Le selfie se caractérise par cette technique qui consiste à faire son autoportrait en orientant son smartphone vers soi et à le « poster » ensuite sur les réseaux sociaux. Cette obsession du partage de soi influe sur notre quotidien où l’individu passe parfois plus de temps à « médiatiser » sa vie sur les réseaux sociaux (Instagram, Facebook, Snapchat) plutôt qu’à la vivre réellement. Ce genre photographique a d’autant plus de succès que toutes les applications aujourd’hui donnent la possibilité de retravailler son selfie en remodelant son visage (on peut s’ajouter une tête de chien, se mettre du maquillage, se déformer les traits, etc.). Ces pratiques affectent profondément les rapports à l’espace privé et public, mais aussi à soi et aux autres. Alors pourquoi cette compulsion « selfique » ?

DE L’ESPACE PUBLIC À L’ESPACE PRIVÉ : UN ÉCLATEMENT DES FRONTIÈRES

Le selfie est ce genre photographique qui appartient à ce « bal des ego » dont parle le psychiatre Laurent Schmitt, devenu un langage commun dans lequel l’utilisateur s’exprime. Rien de plus simple que de prendre une photo de soi avec son smartphone et de la publier sur les réseaux sociaux. Cette mise en scène de soi est gratifiante car très vite récompensée par les « likes » et les commentaires que les autres laissent. Le selfie serait-il ainsi devenu « le triomphe de la gueule et du cucul ? » tel que l’énonce le charismatique chercheur contemporain Christian Salmon, spécialiste du stroytelling numérique. Il semblerait qu’avec le selfie la prophétie d’une société de consommation peuplée d’individus qui « se regardent dans un miroir » [1] tout en consommant les images des autres soit de plus en plus galvanisée par le goût de l’injurie et du potache. Si le selfie « nous fait une gueule » ou nous « cuculise », c’est parce qu’il relève d’un rapport à notre propre image totalement inédit : celui d’un individu devenu un performer de soi. Avec le selfie, l’expérience à l’écran ne se définit plus comme une sorte de plasma psychique entre le dedans et le dehors de soi. L’individu entre dans l’écran, il devient son propre héros, se mettant en scène, utilisant les prouesses techniques des différentes applications pour modifier son image avant de la publier sur les réseaux sociaux. Le selfie trouble les frontières où l’utilisateur n’est plus seulement spectateur mais acteur dans l’écran. Il en résulte une ambiguïté entre les sphères intime et publique où la distance s’étant réduite, l’utilisateur n’hésite plus à publier des photos de son intimité aux yeux de tous, sans toujours réfléchir aux conséquences (harcèlement, utilisation mal attentionnée par une autre personne, etc.).

Comprenons que l’expérience du selfie a façonné progressivement les modes contemporains de représentation de soi sous l’angle privilégié d’une technique photographique accessible à tous, mais surtout dont les clichés peuvent être instantanément collectivement visibles grâce aux réseaux sociaux. Il semble que l’effet de l’image-choc se soit déplacé de la sphère publique et professionnelle (dixit la fameuse signature de Paris Match, « le choix des mots le choc des photos ») vers la sphère privée, amenant à des images transgressives produites par les anonymes eux-mêmes (funerals selfies, etc.) sans processus d’éditorialisation et d’explication des images publiées. Si l’image-choc du cinéma ou même de la photographie de presse avait pour vocation d’informer, de sensibiliser, de créer une expérience esthétique, le selfie a un autre objectif. Il est cette image-hébétante[2] qui circule par millier sur les plateformes Instagram, Facebook, Snapchat, etc. dans un flux continu d’actualités plus ou moins anonymes et dont l’objectif est de créer du contact, de l’échange, du partage. L’individu se trouve alors confronté au dilemme inédit de ce qu’on pourrait appeler un « hyperimagisme » de soi. Cette surenchère à devoir s’exposer, sollicitée par les réseaux sociaux, a pour vocation non plus d’informer ou de donner à réfléchir, mais plutôt de « capter l’attention ».[3] La valeur traditionnelle de l’image qui montre et qui informe est dans ces nouvelles images écartée au profit d’une forme de catalepsie mentale de l’ordre de « l’hébétement » où l’utilisateur fait défiler les images sur son smartphone jusqu’au cliché qui « accroche ». 

UN UTILISATEUR DEVENU UN ÉVALUATEUR COMMUNIQUANT

Le selfie est représentatif du passage d’une société des écrans où la reproduction en masse des images par les industries traditionnelles (cinéma, télévision) posait un individu « passif » derrière son écran à une société des écrans mobiles où l’individu est devenu « actif » dans un feedback permanent. Les nouveaux écrans obligent à une performance démultipliée de l’échange où l’utilisateur est construit comme un être communiquant. Les tweets, les posts, les snaps ou encore les lives sont des formats courts, brefs dont le but est de produire des effets, en appelant l’autre à commenter, à remettre en circulation dans un dispositif médiatique où les plateformes communiquent entre elles grâce aux connexions qu’offrent les hyperliens. Il est possible en effet pour un utilisateur de publier une photo sur Instagram qui sera simultanément publiée sur son profil Facebook, puis relayée par un ami sur son propre profil Facebook, etc. La republication, la sollicitation (que sont les likes, les bulles de commentaire, etc.) sont alors « canonisés » comme autant de formes discursives entretenant la relation sur les réseaux sociaux. Les plateformes sont pensées pour pousser l’utilisateur à être un communiquant permanent par une palette de signes qui lui permettent de s’exprimer (émoticons, commentaires, captation vidéo, etc.).

