PETITE HISTOIRE PARTIELLE DU FÉMINISME

par | BLE, Féminisme, MARS 2018

Prémisses de féminisme

Peut-être pourrait-on situer les premières réflexions sur le féminin et le masculin chez  la poétesse grecque Sappho qui vivait sur l’île de Lesbos au VIe siècle avant JC. Ses poèmes amoureux ont connu un grand succès. Ils chantent un monde sans homme sur une île autonome, interrogent la place des femmes dans la Grèce antique et annoncent déjà des revendications féministes. À partir du XVe siècle, quelques femmes et hommes ont commencé à écrire pour “défendre” le sexe féminin et imaginer l’égalité des sexes, dont Christine de Pizan (1364- 1430), poétesse et philosophe, première femme de lettres française ayant vécu de ses écrits.

LES RÉVOLUTIONS FRANÇAISES

Dans l’effervescence de 1789 en France, des femmes çà et  là  ont  exprimé  une volonté collective où la prise de conscience de leurs problèmes spécifiques allait de pair avec leur désir d’appartenir, comme les hommes, à une nouvelle société politique. On vit apparaître des cahiers de doléances, des pétitions, des clubs politiques et la déclaration des droits de la femme d’Olympe de Gouges (1748-1793). Cette aristocrate française fut la première à poser dans un texte l’égalité des hommes et des femmes. Elle sera guillotinée en 1793 pour s’être opposée à la montée en puissance des Montagnards.

C’est à partir de 1830, avec l’émergence des mouvements utopistes (saint-simoniens et fouriéristes), que les femmes vont se constituer comme un groupe de sujets politiques. Elles dénonçaient leur asservissement séculaire, réclamant un affranchissement et une émancipation. Pendant la brève révolution de 1848 est apparue La voix des femmes, premier quotidien féministe.

Flora Tristan (1803-1844) aimait se désigner comme une “aristocrate déchue, femme socialiste et ouvrière féministe”. Son ouvrage L’émancipation de la Femme ou le Testament de la Paria fut publié de manière posthume et connut une diffusion internationale. On put y lire : “L’affranchissement des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. L’homme le plus opprimé peut opprimer un être qui est sa femme. Elle est le prolétaire du prolétaire-même”.

Louise Michel (1830-1905), militante anarchiste et institutrice française, fut une figure primordiale de cette période de désordres. Outre son militantisme socialiste, elle était secrétaire de la “Société démocratique de moralisation”, visant à aider les femmes à vivre par le travail. En 1870, elle fut élue présidente du Comité de vigilance des citoyennes du XVIIIe arrondissement et jouera un rôle actif dans la Commune de Paris l’année suivante. Elle participa également à l’hebdomadaire Le Droit des femmes édité par Léon Richer et financé par Maria Deraismes.

Les révolutions de 1789, 1830, 1848 ont ainsi permis l’expression de l’exigence féministe tout en refusant ses conséquences réelles. Au cours  de  chacune  de ces périodes d’agitation, des clubs de femmes ont été fermés, leurs actions politiques discréditées et les inégalités sexistes réaffirmées.

Bien que l’histoire du féminisme ne s’arrête pas entre les périodes, on peut cependant noter des pics d’avancées féministes. Ainsi on parle communément de trois vagues féministes.

LA RECONNAISSANCE DES DROITS

La première se caractérise par le combat pour les droits civiques ou politiques des femmes. Son emblème est le mouvement des suffragettes qui se sont battues pour le suffrage universel. Ce mouvement constituait déjà un féminisme violent, dont les militantes allaient jusqu’à molester certains parlementaires. Dès 1908, elles ont été sévèrement réprimées. En 1913, Emily Davidson, militante féministe britannique, a été brutalement tuée, ce qui fit changer l’opinion anglaise en faveur des féministes.

En 1918, les femmes anglaises conquirent le droit de vote. Pour la première fois, les problématiques du féminisme investissaient le débat public. Ce droit de vote ne sera acquis qu’en 1946 en France et en 1948 en Belgique.

Néanmoins, il serait simpliste de réduire la première vague féministe aux suffragettes : le féminisme de l’entre-deux-guerres est multiple comme l’illustrent deux personnalités marquantes du féminisme de cette époque.

Celle d’Emma Goldman (1869-1940), anarchiste d’origine russe émigrée aux États-Unis, qui militait pour l’égalité des sexes, la libre disposition de son corps, le contrôle des naissances, l’homosexualité, l’antimilitarisme, les luttes ouvrières et syndicales, la défense des chômeurs… et ce, sans hiérarchie entre les luttes. Elle considérait le droit de vote comme réformiste et critiquait les suffragistes et suffragettes. Elle insistait déjà sur l’importance de la mère dans la reproduction des rôles sociaux de la société patriarcale.

