est donc grand de produire un « journalisme » dit alternatif au rabais, et d’en faire une source légitime. Surtout si celui-ci justifie son existence par la « résistance à la propagande », par exemple, mais sans dire en quoi lui-même ne serait pas un média de propagande. Si ce n’est pas la rigueur et l’honnêteté, ou la déontologie qui les animent, tout le monde est perdant.
De ce fait, deux choses : ce biotope fait de médias « dissidents », de « réinformation », contre les « médias-mensonges », mais aussi de médias aux prétentions plus élevées, favorise l’explication par le complot quand bien même ces médias se créent comme des alternatives aux « médias dominants » et leur propre incurie. Nous avons donc un double mouvement : un lectorat en recherche d’alternatives, et un espace médiatique qui va à sa rencontre. Ces médias deviennent, pour beaucoup de lecteurs, une source d’infirmations principale, leur nouvelle unité de compte. Mais c’est de la monnaie de singe.
Pour conclure
Ce premier tour d’horizon ne fait qu’effleurer un phénomène de grande ampleur, tant par sa popularité que par sa prégnance dans notre imaginaire et nos pratiques. Nous avons axé cet article sur la difficulté à manier le doute, celui-ci pouvant verser dans une trop grande relativisation. Inversement nous avons vu que certaines radicalisations politiques pouvaient se construire sur des récits complotistes et engendrer des « conséquences tragiques ». La laïcité, liée à la non-imposition des dogmes, à la liberté de conscience, à la liberté d’avoir des convictions, est le cadre qui permet la confrontation entre un scepticisme soucieux de la recherche de la vérité, et celui qui sème le doute, embrouille, nous fait individuellement et parfois collectivement régresser. Les révisionnistes sont des « matérialistes à sabots », disait Pierre Vidal-Naquet. Cela convient également plus largement pour celles et ceux qui font usage de l’explication par le complot. C’est un scepticisme réactionnaire (il substantialise les individus et nie les forces sociales en mouvement) et régressif (confus, il croit penser quand il ne fait que du bruit).
Enfin, la crise sanitaire n’aura ouvert qu’un nouveau chapitre d’un livre déjà bien épais.
***
Annexe : Parce qu’il y a complot et complot
La
caractérisation trop générique de complots n’est pas toujours convaincante, et
laisse un espace de dénégation trop important aux usagers des explications par
le complot. Afin de rendre compte de la diversité de ces explications,
schématisons. Bien entendu, la réalité est plus complexe, et des glissements de
l’un à l’autre sont courants. Cela dit, il y a des couleurs dominantes qui
peuvent apparaitre.
1/ Le lien avec la réalité
A. Les complots compatibles avec une réalité objective
Conservent un semblant de logique et liens avec les faits et la raison. Ils sont généralement les plus directement politiques ou géopolitiques, car ils surfent sur certains discours légitimés socialement et sont liés à des marqueurs identitaires (altermondialiste, anticommunistes, etc.) : on retrouve le complot « médiatique », le complot « sioniste », le complot « américain », « Le Grand Remplacement », etc.
B. Les complots en rupture avec la réalité objective
Il s’agit du recours à des explications exogènes à la structure sociale : illuminati, reptiliens, extra-terrestres, etc. Ils sont les plus visibles, les plus exotiques. Ce qui est problématique, dès lors qu’il cache la véritable forêt qu’est la première catégorie. Précision importante, cependant : pour les gens travaillant avec sérieux, certains propos tenus en 1.A. sont proprement délirants, l’équivalent de la lune en fromage de Roquefort. La coupure n’est donc pas nette entre ces deux catégories.
C. Les « véritables » complots (produit par le contexte social-historique, les oppositions idéologiques, économiques, etc.)
C’est de la
matière pour historiens, politologues ou les scénaristes ou romanciers. Notons
que cela sert de recours aux acteurs des deux catégories précédentes pour
légitimer leurs explications, les ancrer dans le réel (au mépris des faits).
