DE LA PUISSANCE DU PRIVÉ DANS L’AGENDA NUMÉRIQUE BELGE

par | BLE, DEC 2018, Démocratie, Technologies

La Belgique s’est dotée – sous la tutelle du ministre de l’Agenda numérique, de la Coopération au développement, des Télécom et de la Poste (Alexander De Croo, Open-VLD) – d’un plan digital sensé définir les axes prioritaires du développement numérique en Belgique. Inscrit dans les perspectives européennes sur la digitalisation, la Belgique entend, à l’horizon de 2020, atteindre au moins la troisième position du numérique dans le classement européen Digital Economy and Society Index (position aujourd’hui occupée par la Finlande). Ce plan, nommé “Digital Belgium”, présente à travers cinq priorités “la vision numérique à long terme de notre pays et la décline en objectifs clairs dans le but d’améliorer la position de la Belgique dans le domaine du numérique”.1

Profondément dominé par le pilier économique que représente ce secteur, ce plan ne masque pas son enjeu de compétitivité accrue : produire de l’emploi, des entreprises (des  “start-ups”),  améliorer les dispositifs fiscaux relatifs à l’économie numérique, augmenter les compétences (l’employabilité), faire – par la digitalisation – des économies budgétaires sur le service public, etc. En quelques mots, il s’agit de faire valoir le potentiel de capitalisation aujourd’hui inégalé que rend possible l’économie numérique. Il n’est, alors, pas étonnant que ce qui est présenté comme une “vision” tient davantage  d’une logique d’impulsion et d’orientation de l’économie numérique vers la rentabilité et le bénéfice. Et quoi de mieux, dès lors, que de faire appel aux géants privés du capitalisme numérique pour “façonner la Belgique numérique”?2 C’est du moins l’hypothèse chérie et choisie  par le Ministre. Cela constitue surtout un véritable cas d’école d’imprégnation profonde des logiques et intérêts privés dans l’élaboration des politiques publiques.

“DIGITAL MINDS” : L’INTELLIGENCE COLLECTIVE DU CAPITAL

Il est peu probable que la désignation du Ministre de l’agenda numérique soit le reflet de sa compétence particulière dans le domaine : comme toute bonne initiative de création et d’expansion d’un marché, le plan Digital Belgium, bien que porté et assumé par le Ministre, a été pensé et conçu sur base de consultations d’experts et de consultants spécialisés dans ce même marché. C’est, à tout le moins, ce qu’en rapporte le site du plan lorsqu’il présente “Digital Minds” comme un collectif “d’acteurs et de penseurs dotés d’une riche expérience dans le monde numérique” qui, rien de moins, a “participé à la rédaction de Digital Belgium” et dont les membres se rencontrent “toujours dans le même but : davantage d’emplois, de croissance et de prospérité”.3

Avec l’“honnêteté” qu’on reconnaît habituellement à nos gouvernants, la liste des membres de ce collectif est rendue disponible au public et présente une singularité  non  négligeable  :  de n’inclure – strictement – aucun représentant du secteur numérique libre, non-marchand, associatif ou citoyen. En effet, la quasi-totalité des membres sont issus des grandes sociétés privées du marché du numérique et des services de télécommunication (Microsoft, Google, Belgacom/Proximus, Base, Orange/Mobistar, Telenet, Ericsson, etc.). On y trouve  également  les  organes  de  représentation  belges du secteur commercial et entrepreneurial (Comeos, Feweb,  BE  Commerce), des hautes écoles  de  management  et de sciences économiques (Vlerick, Ichec, LSM), des représentants du secteur des “startups innovantes”, et un ensemble de lobbies dont l’activité consiste à influencer les gouvernements dans le sens de ces mêmes sociétés numériques (Beltug, Agoria, ISPA). En collaboration avec le service public (ici incarné par le Ministre), c’est donc à la discrétion du numérique privé que l’État belge confie l’élaboration de sa stratégie numérique, et ce dans la non représentation complète des problématiques sociales, idéologiques, culturelles et politiques que la digitalisation pose aujourd’hui aux citoyens.