La personnalité de Madeleine Pelletier (1874-1939) est particulièrement intéressante. Cette féministe radicale fut la première femme médecin diplômée en psychiatrie en France. Elle fut proche du mouvement néomalthusien (qui prône un contrôle radical des naissances) et considérait que “c’est à la femme seulement de décider si et quand elle veut être mère”. Elle milita en faveur de  la contraception et de l’avortement qu’elle pratiqua  toute sa vie. Elle jugeait l’hétérosexualité  liée au système d’oppression des femmes et s’habillait en homme. Elle fut mise à l’écart du mouvement féministe en raison de ses choix qui paraissaient trop violents.

LA MAÎTRISE DU CORPS

Le militantisme féministe d’après-guerre est en continuité autant qu’en rupture avec la première vague. Dans un contexte mondial de révolution ou réformisme socialiste, les idées marxistes influencent les idées féministes et la lutte des sexes se calque sur la lutte des classes. On parle désormais d’oppression et de patriarcat, c’est-à-dire d’un système social qui organise la domination des hommes sur les femmes. Les partis et les syndicats sont traversés par  la “question des femmes”. On voit alors apparaître des groupes “femmes” autonomes à l’intérieur de ces organisations. Dans les instances masculines des organisations apparaît une volonté de travailler “en direction des femmes” puisqu’elles votent aussi, de manière à intégrer, en le contrôlant, l’essor du féminisme.

On connaît surtout cette seconde vague pour ses luttes pour la maîtrise du corps avec la création du Planning Familial en 1956 et les actions du Mouvement de Libération des Femmes (MLF) créé dans l’effervescence de mai 1968. Le contexte d’après ’68 sera favorable aux actions d’éclats, aux réformes et aux avancées sociales; y compris pour les femmes.

En 1971, “343 salopes” se manifestèrent en reconnaissant publiquement avoir avorté, s’exposant par là à des poursuites pénales allant jusqu’à l’emprisonnement. Parmi elles : Simone de Beauvoir, Catherine Deneuve, Christine Delphy, Marguerite Duras, Brigitte Fontaine,

Françoise Sagan, Nadine Trintignant… En 1972, le procès de Bobigny frappa les esprits : il s’agissait de l’acquittement d’une jeune fille qui a avorté suite à un viol. Le procès politique de l’avortement était gagné. Simone Veil, alors ministre de la Santé, pu gagner en 1974, après des mois de lutte, la légalisation de l’avortement en France. En Belgique, l’arrestation du docteur Willy Peers en 1973 et la campagne pour sa libération joueront le même rôle mais il faudra attendre 1990 pour que soit votée la dépénalisation de l’avortement.

Cette deuxième vague est en outre la période qui voit la naissance des études universitaires féministes et l’affirmation de différents courants féministes.

Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir (1908-1986), avec sa célèbre formule existentialiste : “on ne naît pas femme, on le devient”, marqua et changea les esprits dès sa parution en 1949. Beauvoir s’inscrit dans la veine du féminisme matérialiste qui insère la question féminine dans l’analyse marxiste de l’aliénation et de la lutte des classes.

La première sociologue à avoir élaboré la distinction entre le sexe et le genre est la britannique Ann Oakley. En 1972, dans Sex, Gender and Society, elle explique que masculinité et féminité ne sont pas des substances “naturelles” inhérentes à l’individu, mais des attributs psychologiques et culturels, fruits d’un processus social au cours duquel l’individu acquiert les caractéristiques du masculin ou du féminin. Le genre est alors considéré comme le “sexe social”.

Le féminisme  constructiviste  prolonge  les thèses de Beauvoir et intègre le genre dans le sexe. Le genre est la construction qu’on ajoute à notre sexe biologique pour faire de nous des femmes et des hommes. Les femmes aiment les fleurs parce que depuis leur enfance on les met dans un univers rose et fleuri. Le constructivisme va jusqu’à nier le déterminisme biologique : une femme n’est pas une femme parce qu’elle a ses règles, mais parce qu’on l’a construite femme. Le constructivisme considère que les généralités ne sont que le fruit d’une reproduction sociale, non pas de l’essence de l’individu.

À l’opposé, le féminisme essentialiste considère que les différences sont innées. Il constate et souligne des différences biologiques et  psychiques  constitutives du sexe et ne distingue pas le sexe du genre. Ces différences ne justifient en aucun cas la domination des femmes par les hommes, mais justifient un certain biologisme : les femmes aiment les enfants parce qu’elles ont une nature de génitrice. L’essentialisme s’oppose à un libre arbitre individuel et se base sur des généralisations, contrairement au constructivisme qui se fonde sur les exceptions. Politiquement, il se traduit par des revendications différentialistes : les femmes en raison de leurs différences doivent bénéficier de politiques spécifiques.

