LA COHÉSION SOCIALE À L’ÉPREUVE DES MARGES

par | BLE, Cohésion Sociale, Politique, Social

Une société qui ne se pense pas ne peut que s’enfoncer dans la décadence, lentement ou brutalement”.

Alain Touraine

VOUS REPRENDREZ BIEN UN PEU DE COHÉSION SOCIALE

La cohésion sociale est un concept développé à l’origine par le sociologue Emile Durkheim. Longtemps resté dans le champ des sciences sociales, il a fait irruption dans les discours publics au tournant des années 1990, au point d’en devenir une politique publique. La cohésion sociale s’écarte alors de sa définition sociologique pour être reprise et définie par le politique : « Par cohésion sociale, on entend l’ensemble des processus sociaux qui contribuent à assurer à tous les individus ou groupes d’individus, sans discrimination, l’égalité des chances et des conditions, le bien-être économique, social et culturel, afin de permettre à chacun de participer activement et dignement à la société, d’y être reconnu et de s’y reconnaitre.

Ces processus visent en particulier la lutte contre toute forme d’exclusion sociale et de discrimination par le développement de politiques d’inclusion sociale, d’émancipation, d’interculturalité, de diversité socioculturelle, de reliances, de vivre et faire ensemble. Ils sont mis en œuvre, notamment, par le développement croisé d’une politique publique de cohésion sociale en lien avec les communes et l’action sociale et d’une action associative de quartier, locale ou régionale.

Ces processus ont pour finalité de mener à une société intégrant la mixité sociale, culturelle, générationnelle et de genre ».[1] À partir de cette définition, c’est encore le politique qui en définit les moyens et les objectifs pour y parvenir. À Bruxelles, elle s’articule autour de 4 axes.

(P1) Le soutien et l’accompagnement à la scolarité ;

(P2) L’apprentissage et l’appropriation de la langue française en tant que citoyen actif ;

(P3) La citoyenneté interculturelle ;

(P4) Le vivre ensemble.

La cohésion sociale telle que présentée ici semble une notion floue et trop pluridimensionnelle pour qu’il soit possible d’en définir précisément les contours. Elle désigne aussi bien des formes de participations citoyennes et sociales que des valeurs partagées, l’absence d’exclusion, la réduction des inégalités et de la ségrégation ou encore des politiques sociales.

Ce n’est pas un hasard si cette définition apparaît au moment où l’Etat semble incapable d’élaborer des politiques capables, à elles seules, de prévenir l’exclusion, les inégalités et l’érosion apparemment inéluctable de la communauté et du sentiment d’appartenance à la collectivité. La cohésion sociale comme politique publique serait alors le pseudo remède qui, malgré les bonnes intentions, ne peut s’attaquer sérieusement aux inégalités de richesse croissantes, à la montée du chômage ou encore à l’absence de mixité sociale dans les quartiers. La cohésion sociale est encore sur toutes les lèvres des politiciens, tel un remède homéopathique uniquement destiné à certains quartiers et finalement sans danger pour un ordre social aux inégalités croissantes. Ce qui fait dire à Paul Bernard, Professeur de sociologie au Québec, qu’il s’agit d’un « quasi-concept » qui permet d’éluder la question de l’organisation plus générale d’une société qui se fragmente. En somme, plus le politique nous parle de cohésion sociale et moins elle semble exister dans les faits.

Si on s’écarte de cette définition légale de la cohésion sociale pour en revenir à son utilisation dans les sciences humaines, on peut alors interroger un ensemble plus large de politiques qui, peu ou prou, poussent aux marges de la société toute une série de personnes dites marginalisées. Ici, l’idée de marge permet d’observer un ordre social particulier et plus précis que la notion d’exclusion. En effet, la notion d’exclusion suppose qu’il y aurait un « dedans » et un « dehors » de la société. Cette vision donne alors lieu à des objectifs de « réinsertion » et d’« intégration » sur lesquelles nous reviendrons plus loin.

En sociologie, l’exclusion renvoie surtout à deux processus : la disqualification de Serge Paugam[2] et la désaffiliation de Robert Castel.[3] Commençons par la disqualification, qu’on retrouve dans l’ouvrage « La Disqualification Sociale », paru en 1991. C’est un processus qui est composé de trois phases dont l’ordre n’est pas immuable. La première phase est celle de la fragilité. Les personnes rencontrent des difficultés à s’insérer professionnellement et sont honteuses de ne pas y parvenir. Elles ne veulent pas entrer dans un processus où elles seraient assistées. Ici on a une référence à Georges Simmel, qui notait que ce qui permettait de designer une personne comme étant pauvre, c’était le fait qu’elle rentrait dans une relation d’assistance. Dans cette phase de fragilité les personnes refusent de rentrer dans une assistance, malgré le fait qu’elles peuvent rencontrer des difficultés réelles à s’insérer, notamment professionnellement.

