PAIR-AIDANCE – VERS L’ÉMANCIPATION DES ÉQUIPES ET DES PERSONNES ACCOMPAGNÉES

par | BLE, JUIN 2021, Social

Mettre le bénéficiaire au centre des actions. Cela ressemble à une injonction péremptoire face à laquelle les travailleurs et les équipes se sentent parfois démunis. Comment y arriver dans des situations où le manque de temps et de moyens réduit parfois à peau de chagrin les moments d’interaction ? Dans ces situations, l’apport d’un pair-aidant peut s’avérer utile, voire libérateur.

Les pairs-aidants apportent soutien et accompagnement à leurs pairs : des personnes qui vivent des situations semblables. On les retrouve dans de nombreux domaines où les éléments de vie ont laissé des traces, parfois indélébiles, dont il est difficile de se relever : santé mentale, addictions, exclusion sociale, précarité…

En Belgique francophone, il n’y a pas si longtemps, la pair-aidance était très peu connue. Elle fait aujourd’hui l’objet d’un intérêt croissant de la part des pouvoirs public ainsi que des secteurs de l’accompagnement et du soin. Du côté des institutions de ces secteurs, cela bouge également. Au cours de la dernière année, sept pairs-aidants ont été recrutés, principalement à Bruxelles. On est passé d’une interrogation : “Qu’est-ce que la pair-aidance” à la formulation d’une envie : “Comment nous préparer à intégrer un pair-aidant ?”.

Mais des obstacles subsistent. Certains perçoivent spontanément l’expertise que peut apporter un pair-aidant dans la création du lien avec les bénéficiaires ; d’autres s’interrogent encore et se montrent frileux, souvent faute d’une information correcte sur la pair-aidance et la manière dont elle peut se déployer au sein d’une équipe de travailleurs professionnels.[1]

Depuis septembre 2020, une équipe est chargée d’accompagner les institutions qui se lancent. Elle offre ses services à Bruxelles et maintenant en Wallonie. Ce projet a été mis sur pied à l’initiative d’En Route et du Smes (Santé mentale et exclusion sociale).[2] Il rencontre une vraie demande. Dix équipes francophones et deux équipes néerlandophones ont d’ores et déjà demandé à être accompagnées dans le recrutement d’un pair-aidant.

D’autres obstacles, plus structurels, sont également bien identifiés. Ils ont principalement trait à la professionnalisation des pairs-aidants, à la capacité des équipes à orienter leurs pratiques vers le rétablissement et à la volonté des pouvoirs publics de soutenir un mouvement qui met les personnes en rétablissement au cœur des politiques du social et de la santé.[3] Les acteurs y travaillent, mais il reste du chemin pour assister à l’éclosion de la pair-aidance dans l’ensemble du système et plus seulement auprès d’acteurs pionniers.

Se rétablir, c’est reconquérir ce qui nous appartient déjà : la vie”, Stéphane, pair-aidant.

Le rétablissement, c’est le chemin parcouru par une personne qui se remet des traumatismes subis et retrouve une vie qui a du sens, dans laquelle elle peut s’épanouir et ce malgré les stigmates du passé ou les symptômes de la maladie qui peuvent subsister. La philosophie du rétablissement est donc différente du modèle médical qui vise la stabilisation ou la guérison. Par sa dimension temporelle, le rétablissement dépasse les besoins en intervention d’urgence pour la réduction des risques liés à l’exclusion sociale ou à la consommation de produits psychoactifs.[4]

FAIRE LE POINT SUR LES EXPÉRIENCES ET LES PERSPECTIVES

La pair-aidance s’inscrit dans le mouvement des pratiques participatives et d’auto-support. Elle n’est pas neuve. On peut supposer que, dès les origines de l’humanité, des personnes ont aidé leurs semblables en puisant dans leur expérience de situations dramatiques. Plus récemment, l’évolution de la pair-aidance s’ancre dans l’expérience personnelle de certains groupes : alcooliques anonymes, membres de groupes d’entraide et de mouvements d’usagers tels les survivants de la psychiatrie aux Etats-Unis, qui, allant à l’encontre de l’approche du soin de l’époque, ont, fin des années 1960, réclamé un renversement du pouvoir au bénéfice des patients, et des soins plus proches de leurs besoins.

