REVENDICATIONS POPULAIRES EN PALESTINE OCCUPÉE

par | BLE, Démocratie, JUIN 2020, Politique

Tout peuple qui vit sous occupation se trouve coincé entre lutte de libération et lutte sociale. La plupart du temps, vu la difficulté de la tâche, la lutte contre l’occupation prend le pas sur les aspirations visant le changement interne de la société colonisée et/ou occupée.

BREF RÉSUMÉ DE LA SITUATION ACTUELLE

En Palestine, depuis les accords d’Oslo (1993), il existe une Autorité palestinienne (AP) dont l’autonomie réelle est très limitée. Israël continue d’occuper la Cisjordanie, dont il contrôle absolument plus de 60 %, ainsi que la bande de Gaza, dont il prétend s’être désengagé, mais qu’il domine intégralement (terre, mer, air). Depuis les élections palestiniennes de 2006 et, surtout, devant le refus du résultat, la situation s’est compliquée, puisque la bande de Gaza s’est retrouvée dirigée par le gagnant des élections, le Hamas, tandis que la Cisjordanie continuait à être dirigée par l’AP, essentiellement Fatah, seule reconnue au niveau international.

Comme on l’a vu dernièrement, Israël, avec le soutien des Etats-Unis, veut annexer la Cisjordanie (en tout ou en partie). La vie des Palestiniens est un enfer. La bande de Gaza, est soumise à un blocus presque hermétique (2007) dont le résultat est que huit Gazaouis sur dix dépendent de l’aide humanitaire. Elle est régulièrement attaquée par l’armée israélienne qui y détruit les infrastructures publiques ou privées, tue des milliers d’habitants, empêche la reconstruction ou l’entretien du matériel, prohibe l’entrée de produits permettant, par exemple, l’assainissement des eaux usées, etc. Un rapport de l’ONU prédisait d’ailleurs que Gaza serait invivable en 2020[1] … Quant à la Cisjordanie, elle est complètement démantelée par les colonies illégales, isolée par le Mur de l’apartheid, toujours soumise aux attaques de l’armée et des colons, ainsi qu’aux arrestations (y compris de mineurs), empêchée de se développer par les restrictions imposées par l’occupant et par le vol organisé des terres, de l’eau, des ressources naturelles, morcelée par les checkpoints, etc. Enfin, à Jérusalem-Est, annexée illégalement au regard du droit international, les Palestiniens sont totalement discriminés : non seulement, ils n’y ont qu’un statut de résident (pas de citoyen !), toujours susceptible d’être révoqué. De plus, la municipalité empêche le développement des quartiers et villages et vise la judaïsation de la ville, notamment en permettant l’installation de colons Juifs dans des maisons palestiniennes et ne fournit pas les services essentiels qu’elle est censée offrir à tous ses habitants.

En un mot comme en cent, le territoire palestinien est complètement sous le joug de l’occupant. La liberté de manifester ou même de s’exprimer n’existe pas sous peine de répression violente.

QUID ALORS DE L’EXPRESSION POPULAIRE ?

Dans ce contexte, on comprend que les Palestiniens luttent avant tout au quotidien contre l’occupation. Néanmoins, devant l’incapacité des autorités de Cisjordanie et de Gaza de mettre fin à l’occupation ou au moins d’améliorer le sort de la population, devant aussi la répression exercée contre les opposants ou simplement les manifestations citoyennes, de plus en plus de Palestiniens s’éloignent des partis dominants (Fatah, Hamas).

Il n’est pas question en Palestine de gigantesques manifestations pour le climat. Il est plutôt question de manifestations contre la société patriarcale qui justifie le meurtre de femmes sous le nom de “crime d’honneur”. Quinze mille habitants d’un village (Sourif) se sont soulevés contre l’assassinat d’une jeune fille par son oncle : ils ont manifesté dans les rues et sur internet pendant deux semaines. Avec un résultat au niveau législatif : amendement de la législation qui accordait une quasi-impunité aux auteurs de ce genre d’actes. En 2019, après le meurtre de Israa Ghraib, un vaste mouvement est né sur les médias sociaux, mais aussi dans les rues pour réclamer le procès des meurtriers, qui finalement ont été arrêtés. Cet exemple montre une dynamique interne qui part d’un problème de société pour faire bouger le politique.

Mais il est des sujets bien plus sensibles. Par exemple, la volonté populaire de voir le Hamas et le Fatah mettre fin à la division. Ainsi le 15 mars 2011, à Gaza et en Cisjordanie, des manifestations de masse ont été organisées sans les partis au pouvoir. Pour Mustapha Bargouthi, président du parti “Al Moubadara”, les revendications sont claires : “ Vous voyez la voix de la majorité palestinienne qui demande le retour de la démocratie et de l’unité qui est le seul moyen de mettre fin à l’occupation et à la souffrance du peuple”.[2] Dans la bande de Gaza, la manifestation a été réprimée. Et en Cisjordanie, l’AP a tenté de la récupérer. Néanmoins, le mouvement de mise en cause des dirigeants ne s’est pas arrêté : les réseaux sociaux ont pris le relais et d’autres manifestations ont été organisées. Or, les réseaux sociaux ont en Palestine une place particulière, comme l’écrit Sylvaine Bulle : “Les réseaux sociaux participent réellement de l’action commune, d’autant qu’ils sont parties prenantes d’un espace public qui se forme dans la restriction et l’enfermement. Les soulèvements palestiniens ont cette particularité de surgir dans des territoires clôturés”.[3]