2/ Deux types de constructions
théoriques
Les explications qui sèment le doute, par le doute, la critique neutre (Tendez l’oreille lorsqu’une personne revendique « écouter tout le monde, sans regarder les étiquettes, sans idées préconçues »).
Les explications qui s’attachent à une certitude envers et contre tout. (Cela ne veut pas dire qu’ils n’usent pas du doute, ni du contrepied. Mais seule une explication qui ne soit pas officielle trouve grâce à leurs yeux : « la thèse officielle est nécessairement fausse ».)
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
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ARTICLES
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[1] MAYAULT, Isabelle, La rumeur, l’autre épidémie qui préoccupe l’OMS, Le Monde, 20 mars 2020 : https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2020/03/06/la-rumeur-l-autre-epidemie-qui-preoccupe-l-oms_6032079_4500055.html
[2] Tel qu’argumenté ici, par le philosophe des sciences Mathias Girel : GIREL, Mathias, Petit retour sur l’idée d’infodémie, https://mathiasgirel.com/2020/05/19/petit-retour-sur-lidee-dinfodemie/
[3] DANBLON, Emmanuelle (dir.) ; NICOLAS, Loïc (dir.). Les rhétoriques de la conspiration. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : CNRS Éditions, 2010. http://books.openedition.org/editionscnrs/16202
[4] PAPAROUNI, Evgenia. La notion de « théorie du complot » : Plaidoyer pour une méthodologie empirique dans : Les rhétoriques de la conspiration . Paris : CNRS Éditions, 2010, p.98.
[5] Cette incurie se traduit également dans le sous-financement chronique des institutions de recherches académiques, et plus particulièrement dans les départements liés aux maladies virales. Un témoignage français : COQUARD, Bruno, La virologie est un sport de combat, https://universiteouverte.org/2020/09/19/la-virologie-est-un-sport-de-combat/ 19 septembre 2019.
[6] A l’heure de clôturer cet article (24 septembre 2020), plane les menaces d’une « logique de coups d’Etat » de Trump concernant la présidentielle mettant en ébullition les commentateurs et éditorialistes américains et au-delà. Lire par exemple : VENTURA, Raffaele Alberto, Logique du coup d’Etat, Le Grand Continent, 24 septembre 2019, https://legrandcontinent.eu/fr/2020/09/24/logique-du-coup-detat/
[7] L’historien Richard Hofstadter a tranché ce débat en 1968 : « il y a une très grande différence entre le fait de localiser un complot dans l’histoire et le fait de considérer que l’histoire n’est qu’un complot ». Le Style paranoïaque, Théories du complot et droite radicale en Amérique, préface de Philippe Raynaud, traduction de Julien Charnay, Bourin éditeur, Paris, 2012.
[8] Même s’ils peuvent bien entendu se recouvrir, glisser de l’un à l’autre, etc. Mais simplifions pour être clair, et peut-être même être convaincant.
[9] VIDAL-NAQUET, Pierre. Les assassins de la mémoire. « Un Eichmann de papier » et autres essais sur le révisionnisme. (1981, 1985, 1987) La découverte, 2005, p.9.
[10] NICOLAS, Loïc. Rhétorique du complot : la persuasion à l’épreuve d’elle-même. : Itinéraire d’une pensée fermée In : Les rhétoriques de la conspiration [en ligne]. Paris : CNRS Éditions, 2010, p.78.
[11] KLEIN, Olivier ; LINDEN, Nicolas Van der. Lorsque la cognition sociale devient paranoïde ou les aléas du scepticisme face aux théories du complot dans : Les rhétoriques de la conspiration [en ligne]. Paris : CNRS Éditions, 2010.
[12] Il faudrait par ailleurs analyser l’advenue des « chaines d’information en continu » et leur caractère également « infodémique » ; tout comme, à un niveau plus individuel, notre usage en continu d’internet sur nos smartphones, et autres notifications.
[13] Pour plus d’informations historiques, généalogiques des discours complotistes, se reporter à ses ouvrages : L’ère du complotisme : La maladie d’une société fracturée, Les petits matins, 2016 ; Obsession : Dans les coulisses du récit complotiste, éditions Inculte, 2018.
