Le libertarisme accèdera à nouveau au pouvoir aux USA d’ici quelques semaines, suite à l’élection de Donald Trump comme président, le 5 novembre dernier. Mais, cette fois, ce courant idéologique présente un visage nouveau : celui du techno-capitalisme. L’annonce de Trump de la nomination d’Elon Musk à la tête d’un nouveau ministère de « l’efficacité gouvernementale » en témoigne de manière éloquente. Mais que se cache-t-il derrière cette nomination ? Quels sont les groupes d’intérêts derrière le succès de Trump et quel est leur agenda politique ? Tentons de comprendre l’idéologie réactionnaire-conservatrice qui se cache derrière cette apparente modernité.
LE LIBERTARISME C’EST QUOI ?
Pendant longtemps, le courant libertarien était marginal dans l’échiquier politique américain. Le libertarisme est un courant philosophique, dont les fondements philosophiques ont été théorisés dans un ouvrage de Robert Nozick, Anarchie, État et Utopie (1974). Son postulat de base est l’état minimal et l’objectif de celles et ceux qui se réclament de cette idéologie est de réduire drastiquement la taille de l’État, afin de réduire son empreinte dans la vie des individus. Le libertarisme s’appuie sur deux axiomes principaux. Le premier est la théorie de la propriété privée de John Locke (1632-1704), lequel était, notamment, parmi les fondateurs de l’État de la Caroline. Selon Locke, nous sommes propriétaires de notre corps et par le biais de notre travail, ce que nous acquérons grâce à celui-ci devient légitimement notre propriété. À noter que cet axiome a servi à légitimer l’accaparement des terres occupées par diverses nations autochtones à l’époque, puis de l’esclavage par la suite. C’est donc un principe fondateur des États-Unis et qui a façonné des piliers de l’identité américaine, comme le « rêve américain » et le mythe du « self-made man ». Le second axiome est tiré de la philosophie de Kant et postule que pour respecter la dignité des êtres humains, fondée dans le partage de la rationalité, il faut traiter les personnes comme des « fins en soi » et non comme des moyens. Selon l’interprétation libertarienne de ce principe, de la perception des taxes et impôts sur le revenu et les richesses, acquises par le travail, est un acte illégitime qui mine la crédibilité morale de l’État. Combinés ensemble, ces deux axiomes donnent une idéologie de l’État minimal, limité au maintien de l’ordre et à la constitution d’une armée forte, ou en d’autres mots, au préceptes régaliens. Cette conception s’appuie, notamment, sur l’éthique protestante qui favorise la philanthropie et le devoir moral pour les privilégiés de redonner du fruit de leur travail, afin de faire bénéficier la communauté de leurs talents et de la richesse que ceux-ci leur permettent d’acquérir.
Ce courant idéologique a longtemps été relégué aux marges de la politique américaine, que ce soit au sein du Parti Républicain ou à travers les cuisants échecs des candidats se présentant comme une troisième voix lors de certaines élections présidentielles. Cela s’explique en grande partie par le succès du New Deal, mis en place durant les années 1930, par le président Roosevelt, ce qui a permis de sortir l’économie américaine de la dépression en mettant en place des institutions et une politique interventionniste. Cet épisode marquant de la vie économique du 20e siècle a donc largement contribué au déclin de la popularité de l’idéologie libertarienne. Les trente glorieuses ont aussi contribué à rehausser l’image de l’État-Providence, comme en témoigne la « loi de Wagner » en économie, qui atteste de l’augmentation du pourcentage des dépenses publiques dans le calcul du ?pays ? PIB dans les pays industrialisés au 20e siècle, indépendamment de l’alternance des partis conservateurs et libéraux.[1]
Or, force est de constater que le succès que connaît Donald Trump aujourd’hui se construit sur le fait que peu de gens ont connu l’époque du New Deal et de ses effets, ainsi que de l’aura du personnage qui incarne de façon fastueuse le rêve américain. La victoire de Trump s’explique en partie par son insistance sur l’économie, en posant systématiquement la question à savoir « est-ce que votre vie s’est améliorée au cours des quatre dernières années », ainsi qu’en adoptant une posture de celui qui sait comment apporter le succès et la prospérité. Le sens du slogan qu’il a repris depuis 2016, « Make America Great Again », se compose en grande partie d’une allusion au fait que la grandeur perdue des États-Unis s’incarne dans le fait que les conditions de la poursuite et de l’atteinte du rêve américain se sont détériorées.