Tout aussi sensible, la mise en cause des décisions politiques. En 2018, des manifestations ont eu lieu pendant plusieurs jours, à Ramallah, pour protester contre les sanctions imposées par Mahmoud Abbas contre la bande de Gaza. La répression ne s’est pas fait attendre : coups, arrestations, confiscations de caméras de journalistes, etc. La mobilisation s’était faite par internet, par le biais d’organisations de la société civile, d’artistes, d’intellectuels, de journalistes et de militants de gauche. Aucun parti n’en avait le contrôle.

De la même manière, en 2019, dans la bande de Gaza, des manifestations ont eu lieu pour protester contre la situation économique désastreuse, dont la responsabilité fut attribuée au Hamas. L’appel à manifester a été transmis via les médias sociaux sans qu’on puisse dire qu’un parti spécifique en était l’auteur. Malgré une répression violente (coups, arrestations, destruction des reportages etc.), elles ont duré plus d’un jour.

Que ce soit en Cisjordanie ou dans la bande de Gaza, ces mouvements sans direction identifiable font peur aux dirigeants qui accusent leurs adversaires d’en être les instigateurs. Il est intéressant de voir aussi comment, dans la situation spécifique de la Palestine, un des prétextes invoqués par le Hamas pour justifier la répression est que de telles manifestations nuisent à la résistance à l’occupation. En réalité, dans le contexte du morcèlement du territoire palestinien et des restrictions à la mobilité dus à l’occupation, il est important de comprendre la difficulté d’organiser des mouvements de masse. Non seulement les protestataires de Gaza et de Cisjordanie ne peuvent se rencontrer, mais encore, en Cisjordanie même, Jérusalem-Est comprise, il n’est pas possible de marcher ensemble, d’où cette image de manifestations cantonnées.

UNE RÉELLE VOLONTÉ DE DÉMOCRATIE ET DE TRANSPARENCE

Tous les sondages d’opinion en Palestine montrent une volonté de changement. Les sondés demandent plus de démocratie, de transparence et de libertés. Néanmoins, ces exigences confrontent, aussi bien en Cisjordanie que dans la bande de Gaza, le pouvoir en place. “L’AP et le Hamas sont séparés par d’importantes divergences, mais ont en commun les mêmes méthodes visant à écraser toute forme de dissidence”.[4]

D’après Human Rights Watch, l’AP a reconnu avoir arrêté plus de 1 600 personnes entre janvier 2018 et mars 2019, tandis que le Hamas a arrêté plus de 1 000 personnes lors des manifestations de mars 2019 seulement. De même, Amnesty International fait état, en mai 2020, de cinq arrestations pour délit d’opinion, la plupart du temps sur les médias sociaux. [5]

D’après Diana Buttu[6], chercheuse au sein du groupe Al Shabaka, cette politique autoritaire, couplée au schisme entre Gaza et la Cisjordanie, induit dans la société palestinienne une défiance vis-à-vis du leadership et un sentiment de désunion. Toujours d’après cette chercheuse, en Cisjordanie, moins l’AP est présente, plus il y a de manifestations populaires…

A Jérusalem-Est, annexée illégalement par Israël, l’AP est complètement bannie et toute manifestation palestinienne est réprimée. Dès lors, des protestations surgissent spontanément. Ainsi, en juillet 2017, des manifestations ont éclaté à cause des restrictions à l’entrée d’Al-Aqsa, mises en place par Israël : elles ont surgi d’un seul coup, se sont concentrées sur des objectifs spécifiques, ont obtenu quelques concessions et se sont rapidement dissipées.

Dans la bande de Gaza, entièrement sous contrôle de l’autorité du Hamas, la possibilité de manifester est totalement soumise au pouvoir en place et la répression est violente. Une tendance ressort clairement de la liste des violations de la liberté d’expression répertoriées par le Palestinian Center for Human Rights (Gaza) : empêcher les jeunes activistes de manifester, y compris pour la réconciliation.[7]

Dès lors, en dehors des manifestations qui ont quand même lieu, les citoyens inventent d’autres moyens de lutter pour une autre société. En général, c’est le fait de jeunes et/ou d’activistes qui agissent surtout dans le domaine des arts et de la culture. C’est ainsi qu’à Hébron, par exemple, un théâtre (le Yes Theater) s’est donné pour mission de faire réfléchir le public sur les problèmes de société : famille, femmes, religion, etc. De même à Gaza, différentes pièces de théâtre abordent de manière indirecte le sujet de la guerre, du pouvoir ou de la société patriarcale.

