ON NE NAÎT PAS “LAÏQUE”, ON LE DEVIENT GRÂCE AUX AUTRES!

par | BLE, Habiter La(ï)Cité, Laïcité

Je veux commencer cette contribution par une chose « vue » et entendue. Elle est douloureuse et bouleversante. Mais, je veux la dire ici. Récemment, un proche me rapporte une conversation qui ne demande encore aucun jugement, quel qu’il soit d’ailleurs, mais qui doit être au moins écoutée. Un jeune trentenaire entend une personnalité politique bruxelloise expliquer qu’elle veut une ville de Bruxelles « laïque et inclusive », une ville où des garçons peuvent se promener en se donnant la main et des femmes porter un voile, partout et dans tous les lieux de la ville. Et ce disant, il plaide, par surcroît, pour une « neutralité inclusive », qui ne juge pas sur les « apparences », estimant que les signes convictionnels, dans les lieux de l’Administration publique de la Cité, devraient être compris comme l’expression d’une liberté fondamentale et comme un signe de la richesse de la diversité d’une ville aussi cosmopolite que l’est la capitale de ce pays.

Lui, heurté et même offusqué, a une réaction brutale, dure et sans doute éminemment émotionnelle. Il lance à son ami : « Mais, tu imagines, moi, homosexuel, aller renouveler mon passeport à la Commune ou être jugé dans un tribunal, et y voir un signe qui me rappelle que des religions – dans ce qu’elles me montrent d’elles – me disent que, pour elles, je suis regardé comme un pécheur, un infâme, un dépravé qui pourrait d’ailleurs s’attendre au pire ? Non, pas là où je suis contraint et obligé d’aller ! »

C’est bouleversant à entendre. A-t-il tort ou raison ? Partiellement ou totalement ? Qu’imagine-t-il et que se représente-t-il des « religions » au plus profond de lui-même ? La vision de la Cité énoncée par l’homme politique, mais surtout son organisation administrative proposée, sont-elles adéquates ? Ce ne sont pas les questions à aborder ici. M’intéresse plutôt ce genre de réseaux complexes d’interactions humaines et sociales, avec leurs imaginaires et leurs émotions fortes, qui nous rappellent que nous ne sommes pas de purs esprits, des entités de sagesse et d’indifférence, de parfaite compréhension et d’émotions contenues.

Nous sommes plutôt des êtres de chair et de sang, de joie et de souffrance, de raison et de contradictions, de paix et de haine, et assez obsédé par le voir et l’apparaître. C’est ainsi. Même s’il nous revient toujours de devenir meilleurs, contraints que nous sommes à vivre ensemble et à devenir des citoyens de droits et de devoirs. Car nous avons en partage une « dignité inhérente » qui est conjointe à l’exigence de prendre la mesure que nous sommes « tous les membres de la famille humaine », avec des « droits égaux et inaliénables » ; si bien que nous reconnaissons a priori que nous naissons « libres et égaux en dignité et en droits », que nous sommes « doués de raison et de conscience » et que nous devons « agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ».

Ces quelques extraits de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 vont nous guider ici et, sans nous détourner du trauma partagé, elles vont permettre de problématiser la question que pose une telle situation ou un tel état de fait social total, en sorte d’esquisser une réflexion théorique, puis de laisser à chacun le temps de la réflexion éthique, mais aussi politique, tant cette situation interroge la notion de l’organisation politique de la Cité et la prise en considération de la réalité humaine que nous sommes.

Et c’est étonnamment avec l’aide du concept de « laïcité », décliné en « principe » et en « régime », que je vais tenter d’ouvrir cette perspective réflexive, pour penser ce qui se trame dans nos rapports interpersonnels et singulièrement quand ceux-ci sont mobilisés dans le cadre spécifique de ces espaces-temps de l’État et où nos intimes convictions sont parfois présentes et même apparentes. Ceci demande nuance et analyse, tant le contexte social et les circonstances historiques, comme le montre bien le cas rapporté, nécessitent compréhension et clairvoyance, en sorte d’éviter des récupérations faciles ou des amalgames simplistes.

Pour ce faire, il faut une définition de la laïcité élaborée positivement, en sorte de protéger les libertés individuelles, singulièrement là où il y a le plus de multi-culturalité et de multi-religiosité. Ceci vaut évidemment dans un pays comme le nôtre : progressif en matière d’éthique, constitué par les pluralismes politiques, syndicaux, sociaux, éducatifs, religieux et même communautaires, et où la cohésion sociale est un impératif politique majeur, demandant de constamment renforcer les principes et les valeurs qui maintiennent le commun.