Parmi les possibilités d’expression, le selfie est souvent privilégié puisqu’il fonctionne selon une logique de la preuve. Il permet de faire « acte de parole » par l’image pour créer de la relation, tout en attestant de sa présence dans l’évènement. Par ailleurs, la primauté étant donnée à la photo sur certaines plateformes comme Instagram ou Snapchat, le selfie est alors largement avantagé par des fonctionnalités simples et attractives (fonction reverse, filtres, morphing pour retravailler la photo prise, etc.). Les boutons de partage sont également le socle idéologique de cette injonction à échanger et à « faire faire » : faire publier, faire commenter, faire liker. Selon Yves Citton[4], l’objectif de l’ensemble de ces techniques est de polariser l’attention des individus afin qu’ils passent de plus en plus de temps sur leur smartphone et qu’ils publient. Or, « qu’il s’agisse d’aimer, de partager, de commenter, de publier un avis, de noter, toutes ces pratiques discursives présentent une composante évaluative »[5] selon Erik Bertin et Jean-Maxence Granier. Liker, commenter, c’est donner un avis, c’est donc évaluer. De fait, l’évaluation s’est installée au coeur des pratiques numériques contemporaines. Cela pose la question d’une société des écrans où le geste utilisateur passe par un « self » (soi) où le mouvement d’écriture et de réaction s’établit dans une évaluation permanente de l’autre mais aussi par l’acceptation d’être soi-même soumis à cette évaluation. On pourrait qualifier ce mode de communication comme une nouvelle idéologie de surveillance des individus les uns sur les autres où les logiques d’influence, d’ascendance deviennent plus efficientes. L’« écrivance de soi »[6] sur les réseaux sociaux est un format qui exerce ainsi sur le sujet « une pression prescriptive d’évaluation » qui agrège une « valeur numérique »[7] aux individus. Le calcul et l’évaluation bâtissent une culture numérique qui donne une valeur économique à la publication et amène à une forme de standardisation de celles-ci (comme le selfie devenu un genre hypernormé). Les valeurs numériques sont cumulées par le nombre de vues, le nombre de likes, de commentaires, de republications, de data données (informations données lors d’un post par l’individu sur les lieux qu’il fréquente, sur ce qu’il mange, etc.) qui introduisent un régime de rationalité comptable et clôt toute discussion de type argumentative. Si le dispositif invite l’individu à s’exprimer sous un mode « péremptoire » pour buzzer, il reste néanmoins limité dans son expression par les formats type. Par exemple, l’estimation « j’aime, je n’aime pas » tue la dimension fondamentalement délibérative de la communication. L’échange est donc largement appauvri sur les réseaux sociaux car il renvoie à une pensée souvent binaire, réductionniste en termes de mots et resserrant sur l’émotionnel.

L’IDÉOLOGIE DE LA « PAROLE LIBRE » QUESTIONNÉE

Pour conclure, le selfie est un phénomène représentatif d’une photographie mobile devenue avant tout sociale qui véhicule une « pensée de l’écran » qui a le goût de l’accumulation, du « buzz », de la glisse, de l’éclat, du trouble-fête et de la transgression pas toujours constructive. Le selfie n’a de sens que partagé.[8] Si la plupart des applications dédiées à la photographie témoigne d’une obsession actuelle à penser la photographie sur un mode addictif et additif, il est tout à fait possible de se responsabiliser au niveau individuel et collectif pour que ce grand partage photographiqueentre regardants et regardés reste celui d’une parole libre et constructive. Dans la république de l’apparence, l’individu est poussé à se photographier comme un objet à styliser, à relooker, à consommer ; comme un performer de soi divertissant. Mais il est tout à fait possible de se réapproprier les potentialités du selfie et de les détourner afin de construire un autre « regard » comme en témoignent les actions militantes qui se saisissent de ce genre photographique pour sensibiliser à leur cause ou les nombreux dévoiements qu’en font les jeunes à travers les mèmes. Par exemple, ceux qui proposent des détournements parodiques des politiques, des personnalités publiques starlettes, etc. Si cette religion du self-partage de soi a contaminé tous les domaines quotidiens des individus (personnels, publiques et professionnels), mais aussi pénétré tous les champs (marchand, politique, artistique, etc.) c’est un phénomène qui évolue et se complexifie en permanence et qui est devenu un genre photographique en soi. Derrière le partage photographique en masse des selfies s’érige une idéologie de la parole libre, de la participation ouverte que l’individu peut se réapproprier.


[1] Jean Baudrillard, La société de consommation, Denoel, 1970.

[2] Pauline Escande-Gauquié, Bertrand Naivin, Les images monstres, l’autre visage des réseaux sociaux, Editions François Bourin, 2018, p. 33.

[3] Yves Citton, Economie de l’attention, Editions la Découverte, 2014.

[4] Ibid.

[5] Erik Bertin, Jean-Maxence Granier, « La société de l’évaluation: nouveaux enjeux de l’âge numérique”, Communication et langages, n°184, Nec Plus, juin 2015, pp. 121- 145.

[6] Terme proposé par Laurence Allard, in « Partages créatifs : stylisation de soi et appsperimentation artistique », Communication et Langages, Nec Plus, n°194, décembre 2017, p. 37.

[7] Erik Bertin, Jean-Maxence Granier, Opus cité, p. 130.

[8] André Gunthert, L’image partagée. La photographie numérique, Textuel, 2015.


Edu Carvahlo photo

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