PRATIQUE DU MEURTRE SYMBOLIQUE EN ZOMBICRATIE

par | BLE, Démocratie, Politique, SEPT 2015

“Leur seul objectif était de nous humilier”. C’est le titre du récit des “négociations ” entre la Grèce et l’Union européenne, que Yanis Varoufakis, l’ex-ministre grec des finances, publiait dans Le Monde Diplomatique de ce mois d’août 2015. Ce titre formule la principale leçon que nous apporte son témoignage et nous allons, dans le texte qui suit, tenter d’explorer ce que peut signifier la volonté, plus ou moins consciente, d’humilier, ainsi que les effets qu’elle peut avoir sur les rapports sociaux.

Il s’agit d’emblée de réaffirmer une évidence, trop souvent dissimulée derrière les discours de principe concernant la “Démocratie”, les “Droits de l’Homme” ou encore les “Libertés” dont la fameuse “Liberté d’Expression”. Cette évidence est, bien entendu, celle des rapports de force qui structurent les interactions humaines, dont les négociations et les débats dans les multiples formes où ils sont organisés et socialement mis en scène.

Si en principe tous sont des partenaires égaux dans le champ des débats démocratiques, certains dans les faits sont évidemment plus égaux que d’autres. L’égalité de principe n’abolit pas les inégalités effectives. Cela tient notamment aux ressources dont certains disposent pour décider des débats, de leur importance et de leur légitimité, voire quelquefois pour les monopoliser et en déterminer l’agenda, le rythme ou l’ordre du jour. L’égalité et la démocratie sont des principes, des horizons utopiques vers lesquels nous prétendons nous diriger. Il ne suffit cependant pas de les affirmer, en condamnant les dictatures et les régimes totalitaires, pour les faire exister effectivement dans les pratiques et dans l’expérience sociale de tout un chacun. Et moins encore dans l’expérience des groupes sociaux dominés, économiquement, culturellement, symboliquement et donc aussi politiquement. Le sociologue Pierre Bourdieu a distingué, dans ces perspectives, les capitaux économiques, les capitaux sociaux et les capitaux symboliques. Dans les démocraties d’Europe occidentale, les capitaux symboliques des acteurs sociaux trouvent généralement leurs racines dans l’appartenance à une tradition historique spécifique, qu’elle soit confessionnelle, chrétienne ou juive, qu’elle soit sociopolitique ou idéologique, tels le Mouvement ouvrier ou la Libre pensée. Le statut académique d’expertise, la notoriété ou la carrière peuvent également alimenter le capital symbolique. Le plus souvent, il sera la somme de ces différents facteurs.

Nous voyons ici qu’a priori les groupes sociaux issus des immigrations extra-européennes ne sont pas ou guère détenteurs d’un capital symbolique reconnu et légitimé. Quoi qu’il en soit, la répartition inégalitaire de ces différents types de capitaux produit des formes de discrimination et de domination. Celles-ci sont parfois d’autant plus cruelles et sournoises qu’elles sont dissimulées derrière de grands principes qui ne servent alors qu’à permettre ce qu’ils dénoncent théoriquement. Ils suscitent ainsi une légitime méfiance, chez ceux qu’ils servent à discriminer, envers l’ordre du monde au service duquel ils fonctionnent en tant que fonds de commerce idéologique et mode de légitimation.

DOMINATIONS MAQUILLÉES

Ainsi de nombreux débats médiatisés participent-ils aujourd’hui d’une sorte de cosmétique de la démocratie, leur fonction de diversion, proche du divertissement, consistant à prouver que nous ne vivons pas dans un monde totalitaire puisque des débats “démocratiques” ont lieu. Même si la plupart de ces débats ne brasse que le vent des lieux communs, des indignations vertueuses, des expertises douteuses ou de faux antagonismes qui dissimulent à peine les connivences objectives. Les décisions sont prises ailleurs. “Pour restaurer la confiance des citoyens dans la démocratie, affirme le sociologue Luc Boltanski, l’esprit critique doit être réhabilité dans le débat public comme dans la vie ordinaire”. Et d’ajouter : “Si l’on veut restaurer la croyance dans la démocratie, il faut défendre la cause de la critique. C’est-à-dire, non seulement l’autoriser en parole, mais lui donner les moyens d’avoir prise sur la réalité.”[1] Cela reste toutefois, selon lui, un vœu pieux.

