ATTAQUES CONTRE LA “LIBERTÉ ACADÉMIQUE”

par | BLE, Confiances Défiances Surveillances, Education

Dans cet article, nous allons proposer quelques balises concernant l’exercice de la “liberté académique”(comprenant l’exercice de libertés au pluriel), et les entraves qu’elle rencontre, dans les pays démocratiques principalement. Comment poursuivre une autonomie institutionnelle et intellectuelle face à des influences “extérieures” (économiques, étatiques), rendant compte d’une confiance aux contours flous entre les pouvoirs publics et l’université ?

Le sujet étant vaste, parfois polémique et aux contours assez flous – les tensions internes et externes ne sont pas toujours aussi nettement identifiées, par exemple –, nous serions bien incapables d’en faire le tour, d’en révéler toutes les subtilités. Le libre examen étant loin d’être une démarche qui consisterait à aplanir toutes les divergences, nous voudrions donc faire part de quelques observations, desquelles nous tirerons quelques enseignements, soumis à la sagacité du lecteur. Cela dit, si on se veut attentif aux conditions de possibilité de l’exercice des libertés, il ne fait aucun doute que la “liberté académique” est un principe à défendre, surtout lorsqu’elle est fragilisée par un contexte (social, politique, économique) qui déborde d’anti-intellectualisme. Celui-ci ne doit pas se confondre avec le refus de l’usage de références scientifiques ou de raisonnement complexes, mais doit être compris comme une haine envers les processus menant à des raisonnements justes. Il apparaît également que la fragilisation du cadre promouvant la liberté académique, qui n’est donc pas un tout cohérent, a des conséquences sur la conception même du travail universitaire, celui-ci étant lié “à la liberté d’esprit, de recherche et d’expression nécessaire à l’accomplissement correct des obligations professionnelles” ou à “la liberté d’exercer la profession d’érudit selon les normes de cette profession”.[1] Ces mots de Cary Nelson, ancien président de l’American Association of University Professors et défenseur de la “liberté académique”, nous permettent déjà d’entrevoir la finesse autant que la complexité des débats autour des questions concernant l’idéal des bonnes pratiques académiques.

La poursuite d’une rigueur intellectuelle, et le respect de celle-ci tout en promouvant la (liberté de) recherche, s’associe à une forme d’innovation, de créativité, de remise en question des préceptes établis en s’appuyant sur la communauté scientifique plurielle, mais également le monde social, et transforme de l’intérieur la tradition scientifique pour penser le monde sous toutes ses coutures.[2]

La difficulté consiste à définir cette notion en évitant d’évoquer un fantasmatique âge d’or tout en pointant le risque réel de basculement autoritaire conduisant à une réduction de ces libertés à peau de chagrin, mais également à ne pas diluer cette liberté sous l’effet d’une définition trop vague ou au contraire trop spécifique à chaque contexte. Pour explorer plus en profondeur le cœur du propos, nous renvoyons vers le livre La liberté académique. Enjeux et menaces, aux nombreuses contributions.[3] Le propos du livre appuie avec justesse sur les menaces que constituent les régimes politiques autoritaires ou les régimes démocratiques fragilisés (Russie, Hongrie, Brésil), les situations extrêmes (guerres civiles, répressions ; tels que les cas de la Syrie et de la Turquie), mais pointe également la diversification et la multiplication des attaques contre la liberté académique dans nos “démocraties libérales”, y compris les stratégies opportunistes s’apparentant à faire entrer le loup dans la bergerie. Un article est consacré à l’influence grandissante de la Chine, notamment par l’entremise des Instituts Confucius. Cela serait par ailleurs une erreur fondamentale que d’omettre le contexte concurrentiel et néolibéral qui encadre internationalement les universités et toutes les personnes qui y sont affiliées : comme le mentionnent Marc Lits et Evelyne Leonard dans un dossier consacré aux transformations de l’université en France, au Québec et en Belgique : “si le cadre organisationnel belge est assez différent du français, un certain nombre de nœuds sont les mêmes : financement public en diminution, course aux classements internationaux, relations avec le monde de l’entreprise, internationalisation d’une recherche de pointe, étudiants transformés en clients”.[4] Une série de publication, articles ou livres, plus ou moins pamphlétaires, aux titres éloquents, parfois ironiques, se font régulièrement l’écho de ces difficultés. Citons Petits conseils aux enseignants-chercheurs qui voudront réussir leur évaluation (Grégoire Chamayou, 2009), Dérives des universités, périls des universitaires (Arnaud   Mercier,   2012) La destruction de l’université française (Christophe Granger, 2015).

UNE TENTATIVE DE DÉFINITION(S)

Tentons maintenant de donner quelques balises, et ensuite de réfléchir sur la tension entre liberté académique et liberté d’expression qui permet véritablement de construire une discussion. Par ce développement, auquel il ne s’agira pas de donner de conclusion définitive, nous voulons mettre en avant les risques que comportent les “appropriations stratégiques” de la liberté académique.