Or, la « laïcité » est d’abord une affaire de « peuple », en raison de son étymologie grecque « laos ». Certes, on définit habituellement la « laïcité » comme « principe de séparation dans l’État de la société civile et de la société religieuse » ; mais elle est la marque du « caractère des institutions, publiques ou privées, qui, selon ce principe, sont indépendantes du clergé et des Églises ». C’est la définition du Trésor de la Langue Française. Mais, bien avant ce concept dont l’origine n’est pas lointaine (1871), il y a le « peuple » ! On pourrait définir, encore avec le TLF, comme l’« ensemble des humains vivant en société sur un territoire déterminé et qui, ayant parfois une communauté d’origine, présentent une homogénéité relative de civilisation et sont liés par un certain nombre de coutumes et d’institutions communes ». On voit bien ce qui percole : les notions d’« ensemble », de « vivre », de « commun », de « lien », d’« institution », de « sentiment d’appartenance commune », de « même », donc d’homogénéité. Et si l’on remonte aux origines historiques du mot, pour la langue française, on ne s’étonnera pas de croiser le texte des Serments de Strasbourg, en 842, où il s’agit justement de chercher à créer un ensemble.

Or, si le « laos » des Grecs signifie le peuple non organisé, le peuple dans son homogénéité, en somme ce que l’on désigne actuellement par l’expression globalisante « les gens », il ne faut pas priver ce mot de son altérité sémantique : le « klêros ». Or ce « klêros » est un petit caillou ou une petite pièce de bois que l’on utilisait pour effectuer les opérations de tirage au sort, si bien que, par extension, « klêros » signifie l’héritage, le domaine, la fonction. C’est-à-dire cet ensemble de choses que l’on attribue par le tirage et qui manifestent conséquemment cette bonne fortune d’être élu (ou pas et elle est malheureuse) et corollairement le fait d’être mis à part, par cette action.

Cette approche dichotomique a connu une longue histoire qui est l’origine lointaine d’une opposition entre ce qui est dit « clérical » et « laïc », mais aussi « laïque », car il s’est ajouté, à cette partition de nos rapports humains, une évolution historique que je pense inhérente à la quête du progrès : le passage d’un ordre théologique de type hétéro-normatif (souvent lié à une transcendance religieuse et au régime politique de la monarchie) à un état idéologique de type auto-normatif, permettant une compréhension renouvelée de l’être-citoyen et de la démocratie dans l’État moderne.

Par conséquent, depuis ces moments fondateurs, les nations qui ont fait le choix de ce type d’organisation politique n’ont cessé d’organiser le sens et les modalités de cette articulation, dans divers lieux potentiels d’application, mais aussi en fonction de matières ou de compétences qui ont une haute portée sociétale et où se joue précisément cette exigence d’avoir et de vivre une vraie égalité. On pense à l’éducation obligatoire, aux protections sociales et à l’administration publique avec ses missions et ses agents.

Or, c’est ici que la laïcité devient un outil essentiel, pour autant qu’elle ne soit pas ramenée à des postures caricaturées et qu’elle reste marquée par une voie d’approche positive et constructive, particulièrement dans un monde comme le nôtre, marqué par la multiculturalité et le pluralisme ; mais aussi un monde menacé par les tentations de perdre un ensemble d’acquis – qui furent parfois le fruit de durs combats – qui ont mené aux pluralismes évoqués plus haut.

Dit autrement, la laïcité permettrait d’interroger les modes effectifs et concrets de la citoyenneté que nous voulons mettre en œuvre et les liens par lesquels nous voulons fonder et constituer la vie du citoyen dans la Cité, sachant qu’une démocratie moderne est toujours construite sur sa propre discursivité et ne se réfère à aucune transcendance. Celle-ci n’a donc d’immanence qu’en elle-même et elle instaure sa propre normativité, sans transcendance religieuse ou spirituelle. Car aucun citoyen ne doit être d’emblée pensé ou assigné via une conviction ou une appartenance autre que d’abord celle qui le lie à un État et l’oblige à son égard, comme sujet de droits et de devoirs. Une démocratie qui veillera, par conséquent, à ce que, dans sa Constitution et dans ses Institutions – là où spécifiquement s’exerce l’autorité publique -, on ne parle pas et on n’agisse pas en se référant à un quelconque absolu religieux et en montrant la grammaire sociale qui est le sien, c’est-à-dire des rites, des pratiques, des codes, des traditions, des normes, des postures et des visions situées du monde, au sens le plus large.

En effet, le projet politique de la démocratie moderne cherche à parvenir à l’égalité de traitement des citoyens et il exige l’impartialité absolue de l’État dans l’exercice de sa puissance publique et de ses services, en sorte de préserver les libertés fondamentales. C’est dans ce contexte que l’on peut comprendre que la laïcité est un principe politique d’organisation et de régulation de la sphère publique (donc de ses services), comme elle est aussi un principe pratique d’opérationnalisation, parce qu’elle possède ses traductions juridiques et politiques.