Le succès de Trump est aussi du à l’appui des groupes religieux. Là aussi, cela par l’histoire des États-Unis. Lors de la constitution des colonies, celles-ci étaient composées de branches distinctes du christianisme et les souvenirs des violences entre groupes religieux en Angleterre étaient encore présents dans les esprits C’est pourquoi la « laïcité » aux États-Unis, est pensée sur un mode totalement différent de ce que nous connaissons ici en Belgique ou en France. Pour les Américains, il s’agit de protéger les religions de l’État, afin d’éviter qu’une branche religieuse en prenne le contrôle et institutionnalise ses vues et la violence nécessaire pour se faire. En aucun cas il s’agit de réduire l’influence des religions. C’est ce qui explique que Trump a pu nommer, lors de sa première présidence, trois juges à la Cour Suprême, très conservateurs, ce qui a permis de restreindre de façon fondamentale les droits des femmes à l’avortement – il s’agit également d’une configuration historique, puisque c’est très rare qu’un seul président puisse nommer autant de juges durant sa législature.
En somme, l’idéologie libertarienne arrive aujourd’hui au pouvoir en s’appuyant sur des piliers de l’identité américaine que sont le mythe du self-made man et une droite religieuse désireuse d’imposer ses vues face à des États mal outillés pour se défendre contre cette ingérence. Voilà pour les racines historiques du libertarisme.
POST-VÉRITÉ ET PROPAGANDE 2.0.
Comprendre les raisons historiques, économiques et idéologiques du retour en force du libertarisme et de ses accents conservateurs est une chose, mais pour comprendre sa manifestation actuelle, c’est-à-dire les ressorts de la 47e présidence, il faut aussi s’intéresser à ses mutations, qui lui donnent un verni progressiste.
C’est un paradoxe qui mérite d’être souligné. L’utilisation de technologies de pointe et les alliances avec des figures de la « tech », comme Elon Musk, servent tantôt à faire passer des idées libertariennes aux forts accents conservateurs (lutte contre l’État et les programmes de filet social), qui paraissent modernes grâce à la forme, au média utilisé ; et tantôt à désinformer afin de miner les conditions d’une hygiène démocratique qui sert de filtre et qui ne favorise pas le succès des idées réactionnaires ou conservatrices. Et ce n’est pas un hasard si les groupes qui propagent ce genre de contenu, généré à l’aide d’outils d’intelligence artificielle (IA) générative, sont des groupes extrémistes comme Alt Right ou les Proud Boys, qui prônent des idées réactionnaires, voire racistes. Ces mêmes groupes se revendiquent bien souvent justement des principes fondateurs de la Constitution américaine, comme le port d’armes servant à défendre la liberté d’expression. Dans un documentaire disponible sur Auvio, la plateforme en ligne de la RTBF, intitulé La Fabrique du Mensonge. Trump et son armée numérique, on voit comment toute une constellation de groupes utilisent les nouvelles technologies pour propager des « faits alternatifs », créer des deep fakes pour répandre de la désinformation, des mensonges, des moqueries douteuses, ainsi que pour promouvoir leurs intérêts et leurs agendas politiques.[2]
Ces publications deviennent ensuite virales sur les réseaux sociaux et créent des dynamiques « d’engagements » tout à fait néfastes pour la démocratie. Comme le remarque le psychologue politique américain Jonathan Haidt, dans un article intitulé « Pourquoi les dix dernières années de la vie américaine ont été uniques dans leur stupidité. Et ce n’est pas juste une phase » (Mai 2022, nous traduisons)[3], les algorithmes des réseaux sociaux favorisent les publications les plus extrêmes, car elles génèrent des réactions émotives très fortes, comme de la colère, du mépris, du dégoût, et suscitant davantage de réactions. Cela a pour effet de court-circuiter des échanges rationnels, avec des arguments mieux pesés. Mais le mal ne s’arrête pas là. Études à l’appui, Haidt nous explique que le résultat de ces mécanismes pernicieux est une sur-représentation dans le débat « démocratique », de minorités, souvent très favorisées, d’extrême-droite et d’extrême-gauche, qui n’hésitent pas à utiliser des procédés pervers et de l’intimidation, faisant taire les plus modérés dans leurs camps respectifs. Ces deux extrêmes ont des visions très différentes de la guerre qu’il faut mener à l’État. L’extrême-gauche va notamment avancer l’idée qu’il faut définancer la police, ce qui suscite des débats très violents, avec une droite libertarienne qui veut au contraire cantonner l’État à son aspect régalien.
