Le centenaire de la loi qui consacre, garantit et facilite l’exercice du droit d’association, n’a donné lieu à aucune célébration officielle en Belgique. Pour rappel, en 1921, le gouvernement belge reconnut, par la loi, le droit aux citoyens de pouvoir s’organiser sous forme d’associations en vue de mener des activités dont les finalités sociales, sans but de lucre, devaient être définies par les associés eux-mêmes. Il s’agissait là d’une avancée démocratique importante. On aurait pu penser que, 100 ans plus tard, les autorités allaient faire de cette date anniversaire un évènement marquant. Contre toute attente, aucune célébration ne fut envisagée. Le ralliement des autorités à l’idéologie du marché et l’approche managériale des problèmes sociaux expliquent peut-être cela ?
Désintérêt des autorités pour les 100 ans de la loi de 1921
Désintérêt surprenant dans la mesure où les associations ont suscité beaucoup d’intérêt de la part des pouvoirs publics au cours de ces 40 dernières années. Elles ont révélé des problématiques sociales pas encore (ou insuffisamment) prises en compte par l’État social. Elles ont assuré une implication citoyenne des habitants dans la vie sociale. Elles ont été impliquées et mobilisées dans nombre de politiques publiques dans le cadre de décrets, d’ordonnances, de contrats de quartiers, etc. Elles ont été enrôlées dans les politiques de résorption du chômage. Elles se sont professionnalisées et leur nombre a augmenté significativement entre 1980 et 2014. Les autorités avaient, semble-t-il, toutes les raisons de se féliciter de la place occupée par les associations dans la société.
Pourquoi, dans ces conditions, les autorités n’ont-elles pas fêté ce 100ème anniversaire ? S’agit-il d’une volonté de leur part d’occulter cette date ? Nous préférons, à ce stade, émettre l’hypothèse que l’idée de fêter cet anniversaire ne s’était pas imposée aux autorités comme une évidence.
D’abord, parce que l’ensemble des espaces de concertation, de co-construction des politiques sociales, qui faisaient partie intégrante du modèle social belge est, dans la pratique, de plus en plus mis à mal par des autorités. Celles-ci tendent à réformer la société sans trop s’encombrer d’interférences venant des forces sociales organisées. On se souvient des propos du ministre président de la Région bruxelloise devant les Chambres réunies le 20 juillet 2014 : la gouvernance de la Région « ne peut plus accepter que des couches intermédiaires viennent se mettre entre le politique et celle et ceux qui doivent exécuter nos décisions. (…) C’est ici – et nulle part ailleurs – que doit se construire l’avenir de Bruxelles ».
Ensuite, parce que cette loi était en passe d’être remplacée par le Code des Sociétés et Associations[1]. Faire évènement autour des 100 ans de cette loi aurait sans doute permis d’initier un large débat, à l’échelle de la société, sur le bien-fondé de la refonte du droit des asbl dans le nouveau Code des Sociétés et des Associations. Mettre en débat ce changement, c’était prendre le risque d’entraver l’adoption et l’entrée en vigueur de ce Code.
Faire le point sur l’état de l’associatif à l’occasion de cet anniversaire
Seuls quelques acteurs associatifs se sont étonnés de voir que rien n’était prévu pour fêter ce 100ème anniversaire. Ceux-là sont à la base de la création du Collectif21 (en 2019) dont les premiers objectifs étaient d’organiser autour du 100ème anniversaire non seulement un évènement festif, mais aussi et surtout des rencontres/débats sur des sujets liés à la place et au rôle des associations dans la société. Rejoint par plus de 50 associations, ce collectif a également publié un livre et coproduit un film.[2]
Nombre des problématiques abordées dans le livre et le film du Collectif21 n’ont pas surgi avec la création de ce collectif. L’introduction de pratiques inspirées du secteur marchand dans l’action associative et la tendance à la perte d’autonomie des associations par rapport aux pouvoirs subsidiant font régulièrement l’objet d’analyses pertinentes dans les publications associatives ou autres.