Alors que les jeunes (15-29 ans) forment un tiers de la population, leur représentation politique n’atteint pas 1 % ; dans le même temps, ils paient le prix fort de l’occupation et subissent un haut taux de chômage. Vu leur désenchantement vis-à-vis des partis traditionnels, ils s’investissent dans des organisations de jeunes, généralement non affiliées à un parti et créent des événements culturels, politiques ou simplement sportifs. Ils ne veulent plus lutter comme avant. “Ces militants veulent faire de la politique “autrement”” analyse Sbeih Sbeih, sociologue palestinien et chercheur à l’université Aix-Marseille. “Au discours de nos dirigeants sur le “développement de l’économie”, la “construction étatique” et la “paix”, ils opposent un modèle de résistance — contre Israël, mais aussi sur le plan économique, politique, éducatif et culturel — au nom d’un objectif suprême, la libération de toute la Palestine. C’est la raison pour laquelle ils sont à la fois dans le viseur des autorités israéliennes et dans celui des services de sécurité de l’Autorité, comme tous ceux qui remettent en question l’ordre établi ”.[8]

En Cisjordanie, l’AP a fait voter une loi controversée sur la criminalité électronique, en juin 2017, permettant l’arrestation de contestataires. Et à Gaza, la chasse aux personnes s’exprimant sur FB est tout aussi active.

Bref, dans le territoire palestinien, l’occupation israélienne, principalement, mais aussi les pouvoirs palestiniens entravent gravement l’expression populaire, que ce soit la résistance à l’occupation ou la contestation du pouvoir interne.

A QUI LA FAUTE ?

La dérive autoritaire des autorités en Palestine est due à plusieurs facteurs. Tout d’abord, le refus des résultats des élections de 2006. Sorti vainqueur du scrutin, le Hamas a immédiatement fait l’objet d’un rejet international et d’une réticence marquée du Fatah. Même le gouvernement d’unité nationale s’est vu refusé l’agrément de la communauté internationale. Il en a résulté la prise de pouvoir à Gaza du Hamas et le maintien de l’AP en Cisjordanie, d’où la scission politique entre les deux parties du territoire palestinien, ainsi que la volonté de part et d’autre d’asseoir son pouvoir et de réprimer la contestation.

Par ailleurs, depuis 2007, l’Union Européenne (via EUPOL COPPS) et les EtatsUnis (via USSC) ont entrepris de réformer et d’“améliorer” les services de sécurité de l’AP, essentiellement pour prévenir les “troubles”. C’est ainsi que lors de l’attaque meurtrière contre Gaza en 2008-2009, un bataillon des forces spéciales entraînées par l’USSC a été réparti en Cisjordanie pour aider d’autres forces de sécurité de l’AP à maintenir l’ordre et empêcher les manifestations de devenir incontrôlables. Le général Dayton, en charge de l’USSC en 2009, a clairement dit que la réponse de l’AP avait empêché une troisième Intifada en utilisant “une approche mesurée et disciplinée des troubles populaires” et en éloignant les manifestants des Israéliens.[9]

De plus, le même général explique fort bien la coordination de l’AP avec Israël. En effet depuis les Accords d’Oslo (1993), il existe un couloir de liaison sécuritaire entre Israël et l’AP, essentiellement pour la sécurité d’Israël et renforcé par la présence d’EUROPOL COPPS ET USSC. Ceci explique la défiance de la population palestinienne vis-à-vis de ses dirigeants, souvent accusés de sous-traiter l’occupation.

Enfin, dépendant essentiellement des donateurs internationaux, l’AP applique les conditions dictées pour l’octroi de ces financements et s’éloigne des aspirations de son peuple. Quant à la bande de Gaza, sous blocus complet depuis 2007, elle est livrée à une autorité qui contrôle d’une main de fer toute l’enclave, vu le refus de la communauté internationale de traiter avec elle. Ce n’est pas sans raison que tous les sondages dans le territoire palestinien montrent comme préoccupation interne principale : l’unité et la démocratie.


[1] https://www.middleeasteye.net/fr/decryptages/gaza-2020-le-territoire-palestinien-t-ilatteint-le-point-de-non-retour

[2] http://edition.cnn.com/2011/WORLD/meast/03/15/mideast.protest/index.html

[3] https://www.cairn.info/revue-multitudes-2012-3-page-123.htm: •Sylvaine BULLE, Soulèvements des estomacs, marches sur les frontières, occupation, Multitudes 2012/3 (n° 50), pages 123 à 129.

[4] https://www.hrw.org/fr/news/2019/05/29/palestine-arrestations-arbitraires-et-recours-la-torture

[5] https://www.amnesty.be/infos/actualites/article/palestine-faut-mettre-terme-detention-arbitraire-detracteurs

[6] https://www.chroniquepalestine.com/moment-ou-jamais-restructurer-autorite-palestinienne

[7] Par exemple: https://www.pchrgaza.org/en/?p=10275

[8] https://www.monde-diplomatique.fr/2018/02/BELKAID/5840

[9] https://www.washingtoninstitute.org/html/pdf/DaytonKeynote.pdf


©image : Ahmed Abu Hameeda

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