L’ALLÉGORIE DE LA CAVERNE 2.0.

par | BLE, Démocratie, Laïcité, MARS 2020, Politique, Technologies

L’allégorie de la caverne de Platon représente la condition humaine et plus spécifiquement la question classique de la connaissance, dans un récit accessible à tous, y compris les non philosophes. Cette analyse propose d’actualiser ce récit métaphorique en l’appliquant au cas des médias sociaux. L’hypothèse avancée est qu’à travers les réseaux sociaux l’allégorie de la caverne passe du mythe à la réalité, mais en suivant une trajectoire qui s’éloigne des idéaux qui ont participé de l’essor de ces plateformes, il y a environ 15 ans de cela. Aujourd’hui, l’allégorie de la caverne a trouvé écho dans les réseaux sociaux et possède elle-aussi son pendant virtuel… dont le contrôle par la Silicon Valley et le raffinement du « soft-power » américain sont pourtant, eux, bien réels.  

L’ALLÉGORIE DE LA CAVERNE

L’allégorie de la caverne de Platon est un des mythes fondateurs de la culture occidentale. Elle aborde la question centrale de la philosophie depuis la Grèce antique, celle de la connaissance. En voici un résumé, sans doute un peu sommaire en raison de l’espace dont nous disposons ici, mais tout de même assez précis pour développer ensuite l’analogie avec les réseaux sociaux. Comme c’est souvent le cas dans l’œuvre de Platon, le narrateur ici est Socrate.

Imagine, dit-il, pour te représenter notre condition, des hommes dans une caverne souterraine, en forme d’amphithéâtre, c’est-à-dire en pente avec un plateau tout en bas, au centre de la caverne sur lequel ils se trouvent. Depuis leur enfance, ils sont enchaînés à des chaises sur ce plateau, de sorte qu’ils ne peuvent tourner la tête. Ils ne peuvent que regarder devant eux. Une lumière vient d’un feu situé sur une hauteur et se trouve entre celui-ci et les prisonniers une route sur laquelle se trouve un muret au-dessus duquel des montreurs de marionnettes peuvent agiter des icônes, des objets, des merveilles, mais aussi des statuettes d’hommes, d’animaux, de différentes espèces. Parmi ces porteurs, certains sont silencieux alors que d’autres discutent entre eux. Leurs voix résonnent de sorte qu’il y a des échos dans la caverne.

Dans une telle condition, sans n’avoir jamais pu bouger la tête, ces hommes croiraient que les ombres qui défilent sur la paroi de la caverne auxquels ils font face et que les échos qu’ils entendent seraient vraiment ceux de leurs semblables et d’eux-mêmes. Ils se mettraient ensuite sans doute à chercher à savoir qui connaît le mieux les ombres, qu’ils prennent pour les objets eux-mêmes, lesquels sont plus ou moins souvent suivis des autres, accompagnés de certains échos plutôt que d’autres, etc. Ils attribueront une réalité aux ombres et aux échos en les prenant pour les choses en elles-mêmes, pour du vrai.

Imagine alors qu’on libère l’un de ces hommes, qu’on lui enlève ses chaînes, qu’on le force à se lever et à gravir la pente qui mène vers l’extérieur. Il souffrirait incroyablement. Puis, à peine capable de concevoir le mouvement, la lumière du feu l’aveuglerait et il souffrirait encore davantage. À force d’être traîné toujours plus près de la sortie, il apercevrait ensuite la lumière naturelle du soleil à l’extérieur, il serait ébloui et complètement épuisé d’autant de souffrances. Mais une fois à l’extérieur, petit à petit ses yeux apprendraient à voir avec la lumière naturelle, il pourrait distinguer graduellement les objets, reconnaître les voix, concevoir et même apprécier ses propres mouvements et ainsi de suite. Il réaliserait alors qu’il vivait jusque-là dans l’ignorance et il aurait pitié pour ses anciens compères.

Il déciderait alors de retourner dans la caverne pour les alerter. Mais étant maintenant confus par l’absence de la lumière du soleil et par les échos, il ne parviendrait plus à les distinguer comme il le pouvait auparavant. Les prisonniers se moqueraient sans doute de lui et croirait qu’il fut aliéné en sortant de la caverne. Ils lui demanderaient ce qui lui est arrivé pour être aussi incapable, ou pour ainsi dire devenu fou. Peut-même seraient-ils en colère car ils lui reprocheraient d’être condescendant à l’endroit de la condition qu’ils partageaient jadis. S’ils pouvaient bouger, probablement même qu’ils le tueraient.