[14] BINCTIN, Barnabé, Comment fonctionnent les théories du complot en période de confinement ? Society, 20 avril 2020. https://www.society-magazine.fr/comment-fonctionnent-les-theories-du-complot-en-periode-de-confinement/
[15] Dans cet article, s’appuyant sur état de l’art conséquent bien que toujours incomplet, nous partons du constat que l’opposition frontale, qui bien souvent s’avère être un dévoilement contre un autre, est un échec. Du fait de la nature et des principes de jouissance motivant l’explication par le complot, il nous faut d’autres méthodes, d’autres attitudes. Ce qui ne signifie pas qu’il faille battre en retraite, mais de savoir ménager nos forces et prendre le problème tant dans ses dimensions politiques, rhétorique ou cognitive.
[16] VERCUEIL, Laurent, La loi de Brandolini ou le principe d’asymétrie du baratin : un défi pour les scientifiques, Echo-Science Grenoble, 9 décembre 2016. https://www.echosciences-grenoble.fr/communautes/atout-cerveau/articles/la-loi-de-brandolini-ou-le-principe-d-asymetrie-du-baratin-un-defi-pour-les-scientifiques
[17] PAPAROUNI, Evgenia, op.cit., p.98.
[18] Edgar Szoc est romaniste, économiste, journaliste, chroniqueur et essayiste. Auteur de : « Inspirez, conspirez: le complotisme au XXIe siècle, Edition Le bord de l’eau, 2016. L’article en question : WOOD, Michael J., DOUGLAS, Karen M., SUTTON, Robbie M., Dead and Alive: Beliefs in Contradictory Conspiracy Theories, https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/1948550611434786
[19] NICOLAS, Loïc, op.cit., p.88.
[20] Cela va de soi, mais il est prudent de rappeler que dans toute description du réel, et plus encore lorsqu’il s’agit de témoignages comportant des « d’erreurs, de confusions, voire d’absurdités » (Pierre Vidal-Naquet), les protagonistes usant d’explications par le complot ne vont cesser d’instrumentaliser ce fait, pour proférer non pas des erreurs, mais des mensonges.
[21] Définition de Brian L. Keeley cité par KLEIN Olivier et VAN DER LINDEN Nicolas, op.cit., p.135.
[22] «Le complot des Barbares contre la Civilisation» (le plus ancien), «le complot juif» (du faux antisémite, les Protocoles des Sages de Sion, à Bruno Gollnisch et à Al-Qaida : un de ceux qui dure le plus au box-office), «le complot communiste» (pour les nostalgiques d’avant la chute du mur de Berlin), «le complot américain» (Noam Chomsky), «le complot américano-sioniste» (Ben Laden), «le complot néolibéral» (Serge Halimi), «le complot médiatique» (d’Acrimed en PLPL : il plaît beaucoup dans les milieux militants critiques, car quand les mobilisations sont en deçà des espérances, on a un bouc émissaire sous la main), «le complot islamique» (de Georges Bush à Charlie Hebdo : il fait un tabac aujourd’hui dans les pays occidentaux), le complot contre moi ». CORCUFF, Philippe, « « le complot » ou les mésaventures tragi-comiques de « la critique » », Blog de mediapart. 19 juin 2009. https://blogs.mediapart.fr/philippe-corcuff/blog/190609/le-complot-ou-les-mesaventures-tragi-comiques-de-la-critique
[23] KEATING, Joshua, Comment les théories conspirationnistes de QAnon ont percé en Europe (trad. Yann Champion), Slate.fr, 14 septembre 2019, http://www.slate.fr/story/194963/qanon-conspirationnisme-etats-unis-europe-pedophilie-extreme-droite-theorie-complot . Lire également ce sujet les analyse du sociologue Tristan Mendes-France : https://tristan.pro/comment-les-complotistes-de-qanon-gagnent-du-terrain-en-france-jdd/