Dans les pays anglo-saxons, c’est au début des années 1990 que des pairs-aidants ont été intégrés, en tant que professionnels, dans des équipes de l’accompagnement et du soin5. Ce passage de l’entraide à la pair-aidance professionnalisée marque un véritable tournant que nous sommes ici seulement en train de prendre. Et, pourtant, des modèles utilisés en Belgique, tels le Housing First ou les équipes mobiles en soins psychiatriques, ont fait l’objet d’un consensus international et prévoient, tous deux, la place de pairs-aidants dans les équipes.

La situation va évoluer rapidement à mesure que les expériences de terrain se multiplient et mettent en lumière les facteurs de réussite et les obstacles rencontrés. Le cycle “pair-aidance et pratiques participatives” porté par En Route, le Smes, le Réseau Nomade6, avec le soutien de Bruxelles Laïque, y contribue largement.

Mais sur le terrain, les interrogations subsistent. Le seul fait d’intégrer un pair-aidant comme collègue soulève un grand nombre de questions au sein des équipes : comment considérer comme collègue un ancien bénéficiaire (et inversement) ? Sera-t-il suffisamment solide pour résister à la pression du métier ? Des situations ne risquent-elles pas de le renvoyer à des souvenirs traumatiques et le fragiliser ? Comment articuler son apport avec nos pratiques ? Ne va-t-il pas prendre ma place ? Qu’est-ce qui fait sa spécificité ?

Pour y répondre, il convient de revenir à la base de ce qui fait un pair-aidant et de ce qui constitue ses outils : son parcours de rétablissement et les enseignements qu’il en a tirés. On peut se remettre de nombreux chocs : deuils, perte de travail ou séparation… Mais il y a des ruptures qui se transforment parfois en situations chroniques. Elles impactent durablement et négativement la vie : perte de statut social, crises de bipolarité, exclusion sociale, perte de repères, consommation de substances toxiques… Il ne s’agit pas seulement de s’en remettre, mais de se rétablir. C’est-à-dire retrouver une vie épanouissante et qui a du sens malgré les traces, les symptômes ou limitations qui peuvent subsister.

On parle dans ce cas de “savoirs expérientiels”. Ils recouvrent différentes dimensions. Le premier savoir tient à la compréhension de sa condition : mécanismes des addictions, causes des crises de santé mentale et des rechutes, effet boule de neige du surendettement… Qui mieux que soi-même pour rendre compte de sa propre condition ? Le deuxième savoir tient au parcours de rétablissement. Le chemin n’est pas une longue ligne droite, les étapes franchies, les retours en arrière, les raccourcis sont autant de balises qui émergent à mesure qu’on évolue vers plus de lumière dans sa vie. En chemin, il faut mobiliser ses ressources. Le pair-aidant a développé sa boîte à outils pour aller mieux, gérer les crises, travailler sur son insertion sociale. Enfin, le pair-aidant a aussi mobilisé des ressources externes, soutiens formels et informels. Sa connaissance des services et sa capacité à naviguer au sein du réseau font partie des savoirs cultivés par les pairs-aidants.

Le fait d’être passé par des moments de rupture ne confère pas automatiquement un savoir pour le pair-aidant. Plusieurs conditions doivent être rencontrées. Tout d’abord, la capacité à mettre son parcours en perspective, en percevoir les méandres, les moments cruciaux, mais aussi la capacité à pouvoir en parler dans un état émotionnel confortable. Cet exercice d’introspection et de prise de distance est fondamental pour le pair-aidant qui devra aller puiser dans cette expérience pour faire son travail. Ensuite, on observe que, même si les chemins de rétablissement sont très personnels, il existe des points communs, voire des constantes entre les parcours. En se formant et en confrontant son propre savoir à celui des autres, cela l’enrichit et le valide pour en faire un outil d’aide pour ses pairs.

Le pair-aidant, c’est son expérience qu’il apporte, le vécu au premier rang du chaos de la vie et ce qu’il en a fait”. Claire, responsable d’équipe.

Pour pouvoir aider, le pair-aidant a besoin d’entrer en relation. Cette relation est facilitée par la qualité de pairs qui se reconnaissent comme tels.