Pour l’illustrer et donner consistance à cette notion de liberté académique, mentionnons deux définitions arbitrairement piochées dans l’ouvrage collectif cité plus haut, permettant de constater des continuités et des différences ; l’une est officielle : la loi irlandaise sur les universités de 1997 (Universities Act), et l’autre est la conception plus personnelle qu’en fait un professeur des universités belges.

Pour la première : “Dans les limites établies par la loi, un membre du personnel universitaire est libre, lors de l’exercice de ses fonctions d’enseignement, de recherche et autres activités au sein ou en dehors de l’université, de remettre en cause et d’évaluer les idées préconçues, de promouvoir de nouvelles idées et d’émettre des opinions controversées ou impopulaires, et ne doit pas être défavorisé ni soumis à un traitement moins favorable de la part de l’université [nous ajouterons: ou de l’autorité publique] dans l’exercice de cette liberté.” Marie-Soleil Frère ajoute, dans sa contribution à l’ouvrage, qu’“il s’agit là d’une définition extrêmement large de la liberté académique qui, dans les faits, ne s’applique que dans un nombre très restreint de pays, voire d’institutions. Il est évident que la mise en pratique de toute liberté est limitée non seulement par le droit (pour qu’elle n’empiète pas sur les droits fondamentaux d’autrui), mais aussi par la responsabilité individuelle et collective des universitaires”. Elle précise cependant que ni les autorités publiques ni les puissances économiques “ne devraient interférer dans cet arbitrage qui s’ancre dans l’éthique de la communauté universitaire”.[5]

Philippe Van Parijs, quelques pages plus loin, va dans le même sens, tout en émettant une nuance concernant les interférences : “il s’agit de la liberté des universitaires d’enseigner ce qu’ils veulent et comme ils le veulent, de mener des recherches sur ce qu’ils veulent et comme ils le veulent et de fournir discrètement des avis ou d’exprimer publiquement leur opinion, quels qu’en soient le contenu, la forme et les destinataires. Cette liberté n’est pas un droit humain, mais un privilège que nous revendiquons en tant qu’universitaires. Sous certaines conditions, elle peut être légitimement restreinte tant par les pouvoirs publics que par les institutions qui nous emploient”.[6]

D’OÙ VIENT CETTE LIBERTÉ ACADÉMIQUE ?

Soyons bref : Cary Nelson rappelle que la pratique précède le mot. En effet, c’est par la nécessité intellectuelle des membres de l’université médiévale (à la fin du XIe siècle) de mener à bien des réflexions de plus en plus autonomes que le caractère empirique d’une forme de liberté académique s’est cristallisé. Le point de fusion étant la longue histoire de la séparation entre l’Église et l’État. Pour autant, cela ne constituait pas une indépendance doctrinale totale de l’université. En d’autres mots, la pratique du doute n’était pas officiellement autorisée et la pratique du questionnement ne pouvait pas être propagée dans la population. Il fallut des siècles pour que cela change : c’est à partir des contacts commerciaux, des conflits, des développements scientifiques perçant malgré les censures et les condamnations, des transformations culturelles de fond, que l’institution universitaire telle que nous la connaissons prend forme, un savoir émancipé de la pensée magique et communiqué à des pairs, ce qui entraîne la création d’un nouveau groupe social, les maîtres et les étudiants. La liberté académique émerge cependant différemment selon les sensibilités nationales, de même, avance Julien Duval, que des périodes de reflux sont à mentionner : aux XIVe et XVe siècles, “à Paris, la corporation perd une grande part de l’autonomie qu’elle était parvenue à conquérir, les universités cessent d’être “des centres de travail intellectuel et scientifique désintéressé” pour devenir des sortes de “centres de formation professionnelle au service des États” (Le Goff, 1999 : 207)”, un énoncé qui frappe par son caractère actuel. De même, “l’autonomie de l’Université par rapport à l’institution religieuse dont elle concurrençait le monopole en matière scolaire, mais dont elle était issue, ne pouvait qu’être partielle”.[7] Ces racines ambigües, faisant de l’université une institution non-pure, ont construit cette institution comme un espace social en prise avec de nombreuses relations de dépendances et de contradictions, jusqu’à aujourd’hui. Cependant, et ce n’est pas le seul de ses paradoxes, l’université, lorsqu’elle s’appuie sur son éthos libre-exaministe, produit des individus en mesure d’interroger et critiquer ces liens de dépendance.