Dans un tel contexte, l’humiliation  joue  un rôle politique très concret. La pratique délibérée de l’humiliation, au-delà  de la jouissance sadique, vise à produire ou maintenir différentes formes de domination. Elle sert à installer ou rappeler les positions hiérarchisées entre les individus dans les groupes, entre les groupes, entre les classes sociales et entre les nations. C’est donc bien d’une pratique politique qu’il s’agit et qui tient de la menace et du dressage. Il s’agit de maintenir les cheptels dans les enclos : que chacun reste à sa place désignée. L’humiliation fonctionne comme une menace implantée dans les subjectivités. Les acteurs sociaux auront tendance à rester à leur place, à ne pas se risquer sur les “chasses gardées” des dominants. Ainsi, par réalisme et pour éviter d’être humiliés, ils se résigneront à leurs positions subalternes. Pour revenir au cas de la Grèce et illustrer notre propos dans la dimension macropolitique, citons cette remarque du journaliste Renaud Lambert dans un article du même Monde Diplomatique d’août 2015 : “[…] l’économiste Jean-Hervé Lorenzi, par ailleurs membre du directoire de la Compagnie financière Edmond de Rothschild, reconnaissait à propos de la Grèce : “Il s’agit de faire un exemple” (1er juillet 2015)”.

Ce que Yanis Varoufakis formule ainsi : “On exigeait de nous une capitulation à grand spectacle qui montre aux yeux du monde notre agenouillement.” Cette remarque de l’ex-ministre attire notre attention sur un aspect essentiel de l’humiliation comme arme politique, celui de sa publicité plus ou moins grande. L’humiliation implique et utilise des publics en même temps qu’elle vise à agir sur eux.

Lorsque la domination, pour des raisons de principes humanitaristes ou démocratiques, ne peut plus s’exhiber à travers la violence coercitive  des  chaînes  et des fouets, des galères et des gibets, lorsque l’exécution des condamnés  à mort ne se fait plus sur la place publique, alors de nouvelles façons de faire respecter l’ordre des hiérarchies doivent être mises en place. L’humiliation peut prendre des formes diverses. Celle de la non-reconnaissance ou du manque de respect et de considération, celle de contraintes arbitraires ou de logiques administratives absurdes, celle d’une complicité forcée avec les impostures institutionnelles, celle encore d’humeurs et de caprices qu’il faut supporter, de plaisanteries méchantes et racistes, de promesses non tenues ou toujours reportées, celle enfin d’une bienveillance superficielle qui masque mal la condescendance ou la réelle indifférence.

L’HUMILIATION, L’HONNEUR ET LA MORT

L’humiliation est ce que la domination inflige aux dominés sur les plans symbolique et psychique ou émotionnel. Il s’agit de l’atteinte à la face, à l’estime de soi, au sentiment de valeur et de dignité d’une personne ou d’un groupe. Cette violence aura un impact interne, sur les subjectivités, jusqu’à atteindre la santé psychique  et physique de ceux qui en sont victimes. Le processus pouvant aller jusqu’à leur destruction éventuelle. Les humiliations qui sont infligées et subies sans possibilité de revanche équivalent à des meurtres symboliques. L’on a vu souvent des individus ou des peuples que les humiliations subies conduisaient à des formes de révolte sans espoir ou d’autodestruction. L’humiliation suscite alors, à l’intérieur de la subjectivité, une pulsion suicidaire, un désir de mort. Sans aller jusqu’à de telles extrémités, l’humiliation peut aussi devenir ambiante, diffuse et provoquer des formes d’apathie ou de résignation, un sentiment d’impuissance politique. Ainsi  peut-elle  se diffuser dans une collectivité, voire dans une culture, comme un sentiment de honte banale, d’indignité généralisée, de mépris réciproque. L’humiliation peut enfin imprégner le corps social jusqu’à devenir la règle principale des interactions, la règle d’un jeu binaire dont les deux options sont humilier ou être humilié. Ce qui est une façon d’organiser la guerre de chacun contre tous et de briser toutes les solidarités.