La deuxième phase est celle de dépendance. Les individus vont rentrer bon gré mal gré dans une assistance sociale. À partir de là, ils sont suivis par des travailleurs sociaux et deviennent de plus en plus dépendant des aides sociales. À ce titre, Paugam énonce que les individus entament une « carrière » d’assistés. Il fait référence, au concept de Becker Howard de « carrière » en tant que suite typique de positions, de statuts, de responsabilités ou d’emplois. Dès lors, dans la phase de dépendance, à la différence de la phase de fragilité, le statut d’assisté est complètement intériorisé, accepté par les individus. Enfin, la troisième phase de ce processus de disqualification sociale, consiste en la rupture. Ici, outre le fait de ne pas réussir à s’insérer, survient le poids de devenir pauvre. En entrant dans la phase de dépendance face à l’assistance sociale les individus voient leurs difficultés sociales se greffer aux difficultés à proprement parler économiques. Ils seront par exemple confrontés à des problèmes de logement, des problèmes de santé mais aussi des problèmes dans leur réseau de sociabilité qui va s’amenuir, s’effriter. Être disqualifié consiste finalement en un processus d’exclusion et en aucun cas un état permanent ou une fatalité.

Paugam nous explique ensuite qu’il existe quatre types de liens sociaux qui vont permettre l’intégration des individus. Les liens de filiation, les liens de participation (ceux qui sont choisis – conjoints, amis), les liens de participation organique (en référence au lien et l’intégration par le de travail) et enfin, les liens de citoyenneté (qui constituent l’appartenance à une société, par le droit de vote par exemple). Ces liens sont fondés tant sur une forme de protection que de reconnaissance. Ces deux attributs sont nécessaires pour que l’intégration soit complète et efficace. Les liens de protection peuvent être intergénérationnels : compter sur ses parents par exemple. Mais aussi dans une forme de reconnaissance. Par exemple, des félicitations des parents quand on a eu une bonne note à l’école.

Protection et reconnaissance sont donc pour Paugam les bases d’une bonne intégration. Cette protection est aussi étatique, avec, par exemple, la sécurité sociale ou encore la reconnaissance de la citoyenneté de toute personne qui vit sur le territoire. La famille, l’Etat, le travail sont autant d’institutions qui participent (ou devraient participer) à la cohésion sociale.

C’est le processus de désaffiliation que Robert Castel met en lumière. Pour lui, c’est la fragilisation du lien social qui mène à la pauvreté. Il rend compte de l’état de nos liens sociaux sur base de trois zones qui ne sont ni figées ni immuables. À tout moment, on peut changer de zone, en sortir et entrer dans une autre zone. La première zone est celle de l’intégration, dans laquelle les individus ont un emploi et des relations sociales stables et solides. Ensuite, on a une seconde zone, marquée par un état de vulnérabilité où existe une fragilisation de la place des individus dans la société tendant vers un processus de dégradation des relations sociales vis-à-vis des proches et des autres relations plus ou moins fortes. Cela a donc un impact sur leur sociabilité. Enfin, la troisième zone est celle de la désaffiliation. Ici, les individus sont en dehors du monde du travail et très isolés socialement. En résumé, dans ce processus d’intégration puis de désintégration sociale, il y a trois zones : la zone d’intégration, la zone de vulnérabilité et la zone de désaffiliation.

LA COHÉSION SOCIALE OU L’EXCLUSION !

La cohésion sociale, comme décortiquée par ses deux auteurs, nous montre qu’il existe un écart important entre une supposée volonté affirmée de cohésion sociale et la réalité des mesures politiques de cohésion. En parallèle de ce qui se fait au niveau de la Région en cohésion sociale, il est par exemple communément admis qu’exclure les chômeurs – dits de longue durée – de la protection sociale conférée par la sécurité sociale est une solution pour garantir une intégration par le travail. Traiter comme de profiteurs ou de fainéants qu’il faudrait « activer » sous peine d’être exclus du système de protection devient une solution pour exiger des personnes une intégration d’abord et avant tout au monde du travail. Si le principe d’un droit au chômage peut être retiré à tout moment, il ne s’agit plus d’un mécanisme de solidarité, mais bien d’un chantage : « Si tu ne retrouves pas un job, le peu qu’on t’offre te sera retiré ». Tout cela montre le caractère essentiel des solidarités inconditionnelles conçues non seulement pour assurer une protection aux individus, mais aussi pour créer ce lien social qui nous lie à une communauté plus large nous garantissant des moyens d’existence et in fine de vivre dans la dignité. D’autant plus que l’absence d’emploi est généralement dû à la conjoncture économique ou à des compétences peu ou pas compatibles avec les exigences d’un marché de l’emploi en pleine mutation et désormais soumis à la concurrence mondiale. Par conséquent, Il n’est pas étonnant que des personnes se sentent coupables, honteuses de leur situation et finissent par se replier sur elles-mêmes avec pour conséquence le sentiment d’être abandonnées par la collectivité à laquelle elles ne sentent plus appartenir. 