La disproportion pourtant évidente de représentation des logiques du numérique privatif et propriétaire par rapport aux tenants d’un numérique libre, ou du moins inclusif, diversifié et neutre n’a pas pu, sous le patronage de la gouvernance fédérale belge, trouver de contre-point. Au contraire, la composition de ce Digital Minds entérine l’impression d’inéluctabilité propre au développement de l’économie numérique : elle va et ne pourrait qu’aller vers plus de privatif et d’exploitation. En plus d’être absolument dominants sur le marché numérique privé, les GAFAM et la logique entrepreneuriale ont une puissance d’intervention de plus en plus amplifiée, trouvant dans les secteurs publics des fenêtres d’opportunité absolument colossales. Jouissant déjà de positions quasi-monopolistiques sur le marché4, les partisans d’une marchandisation pleine et complète du cyberespace interviennent désormais également dans les politiques supposées être en mesure de les réguler : une entreprise comme Google jouit, par exemple, d’une position privilégiée pour organiser l’accessibilité et l’offre numériques belges eu égard aux lignes qui conviennent à ses intérêts, contribuant à faire de ses services des références incontournables (là où, précisément, l’État aurait le pouvoir d’imposer un numérique non-marchand, capable de garantir l’égalité et la neutralité numérique). Un opérateur comme Orange, également actif dans le Digital Minds, bien qu’opposé au principe de neutralité du net5 (c’est-à-dire opposé à l’égalité de traitement de tous les flux de données sur internet, ou – autrement dit – qui est partisan d’un web à plusieurs vitesses) trouve à occuper une place privilégiée pour orienter la “vision numérique” à long terme de la Belgique fédérale. Si bien que l’on peut dire, à la lettre et dans la droite ligne de   la gouvernance néolibérale, que l’orientation numérique est, en Belgique, foncièrement confiée à l’intelligence collective du Capital et de ses représentants : en lieu et place d’une prise en compte des aspects sociaux (fractures, fragilités et exclusions numériques), culturels (libertés d’expression, de création et de diffusion), environnementaux (traçabilité des matériaux, durabilité des machines, obsolescence technique et logicielle, etc.) et politiques (contrôle et surveillance, droit à la vie privée, libertés numériques, droit d’accès aux codes sources, etc.), nous avons pour seule stratégie publique le développement de l’employabilité numérique, la création de nouvelles  entreprises  dans  le secteur privé, l’adaptation du marché aux facilités exigées par les opérateurs marchands, l’ouverture et la vente des données publiques, le développement (imposé) d’un service publique  numérisé.

UNE CONTRE-OFFENSIVE CRITIQUE : DIGITALL BELGIUM

Nonobstant la gravité d’un tel sujet, l’existence et l’exécution de ce plan n’occupent pas, dans le débat public, une place importante.6 Il est pourtant manifeste que le développement numérique et la digitalisation progressive de nos sociétés touchent profondément la réalité quotidienne des individus, charriant par ailleurs un certain nombre de fragilités et d’inégalités7 qui, aujourd’hui encore, sont loin d’être dépassées ou prises en charge.8 La Belgique connait une situation de fracture numérique encore importante9, fracture dont on sait qu’elle recouvre, pour une part importante, une fracture sociale profonde. Bien plus, si l’accès aux outils numériques et la connectivité augmentent et se généralisent, les lieux d’effectuation de l’exclusion numérique concernent aussi (voire surtout) les compétences techniques et socio-stratégiques requises pour ces usages : si on parle d’une fracture d’accès concernant environ 10% de la population, la question des compétences et des usages demeure problématique et continue de toucher, plus intensément, les milieux précarisés.10