LIBERTÉ D’EXPRESSION, LIBERTÉ ACADÉMIQUE ET PLURALISME

Nous l’avons vu, la liberté académique rime, entre autres, avec une méfiance raisonnée envers les interventions des pouvoirs publics. Ce qui suit apparaîtra donc comme une curiosité contre-intuitive lorsque l’on parle de “liberté académique”. Dans la presse anglaise de cette année, on peut prendre connaissance d’une contestation face à l’ingérence du gouvernement britannique concernant un texte de loi… promouvant la liberté d’expression au sein du milieu académique. Nous voilà mal pris : d’un côté une ingérence étatique, de l’autre, la promotion de la liberté d’expression : c’est donc un cas intéressant.[8]

La contestation est menée par des organismes promouvant eux-mêmes la liberté d’expression. Ceux-ci, que l’on peut qualifier d’acteurs de terrain, estiment en effet qu’une telle législation serait contreproductive, et fragiliserait fortement l’équilibre précaire entre la liberté de parole et la liberté de contester cette parole, équilibre au cœur du dispositif universitaire : “Des outils statutaires brutaux peuvent ne pas reconnaître les différents droits en jeu dans une situation donnée, par exemple les droits de l’orateur et les droits des étudiants à protester contre cet orateur, indique la lettre” envoyée aux autorités. Une gestion autonome, c’est-à-dire interne à l’université, reposant sur les textes légaux déjà existants, en collaboration avec les syndicats étudiants sont jugés les plus à même de traiter de ces questions et des conflits qui peuvent émerger. La lettre envoyée au gouvernement par ces associations n’élude cependant pas le fond de la question (sur les principales menaces qui pèsent sur la liberté d’expression), tout en se permettant d’interpeller le gouvernement lui-même sur sa démarche : la question de l’ingérence du gouvernement dans le champ d’investigation de la liberté académique est posée. Sur ce point, le projet de loi stipule l’obligation pour les syndicats étudiants à s’enregistrer auprès du régulateur étatique (Office for Students). Une fois la loi votée, celui-ci disposera de nouveaux pouvoirs pour leur infliger des amendes en cas de non-respect des dispositions relatives à la liberté d’expression concernant le personnel académique, les étudiants et les conférenciers invités. Quel est le but de ce tour de vis ? Selon un ancien ministre de l’Éducation, soutenant le projet de loi, c’est un moyen “de mettre fin à «l’autocensure» des universités à l’égard de la Chine, par crainte de représailles contre les étudiants et le personnel”. Formulons notre réflexion sous forme de question : la promotion étatique de la liberté d’expression au sein des universités, arrimée à des intérêts géopolitiques plutôt qu’aux principes d’une éthique de la discussion renforce-t-elle, ou, au contraire, déforce-t-elle lesdites “libertés académiques” ?

Disons-le encore autrement : faut-il qu’un pouvoir étatique vienne interférer spécifiquement – c’est-à-dire au-delà de la loi commune – dans la régulation de la liberté d’expression au sein des universités ? Il semble qu’ici la liberté d’expression est instrumentalisée au détriment des libertés académiques, c’est-à-dire l’enseignement et la recherche de savoirs qui, passés par les filtres de la production des connaissances scientifiques au sein de chaque discipline et faisant l’objet de disputes régulées par les normes universitaires de vérité et de rationalité. Le fonctionnaire en charge, portant le titre de “Directeur de la liberté d’expression et de la liberté académique”, sera le référent vers lequel les acteurs concernés devront se tourner : toute personne, entreprise, activistes, lobbyistes ont, selon le projet de loi, toute qualité pour agir. Une conférence sur l’énergie fossile, par exemple, pourrait être attaquée par des entreprises extractivistes pour défaut de liberté d’expression si elles jugent qu’elles n’ont pas eu droit au chapitre : on imagine les conséquences d’autocensure et de conservatisme dans la recherche. C’est en cela que les contestataires parlent poliment “d’effets contreproductifs”.