Comme on le voit, il s’agit donc d’une métaphore servant à distinguer entre d’une part les idées reçues, les jugements et les fausses croyances, bref ce que l’on désigne généralement par « opinion » et, d’autre part, le libre-examen, la connaissance et le savoir, la « vérité ». De tout temps, il fut aisé de se complaire dans les légendes urbaines, les théories du complot, la récitation de choses entendues autre part et beaucoup plus difficile, à l’inverse, de s’engager au moyen de la raison dans le libre-examen, la confrontation des points de vue, le recoupement des sources et des faits, bref dans l’activité rationnelle et philosophique. Depuis toujours, la raison a cherché à triompher de l’obscurantisme… et vice versa.

LA CAVERNE 2.0. : « MADE IN SILICON VALLEY »

Sauf qu’aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, ce n’est plus seulement une métaphore. Ceux qui redescendent dans la caverne pour nous prévenir sont ceux-là mêmes qui ont construit, qui ont imaginé depuis le tout début, qui ont fait le « design » de la caverne virtuelle. Nous porterons notre attention beaucoup sur Facebook, car l’entreprise détient le réseau Instagram et le service de messagerie WhatsApp. Nous utilisons donc « Facebook » pour désigner l’entreprise détenant plusieurs réseaux de partage, dits sociaux, et non uniquement Facebook l’application.

Il existe plusieurs exemples de personnes qui ont quitté les entreprises numériques de la Silicon Valley pour alerter le public des dangers de celles-ci. Un des plus éloquents est sans doute celui de Roger McNamee, présenté comme celui qui fut le mentor de Mark Zuckerberg, dès 2006, et qui avait lui-même investi avec enthousiasme dans l’aventure Facebook. Son livre, publié en 2019 et intitulé Facebook : La catastrophe annoncée[1] a créé une véritable onde de choc. Selon McNamee, si l’essor de la plateforme était, à ses débuts, motivé par des idéaux humanistes visant à réduire le temps et l’espace entre les individus, elle s’est rapidement transformée en une machine cherchant à faire de la casse. Son slogan à l’époque, nous révèle McNamee, était littéralement de « bouger vite et de casser des trucs » (move fast and break things).[2] L’ex-mentor a quitté l’entreprise lorsqu’il a constaté qu’elle devenait un monstre fou dont le modèle d’affaire traduisait une nouvelle forme de capitalisme sauvage, évoluant dans un espace totalement dérégulé, celui de « l’économie de l’attention » et des « déversements toxiques de données personnelles ». L’auteur alerte maintenant le public et l’encourage à réclamer des politiques fortes pour encadrer l’activité des géants du numérique et le commerce des données qu’il qualifie d’intimes. Il s’agit d’un réel danger pour la démocratie, comme les déversements massifs de déchets pétrochimiques représentaient jadis un immense danger pour la préservation de l’environnement. Ces géants du numériques transforment radicalement notre vie et notre environnement et nous devons adapter nos cadres politiques et juridiques à ces nouvelles réalités. Il en va de la démocratie et de notre bien-être collectif.

Dans cette perspective, un des problèmes – du moins potentiel – est qu’avec les réseaux sociaux nous perdons la « gradation » du monde réel, ce qui représente dirions-nous, une perte épistémique sèche ou, en d’autres mots, une « incapacitation » progressive de nos facultés rationnelles et de notre volonté, notamment en ce qui a trait à la recherche de connaissances et de vérité. La réalité et le contact avec celle-ci perdent de leur valeur. Comme dans l’allégorie de la caverne, nous prenons pour folles et fous celles et ceux qui nous disent que tout cela n’est qu’illusion et la vraie vie, la vérité, la connaissance du souverain Bien se trouvent à l’extérieur.

Grâce aux connaissances issues des domaines comme la psychologie et les sciences cognitives, il est désormais possible pour les agitateurs d’images de savoir nous garder captifs et de nous faire oublier les chaînes que nous portons, c’est-à-dire ces chaînes elles aussi 2.0. qui acheminent nos informations dans le marché des échanges ou spéculent celles et ceux qui veulent profiter de notre condition de prisonnier – aussi volontaire celle-ci puisse-t-elle sembler.