Toi au moins tu me comprends, tu sais ce que je veux dire”. Didier.

Il n’est pas nécessaire d’avoir vécu exactement la même situation pour être pair, mais il est indispensable de connaître des contextes suffisamment communs pour que cette identification réciproque puisse avoir lieu et que le pair-aidant puisse être reconnu comme légitime dans sa proposition d’aide.

Le premier impact du pair-aidant est l’espoir qu’il suscite. Par sa seule présence, il incarne le fait qu’il est possible d’aller mieux et de reconstruire sa vie.

Si tu y es arrivé, il y a de bonne chance que moi aussi”. Martine.

Par le partage de son parcours et de ses ressources, le pair-aidant peut être inspirant. Il permet aux personnes qu’il accompagne de se projeter, d’explorer leurs forces, de mesurer les étapes, de prendre conscience des obstacles et des raccourcis. Il peut aussi susciter et soutenir l’envie émancipatrice de reprendre une place de citoyen, qui contribue à la vie de sa communauté.

Les effets positifs du travail avec un pair-aidant ont été étudiés au niveau international : baisse de l’auto-stigmatisation, amélioration de l’estime de soi, meilleur recours aux services, augmentation de l’autonomie, espoir sont régulièrement cités. Des études ont également montré que travailler avec un pair-aidant en santé mentale pouvait réduire la longueur des hospitalisations et leur fréquence, générant ainsi des économies financières pour le système des soins de santé.[7]

Et pour les équipes ?

Les pairs-aidants n’ont pas le monopole de la souffrance” s’exclame Manon, éducatrice.

C’est vrai. Chacun apporte avec lui ses expériences qui motivent et colorent l’exercice d’un métier. Si un travailleur décide de livrer une partie de lui, il ne le fera généralement pas ouvertement, en personnalisant le propos. Dans de nombreuses écoles, on travaille la distance (thérapeutique) qui serait garante de l’objectivité du travail et du respect de la personne accompagnée. Ces ressorts et les outils employés par des travailleurs sociaux et du soin ne sont généralement pas énoncés ou mis en avant. Pour le pair-aidant, il en va autrement. Son parcours de rétablissement et les savoirs qu’il en a tirés sont volontairement et explicitement partagés.

Ces façons de faire (et les savoirs qu’elles mobilisent) ne s’opposent pas. Elles sont au contraire très complémentaires.

Marc vit avec la schizophrénie. Il avait du mal à voir arriver les crises. Sa référente lui a proposé de venir me parler. Nous avons examiné ensemble mon plan de crise et travaillé à élaborer le sien. Puis Marc a présenté le résultat à sa référente afin qu’elle puisse apprendre à mieux le connaître et intégrer ces informations dans son suivi. A partir de ce moment, selon les souhaits de Marc, nous avons travaillé en trio”, Stéphane, pair-aidant.

Le pair-aidant est un traducteur du langage des uns et des autres, un pont de communication et une corde en plus à l’arc des travailleurs pour les aider à encore faire mieux leur boulot. Ce travail en triangulation illustre bien la position du pair-aidant : un membre de l’équipe et aussi un pair. Une position que tous doivent s’atteler à sauvegarder dans sa spécificité.

Un rôle que le pair-aidant peut également jouer au bénéfice des équipes est d’atteindre les publics éloignés de l’offre de services. En s’appuyant sur sa capacité à identifier ses pairs et à créer du lien, il peut encourager le recours à l’aide existante. Il n’est pas rare que, ce faisant, le pair-aidant, contribue à “réconcilier” certaines personnes avec un système qui les a malmenées. Ce rôle est précieux. En effet, dans certains métiers du social et du soin, sans lien, il n’y a pas moyen de faire son travail et encore moins de mettre les personnes accompagnées au centre.

En aidant les équipes à encore mieux faire leur métier, à mieux comprendre les besoins et y répondre, le pair-aidant peut aussi être vecteur d’espoir pour les travailleurs. Trop souvent “le nez dans le guidon”, confrontés à des situations de crise ou chroniques, ne voyant pas l’ensemble des parcours, certains constatent que le pair-aidant est aussi un vecteur d’espoir pour eux. Ils peuvent toucher du doigt ou à tout le moins entrevoir le résultat et le sens de leur investissement et cultiver une forme d’émancipation.