Comme « principe », elle revendique la supériorité du prescrit civil sur le prescrit religieux, avec le refus afférent des ingérences et des interférences de la religion sur l’État et dans les sphères réservées à l’expression de son autorité publique. En ce sens, elle doit, parce qu’elle cherche la neutralité et l’impartialité dans les actes et les gestes, permettre une pacification et une juste organisation du « bien-vivre-ensemble » où le respect de la liberté de conscience de chacun sera effectif.

La laïcité vise l’unité (et pas l’uniformité) du corps social, au point d’accorder un rôle décisif à l’État, afin qu’il puisse penser et poser les limites nécessaires et proportionnées, pour assurer l’égalité de chacun, en raison de sa citoyenneté constitutive. Et, de même, dans la vie de la Cité, cette vision du corps social sera attentive à maintenir la prétention à l’universalisme, tant avant d’être un croyant (ou pas), on est d’abord humain et citoyen.

Cependant, il importe de bien distinguer ce que C. Kintzler nomme le « principe de laïcité » et le « régime de laïcité », sans en faire un dualisme d’opposition. Le « principe » permet des attitudes précises et spécifiques, capables d’assurer que l’autorité publique reste dans une posture de gouvernance par neutralité, impartialité et abstention quant aux dispositifs de « non »-« in »-croyances. Quant à lui, le « régime » relève de l’exercice de toutes nos libertés fondamentales, au gré des principes fondamentaux du Droit commun, dans l’espace social que nous appelons souvent la « société civile ».

Pour cette raison, dans les lieux de l’expression de cette « autorité publique », la logique temporaire et spatiale de garde de soi et de l’autre, la logique de neutralisation objective et subjective, de préservation de soi et de ses opinions, mais aussi de celles de l’autre, toutes ces logiques permettent d’assumer des fonctions et une agentivité régulées, via des privations positives et évidemment provisoires, ne relevant en rien d’une discrimination ou d’un appauvrissement humiliant ! Voilà pourquoi C. Kintzler parle de « respiration » (ôter/remettre ses signes) entre les deux espaces.

Dès lors, ce type d’« espace laïque » inhérent à l’application du principe doit être pensé via une abstention constructive et positive des convictions religieuses et philosophiques. Ce qui exige un travail constant de laïcisation, car il n’est jamais simple de promouvoir et de garantir toutes les formes de lien demandées par l’association politique, sans « modélisation religieuse » et, comme le note C. Kintzler, en « faisant l’économie de la position d’un lien dont le modèle serait inspiré de l’extérieur par l’existence du lien religieux ».[i]

Ainsi, dans le cadre où s’effectue cette autorité publique l’abstention en matière de « non »-« a »-« in »-croyances – tant sur le plan du « voir » que celui du « dire » – est vraiment décisive, alors qu’en revanche les espaces de la société dite « civile », et ceux de notre vie dite « privée », sont des lieux de jouissance des libertés fondamentales dont, par exemple, celle d’afficher ses convictions et de s’exprimer librement, dans le cadre du droit commun.

Faire ce choix sociétal, avec la laïcité pour « principe », n’est évidemment pas la négation organisée de toutes les formes de transcendance, au point de vouloir un athéisme public. Il s’agit plutôt, au nom d’une éthique démocratique universaliste, de suspendre les pratiques, les gestes, les expressions ou les actions d’une conviction religieuse, en sorte de toujours faire valoir la prééminence de l’autorité civile en ses prescrits sur celles des autorités religieuses. Mais aussi de ne pas permettre leurs interférences, objectives ou latentes, dans ces espaces laïques où le « principe » vient conforter le lien politique. Pourquoi ? Parce que les prescrits religieux relèvent toujours d’une autre normativité, fonctionnant par orthodoxie ou hétérodoxie, avec une éthique interne, une grammaire, des signes et des vocabulaires propres.

Évidemment, la laïcité, comme « principe » et comme « régime », pose des exigences profondes, en matière de citoyenneté, si on veut vraiment que, comme le disait Jean Jaurès, devant des Députés en janvier 1910, « dans l’ordre politique et social d’aujourd’hui, il n’y a pas d’excommuniés, il n’y a pas de réprouvés (…) toute personne humaine a son droit » ! Pour reprendre la métaphore de la « respiration », n’est-ce pas ainsi que nous serons vraiment libres ensemble et que nous éviterons d’être étouffés par nos particularismes, au moins là où nous avons besoin de « commun » ?


  • [i] « Construire philosophiquement le concept de laïcité. Quelques réflexions sur la constitution et le statut d’une théorie », dans Cités2012/4 (n° 52), pp. 51-68.

Dans la même catégorie

Share This