Une des façons de transposer les logiques managériales dans le monde du travail social est d’y augmenter la division du travail, de cloisonner les domaines de compétences et de rendre le schéma de travail plus procédural. Les conséquences tant pour les travailleurs sociaux que pour les usagers du travail social ne sont pas anodines. Nous avons demandé à un travailleur de CPAS de nous décrire cette réalité dans son contexte de travail. Il nous répond anonymement.
Dans mon milieu, celui des CPAS, donc de la fonction publique, tout le cadre de travail est régi par des procédures. Nous sommes de plus en plus amenés à hyperspécialiser nos fonctions, alors qu’à la base, je devrais rester dans une aide plus générale. Cela est dû selon moi à une précarisation croissante de la société qui génère une demande d’aide de plus en plus importante. Donc, face à cette situation, une organisation structurelle parait indispensable parce qu’il faut un minimum d’organisation. Nous sommes dans un Etat de droit où toute personne a des droits à ceci ou cela, mais doit également rendre des comptes en termes de responsabilités personnelles. Mais les usagers sont parfois perdus dans ces procédures.
De plus en plus, il est question de rendement lors de nos évaluations individuelles. C’est quelque chose de toujours interpellant dans le domaine social parce qu’il est difficile d’évaluer un rendement en terme quantitatif. Le travail social requiert de la patience, une attention suffisante à la personne. Nous sommes censés tout faire pour la pousser vers une autonomie et ne pas la laisser s’enliser dans un système d’assistanat. En tant que travailleur, l’impératif de rendement génère chez moi un inconfort lié à une frustration permanente de ne pas pouvoir faire mon métier en mettant l’humain au centre.
Ces réalités de travail font que dans mon secteur nous avons un grand “turn over”, un changement d’effectif régulier. Beaucoup de travailleurs quittent car c’est un travail physiquement et mentalement difficile.
Notre organisation hiérarchique fait aussi qu’un supérieur est complètement déconnecté de la réalité du terrain et devient donc pour nous un obstacle de plus à surmonter plutôt qu’un soutien efficient. Nous sommes parfois en décalage complet en termes de demande de résultat. Par exemple, quand on me demande d’envoyer un recommandé très compliqué où doivent apparaître tous les articles de loi qui réfèrent à telles obligations pour une famille de primo-arrivants qui maîtrisent à peine l’anglais.
La législation paradoxalement complexifie et alourdit notre boulot sur le terrain. Les gens ont aujourd’hui des possibilités de recourt contre tout. Par exemple, le droit scolaire régit presque toutes les situations. Si cela peut parfois être un renforcement de la protection des individus, il y a des dérives. C’est enlever le pouvoir de certains acteurs : les parents, l’école… des gens qui pouvaient s’entendre en dialoguant, par médiations. Les gens maintenant saisissent tout de suite la justice. On est dans quelque chose de plus en plus complexe. Je travaille aujourd’hui en ressentant beaucoup plus le poids de mes responsabilités. Quand j’ai commencé il y a quinze ans, il y avait déjà beaucoup de surcharge administrative, mais jamais avec le niveau atteint aujourd’hui. Tu prends par exemple les titres de séjour, aujourd’hui il existe une multitude de typologies à maîtriser.
Je suis un travailleur de terrain et on me demande de rendre des avis synthétiques et rapides par rapport à des situations très complexes. J’aurais tendance à réorienter vers des services qui prennent plus le temps de travailler avec l’aspect “humain”.
L’hyperspécialisation dans le travail à laquelle nous sommes tenus de nous adapter peut se transformer en problème. Nous entrons dans une logique de division du travail de plus en plus grande, dans le cas où la machine se grippe, où la collaboration entre les différents services n’est pas optimale, c’est l’usager qui pâtit immédiatement. En effet, les personnes qui font appel au CPAS sont confrontées à plusieurs services et à des professionnels différents dans le cadre de leur dossier : un pour le logement, un autre pour l’insertion socioprofessionnelle etc. Plus personne n’a de vue global sur la situation d’une personne qui demande de l’aide. Et plus personne n’est en mesure d’apporter une aide adéquate face à la complexité et la singularité de la situation de chacun. Et tout cela est perçu comme une violence institutionnelle car l’accès à l’aide devient toujours plus ardu et compliqué.
Du côté des travailleurs sociaux, chacun est lié à un profil de fonction strict et limité. Cela limite la créativité et encourage la déresponsabilisation. Les dossiers font des parcours insolites, l’incompréhension règne tant chez les professionnels que chez les usagers. Cela crée beaucoup de frustration de part et d’autre, un sentiment d’injustice aussi et cela participe à la déstructuration des liens sociaux des usagers.