[24] Voir la réaction ambiguë de Renaud Camus dans HEIM Joe and MCAULEY James, New Zealand attacks offer the latest evidence of a web of supremacist extremism, The Washington Post, 16 mars 2019. https://tinyurl.com/y4um3wqs
[25] HERAN, François, « 13. « Migrations de remplacement », ou la lecture complotiste des projections démographiques », dans : Avec l’immigration. Mesurer, débattre, agir, sous la direction de Héran François. Paris, La Découverte, « SH / L’envers des faits », 2017, p. 232-239. https://www-cairn-int-info.ezproxy.ulb.ac.be/avec-l-immigration–9782707190246-page-232.htm
[26] KINGSLEY, Patrick, New Zealand Massacre Highlights Global Reach of White Extremism, The New York Times, 15 mars 2019. https://www.nytimes.com/2019/03/15/world/asia/christchurch-mass-shooting-extremism.html
[27] C’est l’objet de la tribune de l’historienne Françoise Ouzan dans Le Monde, « Pourquoi la haine antijuive et xénophobe du tueur s’est cristallisée sur un groupe qui tend la main aux réfugiés », Le Monde, 31 octobre 2018, https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/10/31/pourquoi-la-haine-antijuive-et-xenophobe-du-tueur-s-est-cristallisee-sur-un-groupe-qui-tend-la-main-aux-refugies_5377060_3232.html?xtmc=pittsburgh&xtcr=3 Les juifs se retrouvent par ailleurs pris en étau si l’on prend en compte les discours des suprématistes noirs de Nation of Islam, dont la dernière mue n’a en rien gommé l’antisémitisme structurel de l’association. Pointons, pour faire le lien avec le Grand Remplacement, qu’ici, les juifs sont accusés à tort d’avoir dominé la Traite atlantique, avatar du complot juif mondial. BRION DAVIS David, The Slave Trade and the Jews, The New York Review of Book, December 1994 https://www.nybooks.com/articles/1994/12/22/the-slave-trade-and-the-jews/ . BERNARD, Nicolas, Un avatar du « complot juif mondial » : les Juifs et l’esclavage des Noirs, 14 janvier 2019 https://www.conspiracywatch.info/un-avatar-du-complot-juif-mondial-les-juifs-et-lesclavage-des-noirs.html
[28] « Cette transnationalisation de la politique d’extrême droite par la création de réseaux transnationaux qui facilitent l’échange, la circulation des informations et les liens entre groupes et individus (Vertovec, 2009) soulève des questions importantes qui vont au-delà des acteurs d’extrême droite eux-mêmes pour envisager la création de publics réceptifs aux messages d’extrême droite. En particulier, si les universitaires “reconnaissent qu’Internet joue un rôle privilégié dans la promotion des échanges transnationaux d’extrême droite” (Froio & Ganesh, 2019, p. 516), il reste beaucoup à faire pour déterminer comment les idées, les idéologies, les tropes et les symboles d’extrême droite se répandent et sont repris par les différents groupes d’extrême droite nationales, ainsi que la manière dont elles peuvent gagner en pertinence et en appétence dans le cadre politique traditionnel […]. » (Notre traduction) BUSBRIDGE, Rachel, MOFFITT, Benjamin & THORBURN, Joshua (2020): Cultural Marxism: far-right conspiracy theory in Australia’s culture wars, Social Identities, DOI:10.1080/13504630.2020.1787822
[29] MOYN, Samuel, The Alt-Right’s Favorite Meme Is 100 Years Old, New York Times, 13 novembre 2018 https://www.nytimes.com/2018/11/13/opinion/cultural-marxism-anti-semitism.html
[30] Ignore The Poway Synagogue Shooter’s Manifesto: Pay Attention To 8chan’s /pol/ Board https://www.bellingcat.com/news/americas/2019/04/28/ignore-the-poway-synagogue-shooters-manifesto-pay-attention-to-8chans-pol-board
[31] Notre traduction.