Pour moi, un pair-aidant, c’est une perspective différente, un angle de vue enrichissant, hors du “carcan” habituel des professionnels de santé”, une psychologue.

VERS UNE PROFESSIONNALISATION

Un des enjeux majeurs pour le futur de la pair-aidance est sa professionnalisation. Celle-ci n’est pas forcément signe de travail rémunéré, mais d’une exigence de professionnalisme pour travailler en accord avec les valeurs et les pratiques des équipes au sein desquelles ils travaillent. Une formation à la pair-aidance existe à l’Université de Mons. Elle couvre les champs de la santé mentale, des addictions et de la précarité. Elle permet aux pairs-aidants de faire de leur rétablissement un véritable outil de travail, de développer des ressources et un réseau selon une pédagogie de co-construction. On n’y apprend pas à être pair-aidant. Cette formation ne constitue cependant pas un passage obligé, mais plutôt un gage que les pairs-aidants ont identifié les balises nécessaires à l’exercice de leur métier, comme salarié, bénévole ou indépendant.

Pour être et rester pair-aidant, il convient de cultiver son identité pour faire “contre- poids” face au risque d’acculturation. Il y a en effet un risque de s’approprier le langage, voire la posture des autres professionnels. Un glissement qui peut être insidieux et miner la position spécifique de pair-aidant.

Pour répondre à cela, plusieurs institutions proposent des intervisions aux pairs-aidants en activité. Ce sont des moments où les pairs-aidants ont l’occasion de confronter leurs pratiques, de réfléchir ensemble à des questionnements qui émergent de leur activité sur le terrain et de renforcer leur réseau de soutien. Pour y participer, les pairs-aidants peuvent se tourner vers l’Université de Mons, le Smes et En Route.

L’ASBL En Route existe depuis 2014. Elle fait la promotion de la pair-aidance et fédère les pairs-aidants actifs en Belgique francophone. Actuellement, elle compte près de 30 pairs-aidants actifs dans ses instances, bénévoles ou salariés. Elle travaille sur les questions du statut, du financement de la pair-aidance, notamment au sein d’un groupe de travail fédéral “experts du vécu”. Sur le terrain, En Route sensibilise, informe et anime le réseau des pairs-aidants : les réunions offrent l’occasion de réfléchir au métier, de cultiver l’identité de pair-aidant et de développer des projets spécifiques tels que la cartographie des expériences de pair-ai- dance. En Route désire en outre que ces réunions soient également ouvertes à d’autres professionnels et, plus large- ment, à toute personne qui s’intéresse à la question de la pair-aidance afin de favoriser l’expression des points de vue et attentes réciproques entre professionnels et pairs-aidants. Le résultat est une rencontre des acteurs qui tracent la route pour le déploiement de la pair-aidance à plus large échelle.

Pour y arriver, il convient de renforcer les pratiques résolument orientées vers le rétablissement des personnes accompagnées. En effet, si les équipes et institutions sont convaincues qu’elles œuvrent au rétablissement de celles-ci, alors il leur paraîtra normal de s’adjoindre les compétences d’une personne qui s’est elle-même rétablie : un pair-aidant.


[1] La pair-aidance en Fédération Wallonie-Bruxelles, état des lieux et guide méthodologique, Allart et Lo Sardo, 2019

[2] Smes : Santé mentale et exclusion sociale www.smes.be et En Route : www.pair-aidance.be

[3] Pair-aidance en santé mentale, une entraide professionnalisée, Cellard et Franck, 2020, Elsevier.

[4] Pour des usagers de la psychiatrie acteurs de leur propre vie, rétablissement, inclusion sociale et empowerment. Tim Greacen, Emmanuelle Jouet, 2019, Erès.

[5] Peer Support Practice in Aotearoa New Zealand, Scott, Doughty et Kahi, University of Canterbury, March 2011

[6] Réseau Nomade : reseaunomade.be

[7] One-to-one peer support by and for people with lived experience. WHO QualityRights guidance module, 2019


Image : © photo Tim Mossholder – unsplash.com

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