Fort du constat de cette absence de représentation des intérêts de la “société civile” dans l’élaboration de la stratégie numérique, et pourtant convaincu que le devenir numérique sociétal n’appartient pas aux seuls agents privés, le collectif DigitALL Belgium tente, précisément, de réunir les acteurs associatifs et citoyens en charge de ces problématiques et désireux de ne pas abandonner aux acteurs privés l’élaboration de l’agenda numérique. Centré sur un “Appel à la société civile pour une société numérique inclusive, représentative et réfléchie”, ce collectif veut fédérer, grâce à l’obtention de signatures et par l’organisation d’actions de terrain, toutes les personnes concernées et mobilisées derrière l’idée que c’est à la société civile “de choisir et d’orienter la société numérique”.11 L’idée étant de faire sortir le débat de l’antichambre du partenariat public-privé qu’incarne le Digital Minds afin que, eu égard à l’importance clivante d’un tel sujet, le débat soit – au même titre que toutes les autres orientations  politiques  imposées  par  le  fédéral – porté à hauteur d’un débat de société démocratique (notamment, en visant une confrontation avec le ministre de tutelle sur ces questions). En effet, construit sur une non-consultation des principaux concernés, l’orientation pleinement économique et l’hyper-représentation des intérêts privés dans le “plan” Digital Belgium ont toutes les chances de renforcer une société numérique déjà profondément inégalitaire et souvent non-représentative des orientations libertaires qu’elle a pourtant le potentiel d’incarner.

En effet, c’est  notamment  parce  que  le débat sur le développement numérique, de même que la nature des partenariats tissés par l’État avec les entreprises qui dominent la controverse, sont absolument absents du champ  et  de  la discussion politique usuelle que ce type de domination économique peut s’opérer avec une telle facilité, sans que les citoyens ne soient jamais invités à  se prononcer sur cette question pourtant de plus en plus cruciale : “de quelle société numérique voulons-nous ?”. La digitalisation est un processus technico-politique qui, de façon très manifeste, jouit aujourd’hui d’une relative situation symptotique quant aux ingérences qui le traversent : à l’ingérence privée dans les décisions qui sont à même d’en polariser l’orientation ne répond que trop peu la possibilité d’une (in)gérence citoyenne. Il est pourtant de plus en plus évident que la “société numérique” est, aujourd’hui, le théâtre de nombreux événements et processus clés dans le paysage politique, social et culturel des sociétés néolibérales et que le pouvoir d’agir des citoyens, si la situation n’est pas portée à la mesure d’un enjeu de lutte, a toute les chances de se voir encore diminué sous la domination d’acteurs privés du capitalisme numérique.


1 Voir https://economie.fgov.be/fr/themes/line/agenda-nu- merique-pour-leurope/digital-belgium-lagenda

2 Section “Digital Minds” sur http://digitalbelgium.be

3 Ibid.

4 GAFAM désigne les géants du web : Google – Apple – Face- book – Amazon – Microsoft. Voir, à ce propos, D. Schiller, “Qui gouvernera internet ?”, dans Le Monde diplomatique, février 2013, p.6.

5 Voir https://www.numerama.com/politique/314009- orange-insiste-sur-un-internet-a-plusieurs-vitesses-mais- de-quoi-parle-loperateur.html

6 Nous ne connaissons pas, à ce stade, de positions publiques ayant interrogé la pertinence des choix opérés en matière digitale/numérique.

7 Nous renvoyons, à ce propos, à notre article : “Intersectionnalité et genre face aux inégalités numériques – repères critiques à destination de l’éducation permanente”, publication ARC, 2017. En ligne, via https://arc-culture.be/blog/ publications/

8 Voir, à ce propos, l’article d’Alain de Fooz, “La fracture numérique n’est pas près d’être comblée”,  mis en ligne  le 08/10/2018 sur Solutions magazine [En ligne] : https:// www.solutions-magazine.com/fracture-numerique-pas- pres-comblee/

9 Voir l’article “800.000 Belges n’ont jamais utilisé Inter- net: “La fracture numérique isole”” publié par RTL le 29/11/2018. URL : https://www.rtl.be/info/belgique/socie- te/800-000-belges-n-ont-jamais-utilise-internet-la-frac- ture-numerique-isole–1081067.aspx On peut également consulter Baromètre de la société de l’information 2018 disponible sur https://economie.fgov.be/fr/nouveautes/ barometre-de-la-societe-de

10 Suivant ce même baromètre (voir p.108), en 2017, 24,5 % des personnes dites “défavorisées” (c’est-à-dire “55 à 74 ans /éducation scolaire limitée /sans emploi ou inactifs ou retraités”) n’utilisent pas “régulièrement” internet.

11 Voir http://www.digitallbelgium.be/fr/appel-a-la-societe- civile/

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