Le féminisme lesbien prône l’idée qu’une société sans domination homme/femme sera sans homme. Selon Monique Wittig, littératrice et universitaire française, “il serait impropre de dire que les lesbiennes vivent, s’associent, font l’amour avec des femmes car la femme n’a de sens que dans les systèmes de pensée et les systèmes économiques hétérosexuels. Les lesbiennes ne sont pas des femmes”.

Le black féminisme d’Angela Davis, militante communiste et professeure de philosophie américaine, lie le combat des femmes à celui des Afro-américains et des travailleurs exploités. Il s’inscrit dans les réflexions d’Edward Said sur le post-colonialisme. Ce courant annonce ce qu’on nomme aujourd’hui l’intersectionnalisme : l’analyse croisée des dominations ou discriminations de classe, de race et de sexe.

Le féminisme radical n’est pas une théorie mais un mode d’action de certaines féministes.

LA DÉCONSTRUCTION DES GENRES

Les années 1980 ont été des années de réformisme et de pacifisme féministe français alors que le féminisme anglo-saxon demeurait radical. À partir  de 1990, la naissance des mouvements queer (“bizarre”, “étrange”) puis LGBT (Lesbienne, Gay, Bisexuel et Transgenre) ont poussé le féminisme de la troisième vague à intégrer ces revendications d’identités déviantes (pute, lesbienne, black, bisexuel, intersexuel…) et à interroger les limites de l’hétérosexualité.

La notion de genre y reste primordiale mais sa conception est affinée. Influencé par les travaux du philosophe Michel Foucault sur la sexualité, le genre devient “une façon première de signifier des rapports de pouvoir”. En 1988, Joan Scott, historienne américaine, ajoute à la dimension constructiviste du féminisme l’idée de relations de pouvoir entre sexes aboutissant en général à une domination masculine dans les sphères privées et publiques. Elle renverse les liens entre sexe et genre et pose que ce sont avant tout les rapports de forces inégaux  entre  hommes  et femmes, les relations de genre, qui ont conduit à mettre en avant une bipolarisation sexuelle susceptible de naturaliser et de justifier la répartition des rôles sociaux selon les sexes.

Remettre en cause ces relations de pouvoir n’est possible  qu’en  déconstruisant le genre. Ainsi, pour Christine Delphy, féministe matérialiste française, “si le genre n’existait pas, ce qu’on appelle le sexe serait dénué de signification, et ne serait pas perçu comme important : ce ne serait qu’une différence physique parmi d’autres”.

Judith Butler est la grande philosophe américaine de ces Troubles dans le genre, de la théorie Queer et des “gender studies”. Elle a forgé le concept de performativité de genre : la masculinité et la féminité ne sont que des partitions sociales apprises, répétées, exécutées que l’on finit par croire intérieures mais dont la culture transgenre a soulevé les limites. L’injonction à se conformer nécessairement à la norme du féminin ou à celle du masculin oublie que les identités sexuelles sont elles-mêmes des construits culturels et que le binôme féminin/masculin ne vient pas “épuiser le champ sémantique du genre”. Le classement hétérosexuel/ homosexuel s’avère tout aussi normatif et lié au désir de classifier et de masquer des orientations sexuelles initialement multiples, marquées par des traits et des désirs à la fois féminins et masculins, et non réductibles à l’un ou l’autre. Il faut cesser de naturaliser et classifier sexes, corps et désirs sexuels afin de laisser s’épanouir la multitude de configurations identitaires possibles en matière de sexualité et de  genre.

Béatriz Préciado, universitaire en philosophie espagnole, pousse plus loin encore la déconstruction de tout essentialisme, naturalisme et normativité sexuels. Elle amène un féminisme expérimental et jouissif où l’on rit, on sent, on cherche. “Il faut philosopher à coups de gode plutôt qu’à coups de marteaux” répond-elle au précepte nietzschéen. Interrogeant les limites du sexe biologique et sa compatibilité avec le genre, elle a pris de la testostérone durant un an et s’est laissé pousser la moustache.

La libération de la parole des femmes et les différentes controverses féministes qui défraient actuellement la chronique sont-elles l’aboutissement de cette troisième vague ou le soulèvement d’une quatrième ? L’histoire nous le dira. Cette petite histoire non exhaustive s’est limitée au monde occidental. Il faudrait la poursuivre avec l’émergence de l’afro-féminisme et du féminisme musulman.

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