C’est cette addiction en quelque sorte dématérialisée, cet état de captivité au fond de la caverne virtuelle, qui accapare notre attention, notre « temps de cerveau disponible », et qui nous infantilise en nous rendant incapable de comparer objectivement la fonction d’utilité de notre « moi-maintenant » avec celle de notre « moi-futur ». Il y a un conflit entre ce que l’on appelle nos volitions de premier et de second degré. C’est-à-dire entre ce que nous désirons, ici et maintenant, étant soumis à des stimuli divers, notamment ceux qui nourrissent notre addiction ; et ce que nous voulons de manière plus détachée, rationnelle, pensé dans la durée. Autrement dit, face aux arguments rationnels des gens comme McNamee qui nous invitent à sortir de la caverne virtuelle des grands réseaux sociaux, ces derniers mobilisent des moyens technologiques cherchant à court-circuiter notre pensée rationnelle pour nous rendre prisonniers de l’instant, accros aux likes et nourrissant le modèle d’affaire de cette nouvelle économie de l’attention – et qui nourrit à son tour le marché juteux des données personnelles dont nous acceptons l’utilisation, comme un junkie paie son dealer de manière récurrente pour pouvoir goûter à l’ivresse du déferlement de dopamine dans son cerveau. Plus nous passons de temps sur Facebook, plus l’entreprise accumule des données à notre sujet et peut ainsi vendre à la fois celles-ci et notre temps de cerveau disponible à des agitateurs d’images qui cherchent à nous cibler avec une précision quasi militaire. L’économie de l’attention est en fait le perfectionnement des mécanismes nous plaçant dans la position des prisonniers de la caverne imaginée par Platon lorsque ceux-ci refusent de quitter leur situation.

Un premier élément est donc d’ordre psychologique : nous ne pouvons pas ignorer que les mécanismes primaires de la récompense sont activés avec des fonctions comme le « j’aime », le commentaire ou le partage dans le but de nous garder captifs et de nous faire vouloir demeurer dans la caverne. Cela est rendu possible puisque nous acceptons de transmettre nos informations intimes aux créateurs de la caverne, qui eux les revendent ensuite aux entreprises, ces agitateurs d’icônes et de marques. Dans le modèle d’affaire de la caverne, ces derniers sont désormais des clients qui achètent en théorie de l’espace publicitaire aux patrons de la caverne, mais en pratique se positionnent dans l’économie de l’attention et du temps de cerveau disponible. Celui-ci est d’autant plus intéressant à acheter puisqu’en accédant à vos informations, on peut cibler quels types d’ombres vous préférez voir sur le mur de la caverne devant vous. C’est un cycle qui s’autoalimente puisque plus vous passez de temps sur la plateforme, plus vous contribuer à rendre votre expérience unique et personnalisée. La dimension psychologique des réseaux sociaux vise à nous conforter en quelque sorte dans notre individualisme, par des moyens de pointe parvenant à nous faire désirer rester dans cette vision virtuelle du monde.

Un second élément mérite également qu’on s’y attarde si nous sommes préoccupés par les manières dont les réseaux sociaux transforment nos vies est leur dimension politique. Facebook peut aujourd’hui se vanter d’être une « communauté » qui ne connaît pas de frontières, comme un proto-demos mondial, peut-être pas encore totalement global mais très certainement globalisé et à certains égards globalisant.

On pourrait nous objecter que cette vision frôle la théorie du complot ou du moins de donner plus de pouvoir politique à la Silicon Valley qu’elle n’en a vraiment. Or, les états eux-mêmes sont confrontés à cette réalité et en ont une lecture similaire. Certains sont tout simplement trop faibles pour pouvoir réagir. D’autres tentent de juguler avec les nouveaux pouvoirs que sont les multinationales et particulièrement celles du numérique. C’est le cas par exemple du Danemark, qui a nommé depuis quelques années un ambassadeur « tech » dans la Silicon Valley. Celui-ci se nomme Casper Klynge et sa réponse lorsque l’on lui demande pourquoi nommer un ambassadeur à la Silicon Valley est édifiante : « Le gouvernement a pris acte qu’en 2018, la technologie influence non seulement nos comportements individuels mais aussi les relations internationales. Certaines entreprises des nouvelles technologies sont devenues des organisations très puissantes qui influencent les lois et les relations internationales ».[3] La prise de conscience de l’émergence de ces nouvelles formes de pouvoir est préoccupante pour les états en raison de la manière dont ces entreprises modifient la vie de leurs citoyens, de leurs habitudes les plus intimes jusqu’à la manière dont ils se mobilisent de manière plus ou moins démocratiques selon les cas.

La récolte de données en continu est une source de pouvoir capitale en raison de son importance stratégique. C’est pourquoi des outils comme Facebook sont constamment utilisés à des fins de récupération tantôt politique en soi, tantôt pour les renseignements qu’ils contiennent. D’abord, sur le plan strictement politique, nous avons observé ces dernières années l’importance grandissante des réseaux sociaux dans les processus démocratiques comme élections américaines, britanniques, belges et autres. Une variable qui nous permet d’appuyer cette lecture est le budget dépensé par les partis politiques sur les réseaux sociaux en période de campagne électorale. Par exemple, aux dernières élections en Belgique, le tristement célèbre Vlaams Belang est le parti qui a dépensé le plus sur Facebook, notamment en ciblant les 18-24 ans, et il est aussi le parti qui a connu la plus forte croissance en termes de gains (pourcentage de votes et nombre de sièges). C’est là qu’on voit que le perfectionnement des mécanismes de ciblage dans la projection des ombres sur le « mur » de la caverne, donne des résultats. Il faut donc prendre conscience de l’espace que cela permet désormais aux réseaux sociaux d’occuper dans le champ de bataille de la politique partisane traditionnelle. C’est pourquoi nous avons vu Mark Zuckerberg être interrogé tant en Europe qu’aux États-Unis, avec la désormais célèbre tirade de la star montante du parti Démocrate américain, Alexandria Ocasio-Cortez.