Perte d’autonomie et instrumentalisation de l’associatif
Au cours des 30 années d’après-guerre, les associations percevaient des subventions qui leur permettaient de mener leurs projets et de faire face à leurs coûts de fonctionnement. C’était l’association elle-même qui était soutenue. Au tournant du XXIe siècle, les modes de financement changent progressivement de nature. Le projet associatif n’est plus l’objet du financement mais bien les actions réalisées pour le compte des pouvoirs publics. Nous assistons dès lors à un renforcement de l’instrumentalisation des associations via l’attribution des subsides et le recours à la pratique des appels à projets. De plus, les subventions attribuées ne couvrent pas toujours l’intégralité des frais liés à la réalisation des actions considérées. Les actions et leurs financements sont par ailleurs limités dans le temps et assortis de conditions importantes à remplir avant, pendant et parfois après la réalisation des actions. Les associations spécialisées dans un type d’activité bien définie sont particulièrement fragilisées par la pratique des appels à projets. Ne disposant pas de sources de financement variés, elles peuvent voir leur existence menacée lorsque leur candidature n’est pas reprise à l’occasion du renouvellement de l’appel à projet.
L’instrumentalisation des associations a commencé dès les années 1980, lorsque celles-ci furent encouragées à augmenter le nombre de leurs salariés via l’embauche de travailleurs avec des contrats temporaires. Les associations étaient dès lors financées non pour leurs projets, mais pour leurs capacités à prendre part à la lutte contre le chômage.
Voies de pénétration de la logique marchande dans l’associatif
Début des années 2000, le passage de l’État social à l’État social actif (ESA) a eu pour effet, pour certains secteurs, d’accélérer l’introduction et l’installation de la logique marchande et gestionnaire dans leur pratique. Avec l’ESA, c’est la notion marchande du donnant-donnant, de la contractualisation qui tend à prévaloir dans les relations entre les travailleurs sociaux et leurs publics soumis aux politiques d’activation. Ces derniers se doivent d’adopter les comportements attendus pour continuer à percevoir leurs prestations sociales.
La marchandisation de l’action associative emprunte d’autres voies que celle de l’activation et ce sont les pouvoirs publics qui les créent et les rendent praticables. Avant de présenter quelques-unes de ces voies, revenons sur les modèles de pensée qui président à la conception et à la mise en œuvre des politiques publiques sociales, de santé ou d’emploi.
Les associations, en raison de leur ancrage dans toutes les composantes du tissu social de la société, peuvent identifier les besoins sociaux et, sur cette base, solliciter des moyens plus conséquents auprès des pouvoirs publics. Face au risque de ne pouvoir répondre à toutes ces demandes par manque de volonté et de ressources, les autorités tendent à reprendre la main en privilégiant la politique de l’offre sur celle des besoins. Plutôt que de privilégier le financement global d’un service d’accompagnement, elles peuvent choisir de ne financer que les prestations consommées effectivement par les personnes accompagnées. Cette approche prévaut de plus en plus dans le domaine des formations organisées par les associations. Les financements de ces dernières tendent dès lors à être conditionnés par le taux de participation aux séances de cours et par le volume d’heures hebdomadaires de cours dispensés. Ce type d’approche est de nature à fragiliser la position des associations dans les relations qu’elles entretiennent avec leurs publics (contrôler les présences, privilégier la forme sur le fond). Les petites associations ne disposant pas de ressources suffisantes en personnel ou en infrastructures ne peuvent, bien souvent, rencontrer l’ensemble des exigences des organismes financeurs. Cela permet aux pouvoirs publics de réduire l’offre (le nombre d’opérateurs de formation) et de concentrer les moyens engagés sur les organismes les plus à même de rentabiliser les moyens investis.