[32] Pour des analyses académiques non complotiste de l’expression de « Marxisme Culturel » : une orientation « progressiste » : DWORKING, Dennis, Cultural Marxism in Postwar Britain: History, the New Left, and the Origins of Cultural Studies, Duke University Press, 1997. (contributions de Eric Hobsbawm, Christopher Hill, Rodney Hilton, Sheila Rowbotham, Catherine Hall, E. P. Thompson, Perry Anderson, Barbara Taylor, Raymond Williams, Dick Hebdige, et Stuart Hall) ; ou une orientation « libérale » : BLACKFORD, Russell, Cultural Marxism and our current culture wars: Part 1, The Conversation, 28 juillet 2015. https://theconversation.com/cultural-marxism-and-our-current-culture-wars-part-1-45299 “With accurate information about this meme, we can decide for ourselves how, and whether, we wish to use it.” Mais, ajoute-il aussi : “In everyday contexts, those of us who do not accept the narrative of a grand, semi-conspiratorial movement aimed at producing moral degeneracy should probably avoid using the term “cultural Marxism.” . . . Like other controversial expressions with complex histories (“political correctness” is another that comes to mind), “cultural Marxism” is a term that needs careful unpacking”. Nous avons voulu mettre en lumière la charge et son usage conspirationniste répandu, c’est-à-dire le dévoiement paranoïaque au sein de l’extrême droite d’une expression qui ne dit rien d’elle-même.
[33] BHERER, Marc-Olivier, Le « marxisme culturel », fantasme préféré de l’extrême droite, Le Monde, 28 aout 2019. https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/08/28/le-marxisme-culturel-fantasme-prefere-de-l-extreme-droite_5503567_3232.html
[34] JAMIN, Jérôme, « Anders Breivik et le « marxisme culturel » : Etats-Unis/Europe », Amnis [En ligne], 12 | 2013. http://journals.openedition.org/amnis/2004
[35] BUSBRIDGE, Rachel, MOFFITT, Benjamin & THORBURN, Joshua (2020): art.cit. (Notre traduction)
[36] JAMIN J., art.cit.
[37] CHANET, Julien, La presse, l’extrême droite, et Facebook, Bruxelles Laïque Echo, 30 juin 2020. https://www.facebook.com/notes/bruxelles-la%C3%AFque/la-presse-facebook-et-lextr%C3%AAme-droite/1714298598709332/
[38] Voir cette discussion autour de la notion de « plagiacisme » DURIEUX, Guillaume, PRANCHÈRE, Jean-Yves et VULLIERME, Jean-Louis, Pagliacisme et populisme, INRER, 29 juin 2020. https://inrer.org/2020/06/pagliacisme-populisme-discussion/
[39] SILVEIRA DE ANDRADE ANTUNES, Gabriel, Sociology and philosophy are just the first victims in Bolsonaro’s culture war, The Conversation, 16 juillet 2019. https://theconversation.com/sociology-and-philosophy-are-just-the-first-victims-in-bolsonaros-culture-war-120052
[40] GATINOIS, Claire, Au Brésil, le drôle de jeu d’un conseiller de Bolsonaro, entre insultes et provocations, Le Monde, 9 mai 2019. https://www.lemonde.fr/international/article/2019/05/09/au-bresil-le-drole-de-jeu-d-un-conseiller-de-bolsonaro_5460224_3210.html
[41] PAPAROUNI, Evgenia, op.cit. p.102.
[42] CORCUFF, Philippe, Les nouvelles sociologies, Coll. 128, Nathan Université, 2007. http://sociol.chez.com/socio/socionouv/theostru_giddens.htm
[43] Ce qui ne veut pas dire que les explications par le complot ne sont pas, souvent, très élaborées.
[44] Dans Humanisme et terreur (1947), cité par CORCUFF, P., art.cit., (2009)
[45] On citera également BOLTANSKI, Luc, Énigmes et complots – Une enquête à propos d’enquêtes. Paris : Gallimard, 2012.
[46] WINDISCH Uli, DE RHAM, Gérard, Xénophobie ? Logique de la pensée populaire, L’Age de l’homme, 1978, p.77.
[47] DANBLON, op.cit., p.17.