Les dangers que représentent Facebook et les autres grands réseaux sociaux se manifestent aussi par l’ingérence qu’ils permettent à des acteurs étrangers d’interférer dans le processus démocratique interne d’autres états. Les exemples ne manquent pas non plus, à commencer par le « blockbuster » qu’a été la saga Trump-Russie aux USA.

Le danger en termes de récolte d’information est que nos données personnelles soient récupérées par les États, notamment les États-Unis qui peuvent contraindre, pour des motifs de sécurité nationale, les entreprises qui ont leurs sièges sociaux dans la Silicon Valley à « partager » leurs informations. Le potentiel et les pratiques d’instrumentalisation de ces outils par les États à travers des programmes comme ceux de la NSA sont absolument alarmants, comme cela a été dénoncé par Edward Snowden – qui en avait d’ailleurs témoigné au Festival des Libertés en 2014. Cela n’est pas anodin. Car le caractère global de Facebook permet en quelque sorte aux agences de renseignement américain de poursuivre – plus ou moins légalement ou moralement – un objectif d’extra-territorialisation de leurs compétences. Les questions de droit à la vie privée prennent une autre ampleur lorsque des puissances extérieures à votre état peuvent accéder à vos données. On peut par exemple se demander ce que peuvent la Belgique ou l’Union européenne face au rouleau compresseur des pratiques impérialistes américaines, qui bénéficient des renseignements stockés sur des serveurs appartenant à des entreprises domiciliées dans la Silicon Valley. À ce compte, le dédoublement des ambassadeurs semble une stratégie qui risque de vite se buter à la realpolitik des relations internationales.

CONCLUSION

Si donc au départ Facebook cherchait à construire une grande communauté humaniste ne connaissant pas de frontières, on s’aperçoit que la plateforme a aussi servi, principalement en raison de ses capacités à se positionner sur le marché de l’économie de l’attention, à diviser et à isoler les individus.

Les réseaux sociaux sont, au final, en quelque sorte une caverne virtuelle, mais qui, paradoxalement, incarne une matérialisation, d’une forme nouvelle, de l’allégorie originale de Platon. D’un côté, ils permettent – ou du moins facilitent – des actions communautaires, des mouvements citoyens de grande ampleur ou l’abolition des frontières à la solidarité. Il y a donc un potentiel énorme pour révolutionner notre rapport à l’espace et au débat publics. C’est important de souligner le positif pour nuancer notre propos et ne pas brosser un portrait dogmatique de la situation. N’en demeure pas moins que ces mobilisations peuvent être monitorées si elles utilisent Facebook et les autres grands réseaux, comme Twitter. D’un autre côté, ces outils peuvent, et sont, utilisés de manière totalement dérégulée et apparaissent parfois comme un far west politique permettant à des acteurs obscurs de s’attaquer à nos démocraties et de nous prendre pour cible individuellement.

Bref, la stratégie américaine consistant à mener une guerre idéologique au moyen, notamment, de stratégies de « soft-power » en diffusant sa culture, principalement à travers son cinéma se renouvelle avec notre consentement – la Silicon Valley apparaît ainsi comme la version 2.0. de sa voisine, Hollywood. Aujourd’hui, c’est à travers le côté « cool » des entreprises de la « tech » que nous incorporons des mots comme « selfie », « like » ou encore « post ». C’est devenu le langage de ceux qui choisissent d’embrasser leur situation de prisonnier d’une caverne qui tend à uniformiser les ombres projetées sur son mur, devenu aujourd’hui le wall uniformisant de Facebook. Ne soyons plus naïfs envers ce qui se cache derrière ce petit pouce en l’air bleu.


[1] Version française du titre original « Zucked… Waking up to the Facebook catastrophe ».

[2] https://dailygeekshow.com/facebook-catastrophe-annoncee-livre-roger-mcnamee/

[3] « Un ambassadeur dans la Silicon Valley pour ‘conserver du pouvoir à l’ère du numérique’ », Le Monde, 6 juin 2018. https://www.lemonde.fr/pixels/article/2018/06/06/un-ambassadeur-dans-la-silicon-valley-pour-     conserver-du-pouvoir-a-l-ere-du-numerique_5310352_4408996.html

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