Ces enjeux, toujours actuels, s’expriment traditionnellement à travers la thématique de l’honneur. La question de l’honneur a ainsi une dimension fondamentalement politique qui n’est pas à négliger. Défendre son honneur représente dans ce sens une nécessité politique, une nécessité de survie. Si l’on ne se résigne pas à l’humiliation et à la soumission et qu’il n’y a pas de possibilité de s’exiler, c’est la vengeance et la revanche qui deviennent nécessaires. Comme une façon de vivre quand même. C’est ce que manifestent attentats et insurrections. Le temps de la vendetta n’est plus celui des beaux discours mais celui de cette sagesse grecque  antique qui dit : “L’homme noble risque sa vie et meurt pour une juste cause, parce que la vie n’est pas un bien si grand qu’il faille vivre à tout prix.

Nous sommes tous impliqués, que cela nous amuse ou non, dans le grand jeu politique du contrôle de la “réalité”. Et cela parce que nos subjectivités individuelles sont reliées, dépendantes et en grande partie conditionnées par l’état de la subjectivité collective. Comment et pourquoi dès lors participer à des débats dont les conditions et les présupposés nous excluent ou visent à nous humilier, à détruire notre subjectivité, notre vision du monde et le sens même que nous donnons à notre vie ?

Dominer, c’est disposer d’un rapport de force suffisant pour imposer sa “réalité” à autrui, pour l’obliger à se conformer aux normes que cette “réalité” implique, pour le contraindre à adhérer à ces normes, ou du moins à faire semblant. Nous venons de le voir avec la Grèce. Le coût énergétique et psychique de ces contraintes  et de ces humiliations, que les peuples   et les individus doivent supporter pour “s’intégrer”, pour avoir le droit de participer à la “réalité” mondialisée, à la grande foire du vide technologique, de la normalité financière et de la fausseté instituée, n’entre guère en ligne de compte. Les souffrances, les mutilations et les humiliations des esclaves, des colonisés, des exploités et des dominés, des barbares et sauvages vaincus, n’ont jamais entravé le grandiose développement de l’entreprise humaine sur Terre.

Il faut évidemment, du point de vue des dominants, se soucier constamment de la gestion des ressources humaines, de l’état de productivité et de rentabilité des cheptels, des dispositifs de capture, de dressage et de surveillance des populations. Il faut aussi prévoir et ordonner l’élimination des éléments rétifs ou superflus. Tout ce travail de maintenance,  de  production,  de gestion et de répression, de diversion et de divertissement, crée de nombreux emplois. Comme toujours c’est à chacun de voir dans quelle mesure il/elle est impliqué/e et complice. Et de quelle façon il/elle peut déserter, trahir, saboter et refuser de participer. Nous sommes fiers de Citizen Four, alias Edward Snowden, comme nous le sommes de Julian Assange et de Chelsea Manning. Ils ont pris leurs responsabilités et mis leur vie en jeu pour une juste cause. Ils sont des milliers, anonymes, peut-être des multitudes, ce sont nos sœurs et nos frères, traqués et incarcérés, partout dans le monde. Peut-être en fin de compte, au milieu de l’indifférence des zombies et des imposteurs, n’auront-ils sauvé que leur honneur, un Libre Esprit qui refuse l’humiliation.


[1] Luc Boltanski interviewé dans Le Monde du 13 juillet 2012

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