Dans un paradoxe apparent, la même année, “la ministre britannique de l’égalité des chances a déclaré que les écoles qui enseignent le “privilège blanc” et la théorie critique de la race enfreignent la loi”.[9] Ironiquement, il semble là que la “liberté d’expression” n’a plus cours, et qu’il faille au contraire contraindre les universités aux bonnes pratiques et à la bonne pensée, décidées par l’État. Le paradoxe n’est qu’apparent, car le discours de la ministre précise que ce qui est contraire à la loi, “c’est le manque de traitement équilibré des points de vue opposés”. Elle ajoute que ce n’est pas seulement illégal, mais que cela nuit à la nature de la discussion universitaire, pensant vraisemblablement qu’une discussion binaire est le parangon des processus de véridiction. C’est d’autorité qu’elle proclame que le gouvernement auquel elle appartient est “très clair” et qu’il rejette sans équivoque la “critical race theory”. À cette aune, considérons que la crispation politique autour de la liberté d’expression semble moins le symptôme d’une volonté de renforcer les paradigmes de rationalité et de vérité (entendue au sens : “on ne doit pas raconter n’importe quoi en salle de classe”, ce qui est vrai), – renforcement qui serait en soi déjà une ingérence, la loi commune étant suffisante – mais la poursuite d’un agenda politique qui, au nom d’une lutte contre l’endoctrinement militant, entend façonner l’université selon ses propres critères. Lorsque Van Parijs admet que “sous certaines conditions, la liberté académique peut être légitimement restreinte tant par les pouvoirs publics que par les institutions qui nous emploient”, c’est à partir de cas concrets, finement analysés en contexte, et “ce qu’il faut empêcher à tout prix, c’est que les autorités politiques ou académiques interfèrent dans l’effort d’apporter des réponses aux questions posées autrement qu’en imposant d’éventuelles contraintes éthiques à la manière d’obtenir ces réponses”. Le rejet d’un champ de recherche entier, par affection politique, dogmatique, idéologique, est, sur cette base, hors de propos. Dans le cas britannique, d’une main, le gouvernement entend favoriser la contestation des recherches universitaires au nom d’un pluralisme des points de vue réduits à une lutte d’intérêt ; et de l’autre, avec ce même argument du pluralisme, cadenasser ce qui lui apparait comme intolérable, et détruire un lieu dédié à la production d’un savoir. Faut-il le rappeler, le processus de véridiction naît de la division du savoir, tel que la constitution d’un nouveau paradigme, et ouvre sur des discussions qui ne rencontrent pas nécessairement l’assise idéologique de l’État. Enfin, le réseau d’acteurs impliqués dans la production des normes de véridictions stabilise un état de la recherche, afin de l’approfondir, mais également le soumettre à la critique des pairs, et ainsi de suite.
Que ce soit le permis donné aux puissances économiques ou politiques de contester une communication académique au nom de liberté d’expression ou un discours ambigu d’une ministre concernant un développement de la recherche au sein des cultural studies, ces démarches apparaissent en contradiction avec le concept de “liberté académique”, dont la sophistication ne peut soutenir les lectures manichéennes débouchant sur une lecture intéressée et dévoyée des conflits et des antagonismes qui s’y joue. Œuvrer à protéger l’autonomie académique, c’est tant bien que mal, veiller à respecter le plus largement possible la discussion contradictoire. Ainsi qu’avec notre notion de “libre examen”, “qui se distingue de la liberté d’expression en ceci qu’il implique, outre l’idée de liberté, celle d’examen rigoureux et rationnel des problèmes […]”, il s’agit non de refuser toute soumission, mais de se “soumettre aux faits eux-mêmes”.[10]

En conclusion, cette “soumission” demande du temps, de l’argent, un environnement favorable à la réflexion et à la discussion, et de l’indépendance face aux pouvoirs spirituels et temporels. Il apparaît surtout que si la motivation première de la liberté académique, à savoir “la liberté de philosopher”, consistant à se soumettre aux faits en toute autonomie, est plus forte que les institutions qui l’encadrent et la sanctionnent, l’université reste, pour le pire et pour le meilleur, son espace de prédilection. Il faut donc défendre la liberté académique.


[1] Cary Nelson, No University is an Island. Saving Academic Freedom, New-York University Press, p.6, 2010. (Notre traduction).

[2] Nous faisons, entre autre, implicitement référence à l’ouvrage de Thomas S. Khun, La structure des révolutions scientifiques, Champs, Flammarion, (1962)1983.

[3] Vanessa Frangville, Aude Merlin, Jihane Sfeir, Pierre-Étienne Vandamme (dir.), La liberté académique. Enjeux et menaces, Maison des Sciences Humaines, 2021. Disponible en ligne : https://library.oapen.org/handle/20.500.12657/47736

[4] Marc Lits et Évelyne Léonard, “Les universités belges entre concurrence et excellence”, Questions de communication [En ligne], 23 | 2013. URL : http://journals.openedition.org/ questionsdecommunication/8447

[5] Vanessa Frangville, Aude Merlin, Jihane Sfeir, Pierre-Étienne Vandamme (dir.), op.cit., p.10.

[6] Ibid. p. 62.

[7] Julien Duval, “Retour sur l’évolution universitaire en France“, Questions de communication, 23 | 2013, 211-230.

[8] Richard Adams, “Campus free speech law in England ‘likely to have opposite effect’”, The Guardian, 12 mai 2021. https:// www.theguardian.com/education/2021/may/12/campus- free-speech-law-england-likely-opposite-effect

[9] https://thefederalist.com/2020/10/21/uk-minister-teaching- white-privilege-and-critical-race-theory-in-schools-is-illegal/

[10] Guy Haarsher, La liberté académique, ses enjeux actuels et le relativisme, dans La Liberté académique, op.cit., p.48

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