Pire encore, les personnes sans-papiers sont aujourd’hui pointées du doigt comme une menace pour « notre » cohésion sociale, avec des discours qui gagnent en popularité et qui peuvent se résumer en cette phrase souvent entendue : « on ne peut pas accepter toute la misère du monde ». À partir de là, il devient tout à fait possible, aux yeux de certains et parfaitement légal – sans pour autant être légitime – d’enfermer et d’expulser des personnes – souvent parmi les plus fragilisées de notre société – au seul motif d’être en séjour irrégulier sur le territoire. Cette stratégie d’une cohésion sociale de l’entre-soi est ainsi validée non seulement par des partis populistes comme la NVA, mais se diffuse également auprès de nombreux autres partis de l’échiquier politique qui, au mieux, laissent faire sans grande contestation et au pire adhèrent et défendent cette idée que l’exclusion est la solution.

On peut aussi se demander à quoi bon financer une politique de cohésion sociale si dans le même temps, rien ou presque n’est fait pour sortir les personnes durablement de la rue ? C’est pourtant ce qu’on observe aujourd’hui au regard de l’augmentation croissante des personnes sans-abri en Région bruxelloise.[4] Or, en l’absence d’une offre suffisante de logements à loyers accessibles, les politiques de cohésion sociale résonnent comme de simples incantations, plutôt que comme des principes d’actions sociales visant à donner à ces personnes les moyens de se sentir appartenir à une société qui les considère, les protège et les respecte dans leurs droits, leur dignité. Avec l’absence actuelle d’un engagement fort pour prévenir le sans-abrisme, alors même qu’un large mouvement de fragilisation des ménages est à l’œuvre en ce moment même, le financement de la cohésion sociale risque de demeurer insuffisant. La faiblesse des politiques de prévention du sans-abrisme vient souligner l’incohérence des politiques publiques et discrédite les discours du « vivre-ensemble » dont se gargarisent nos mandataires politiques. Une fois de plus, ce sont les personnes les plus vulnérables qui risquent de basculer dans les diverses formes d’exclusion (jeunes sortant d’institutions d’aide à la jeunesse, personnes présentant des fragilités psychologiques ou encore détenus retrouvant leur liberté…).

Ces mesures gouvernementales doivent tout d’abord nous interroger sur le plan moral mais aussi sur la cohérence des politiques publiques. À quoi bon financer chichement des politiques de cohésion sociale d’un côté pour que de l’autre, des moyens considérables soient déployés pour organiser la mise en marge physique ou symbolique des plus faibles.

La cohésion sociale pensée comme une politique publique isolée est un chantier difficile. La cohésion sociale doit se penser de façon systémique, en s’inscrivant dans un projet social plus large.

Un investissement pérenne dans la santé, l’éducation, la formation, le logement, l’accès à l’emploi permettent mieux aux différentes composantes de la société de voir les chances de leurs membres s’équilibrer et le vivre-ensemble faire sens. Cela suppose de rapporter chaque politique à chaque groupe social, à chaque Région, à chaque commune, partout où l’organisation de la société se pense en termes d’égalité et d’effectivité des droits humains pour toutes et tous. C’est tout simplement, pour chaque représentant politique, la capacité de penser le contrat social qui permet à chacun d’accéder à l’émancipation dans l’idée que la cohésion sociale est une notion d’intérêt général à mettre au premier plan de leur agenda.

Car il apparaît clairement qu’il n’est pas de politique d’amélioration des chances de chacun qui puisse devenir effective sans qu’elle ne prenne appui sur leur milieu d’appartenance, sans qu’elle ne le rende capable de s’approprier les nouvelles opportunités en les aidant à s’en saisir.


[1] Décret cohésion sociale Région Bruxelloise.

[2] La disqualification sociale : Essai sur la nouvelle pauvreté.

[3] Le roman de la désaffiliation

[4] « Le sans-abrisme continue à augmenter à Bruxelles », 17 mars 2021.

rtbf https://www.rtbf.be/article/le-sans-abrisme-continue-a-augmenter-a-bruxelles-10721749

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