Cette subversion 2.0., pour ne pas dire cette perversion de la démocratie, à l’aide des nouvelles technologies crée alors un espace médiatique ou la figure victimaire du surhomme qui va sauver une nation en perdition. Non seulement Trump apparaît comme étant l’enfant chéri du rêve américain, mais il adopte aussi un posture victimaire, martelant que les élections de 2020 ont été « volées ». Là encore, l’IA et les réseaux sociaux servent à propager des fausses informations, des théories complotistes qui ont l’apparence d’être tout à fait avérées. Trump peut alors puiser dans l’imaginaire religieux et se poser en messie qui va revenir, tel un justicier, venger le peuple qui a été berné par une élite corrompue. La rédemption du « vrai peuple » et de la grandeur de l’Amérique libérée du « satanisme » des grandes figures du Parti Démocrate, sur lesquels circulent une myriade de fausses nouvelles et de fausses images. Les groupes comme QAnon sont très présents sur les plateformes comme X, désormais propriété d’Elon Musk, et propagent à cet égard toute une série de théories complotistes sur le satanisme du « deep state » qui serait aux commandes de l’Amérique, avec un agenda de contrôle mondial qui menace les libertés si chères à l’identité américaine. À ce sujet, le Projet 25 (Project 2025), est très éloquent. Ce groupe d’intérêts gigantesques du camp républicain, sous la coupole de la Heritage Foundation, a publié un texte de 900 pages qui propose des orientations politiques pour façonner le paysage politique américain, à travers une refonte en profondeur de ses institutions et choix politiques, à l’image de son idéologie.[4]
Bref, le libertarisme conservateur qui galvanise les troupes du prochain président américain utilise des technologies pour miner la démocratie, et Trump lui-même va jusqu’à coopter Elon Musk, pour se donner une image cool et moderne, malgré un discours et une idéologie hostile à l’État et à la démocratie.
LA GUERRE 2.0. CONTRE L’ÉTAT… ET LA DÉMOCRATIE ?
Les nominations de Trump depuis son élection réjouissent sa base libertarienne et inquiètent de nombreux observateurs de la vie politique américaine. Robert Kennedy Jr, anciennement candidat indépendant à l’élection présidentielle et ouvertement vaccinosceptique durant le Covid-19, prône la liberté de choisir.[5]
Mais la nomination la plus rocambolesque est sans nul doute celle d’Elon Musk. Il sera chargé, en compagnie de l’homme d’affaires Vivek Ramaswamy du ministère de « l’efficacité gouvernementale ». Si l’excentrique milliardaire est le gestionnaire du réseau social X, anciennement Twitter, terrain de jeu de l’extrême-droite américaine a été nominé à ce poste, c’est précisément pour porter l’idéologie américaine au pouvoir. Dans une interview accordée au journaliste Tucker Carlson, qui se dit proche du courant libertarien, Musk s’est fait demander quel pourcentage du personnel il avait congédié à la suite du rachat du média social. Sa réponse a été « environ 80% ». Amusé, le journaliste lui demande comment est-ce possible ? Ce à quoi il a répondu : « il s’avère que vous n’avez pas besoin de tellement de gens pour diriger une plateforme de liberté d’expression, plutôt qu’une agence de censure ». La création du ministère de l’efficacité gouvernementale et le fait de confier celui-ci à Elon Musk affiche donc clairement la volonté de l’administration Trump, qui entrera en fonction le 20 janvier prochain, de donner un sérieux coup de barre à l’appareil étatique et de réduire drastiquement les « dépenses » publiques. Selon les chiffres qui circulent, Musk et son équipe auront le mandat de sabrer environ deux milles milliards de dollars sur un budget annuel total d’entre six et sept milles milliards.
Ce mandat est donc tout à fait inouï. C’est une responsabilité capitale et ce n’est sans doute pas par hasard que Trump s’est affiché en compagnie d’Elon Musk lors de l’UFC 309. Il y a fort à parier que Musk sera en quelque sorte le vice-président officieux de la présidence Trump et que cela met la table pour un désir renouvelé des USA de montrer qu’ils demeurent la puissance hégémonique mondiale.
Reste à voir quels seront les conséquences sur les droits et libertés des Américains et sur la démocratie américaine. Comme nous l’avons évoqué plus haut, il y avait de bonnes raisons qui expliquaient que les idées libertariennes étaient reléguées aux marges. Les succès du New Deal ont apporté la prospérité à la suite d’une crise économique terrible. C’est là où l’application de l’idéologie libertarienne risque de devenir une menace. La conception de droite selon laquelle l’État est nuisible à l’économie et c’est pourquoi il faut réduire ses « dépenses » risque d’accroître les inégalités économiques, entraînant toute une série de problèmes d’accès au logement, à la santé, déjà précaires au pays de l’Oncle Sam, de tensions sociales, ravivant les instincts de violence déjà fort présents dans la société civile américaine.
[1] Voir l’article « Petit billet philosophique sur la compétitivité », Bruxelles Laïque Echos, 1er trimestre (104), 2019.
[2] https://auvio.rtbf.be/emission/la-fabrique-du-mensonge-trump-et-son-armee-numerique-la-premiere-election-sous-ia-28296
[3] https://www.theatlantic.com/magazine/archive/2022/05/social-media-democracy-trust-babel/629369/
[4] https://www.project2025.org/
[5] https://www.lemonde.fr/international/article/2024/11/19/quelles-sont-les-premieres-nominations-de-donald-trump-dans-les-ministeres-et-les-hauts-postes-de-sa-future-administration_6403696_3210.html