[48] Abduction : Raisonnement par lequel on restreint dès le départ le nombre des hypothèses susceptibles d’expliquer un phénomène donné. Dictionnaire Larousse
[49] « Grâce à l’erreur de conjonction, des faits qui pourraient être purement fortuits ou contingents, apparaissent donc comme nécessaire. L’existence d’un mécanisme explicatif contribue également à produire un « biais de rétrospection », c’est-à-dire une tendance à surestimer le caractère prévisible de l’événement critique. Par l’entremise de ces biais cognitifs, la théorie du complot tend à conférer un caractère déterministe au passé » KLEIN Olivier et VAN DER LINDEN Nicolas, op.cit., p.138.
[50] NICOLAS, Loïc, op.cit., p.76.
[51] BARKUN, Michael. Les théories du complot comme connaissance stigmatisée, Diogène, 2015, pp.168-176.
[52] BOURDIEU, Pierre. Science de la science et réflexivité, Raison d’agir, 2001, p.45.
[53] BOURDIEU, op.cit, p.143.
[54] Ibid.
[55] Ibid. p.144.
[56] AUDUREAU, William, Coronavirus : comment la rhétorique complotiste détourne la science en période d’épidémie, Le Monde, 8 avril 2020 https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2020/04/08/comment-la-rhetorique-complotiste-detourne-la-science_6035969_4355770.html
[57] « Ce qui établit la scientificité, ce sont les normes de probation scientifiques, qui ont une histoire et présentent de légères variations selon les domaines, composant une géographie disciplinaire. La véridiction savante repose sur la recension de faits objectivables, publiés, publié avec leur appareil probatoire, avec une bibliographie […]. […] il n’y a de vérité scientifique que comme visée collective, jamais comme dévoilement individuel d’une vérité préexistante. » ANDREOTTI Bruno, NOUS Camille, Contre l’imposture et le pseudo-rationalisme. Renouer avec l’éthique de la disputatio et le savoir comme horizon commun, Zilsel n°7, 2020, p.20. Comme collectif de travail humain, la recherche implique donc des angles morts, des limites, de faire des erreurs. Néanmoins, c’est un idéal procédural qu’il faut conserver et chérir.
[58] Auteur de Militer pour la science. Les mouvements rationalistes en France (1930-2005). Editions EHESS, 2018. Les citations suivantes viennent de l’émission Recherche en cours intitulée « Les mouvements rationalistes et zététiques » animée par Alexandra d’Imperio et Jean-Marc Galant, enregistrée le 25 octobre 2019. https://www.youtube.com/watch?v=34w_RqM_6n8&ab_channel=RechercheEnCours
[59] Le Monde, 6 mars 2020.
[60] Valeur faciale : la valeur que la convention donne à un objet qui en soi n’en a pas.
[61] CORCUFF, Philippe. art.cit., (2009).
[62] VIDAL-NAQUET, Pierre. op.cit.
[63] Contrairement à la monnaie, qui elle recherche le monopole et le consensus de l’expression de la valeur.
[64] « Tendance à entretenir la confusion et à empêcher l’analyse; résultat de cette attitude », https://www.cnrtl.fr/definition/confusionnisme En ce qui concerne l’habitus politique : «des passages rhétoriques stabilisés entre l’extrême droite et l’extrême gauche». BLIN, Simon, « Le «confusionnisme» est-il le nouveau rouge-brun ? », Libération, 16 janvier 2019, https://www.liberation.fr/debats/2019/01/16/le-confusionnisme-est-il-le-nouveau-rouge-brun_1703403
[65] Quelques éléments d’analyse ici : ANDRACA, Robin, Pourquoi la chaîne YouTube «ThinkerView» bloque-t-elle des internautes sur Twitter ?, Check News – Libération, 4 septembre 2019. https://www.liberation.fr/checknews/2019/09/04/pourquoi-la-chaine-youtube-thinkerview-bloque-t-elle-des-internautes-sur-twitter_1748982
[66] LA GRANDIERE, Arnaud, Les dangers de la naïveté politique et sociale, zet-éthique, 30 septembre 2020. http://zet-ethique.fr/2020/09/30/des-dangers-de-la-naivete-politique-et-sociale/
Illustration : Jérome Bosch, L’Escamoteur (1475-1505)