Les autorités peuvent œuvrer à la constitution d’un marché par le financement de clients potentiels comme c’est le cas avec les titres-services. Dès lors, des personnes disposant d’un certain niveau de ressources peuvent utiliser ces titres-services pour bénéficier d’une aide à domicile à moindre frais et cela par l’intermédiaire d’une asbl ou d’une entreprise privée de titres-service. Les conditions d’emploi y sont souvent mauvaises. Pendant ce temps, les services d’aide à domicile destinés à des personnes âgées, non solvables et en manque d’autonomie, peinent à se développer.
Les autorités peuvent également introduire la logique marchande dans le champ de l’action sociale en transformant les usagers en clients/consommateurs de services. Cela passe par exemple par l’attribution de chèques services ouvrant droit à consommer tel ou tel type de formation (chèque langue par exemple) auprès d’organismes agréés. Libre aux possesseurs de ces chèques de choisir l’opérateur qui leur convient le mieux. Les organismes de formation (asbl ou entreprise) se trouvent de fait mis en concurrence les uns par rapport aux autres.
En France, l’attribution d’Allocation Personnalisée d’Autonomie (APA) pour personnes âgées nous donne une illustration de cette avancée de la marchandisation. Si l’aide financière forfaitaire est peu élevée, libre aux prestataires de services d’étoffer leur offre en ajoutant des prestations supplémentaires, mais payantes. Dès lors, des opérateurs privés du secteur marchand vont pouvoir capter les publics les plus solvables et laisser aux opérateurs sous-financés le soin de servir les clients sans ressources, qui devront se contenter du service de base. Services de base qui, bien souvent, ne sont pas financés à la hauteur des coûts réels engagés et qui ne pourront pas être imputés aux bénéficiaires. Dans ce cas de figure, la part des coûts non financés pourra être masquée par des conditions de travail dégradées pour les salariés et/ou des frais de transport non pris totalement en charge par l’organisme employeur.
Détournement du sens de l’action associative
Le Code des Sociétés et Associations va, semble-t-il, encourager les associations à intégrer des activités commerciales en leur sein. C’est du moins ce qui ressort des propos tenus fin 2019 par un membre d’un cabinet ministériel (en charge de la conception d’un nouveau décret impliquant, entre autres, le secteur de la santé mentale), propos rapportés par Laure Morelli (asbl de conseils juridiques) lors d’une rencontre organisée le 20 février 2020 par le Collectif21. Voici ce qu’il déclare en substance :
« En santé mentale, l’enveloppe des frais de fonctionnement (loyers, électricité, papier, etc.) n’a pas été augmentée depuis longtemps ou, en tout cas pas suffisamment, pour couvrir les frais réels de fonctionnement. Le Code va inciter les associations à ouvrir leurs services à des heures qui seront accessibles et réservées à des personnes solvables qui ont un travail (en soirée ou le weekend). Ces personnes paieront non pas 5 euros la consultation, mais 50. Ces services, en faisant du commerce, vont pouvoir augmenter leurs rentrées financières. La demande existe, il faut attendre des mois pour avoir un rendez-vous dans les cabinets privés. Cela reste un service à la population, même si la population ici visée est différente de celle à laquelle le service s’adresse habituellement. De toute façon, les associations ne recevront pas plus, ou plus autant de subsides et, en faisant du commerce, elles auront moins besoin de ceux-ci. Cette incitation pourrait intéresser nombre d’associations qui, financièrement, commencent à prendre l’eau ».[3]
La figure de l’entrepreneur social
Les politiques sociales menées sous l’égide de l’État social (avant l’ESA) ont partie liée avec la question sociale. Il s’agissait, pour les associations et leurs salariés, de rencontrer l’altérité et de faire société « en travaillant au rattachement des individus ou groupes d’individus considérés comme étant en risque de désaffiliation vis-à-vis de l’ensemble social ».[4] Les actions financées par les pouvoirs subsidiants ne sont plus, depuis 25 ans, reliées à cette question sociale. Les problématiques sociales sur lesquelles elles portent ne sont plus problématisées et semblent exister en dehors des rapports sociaux dont elles sont (bien souvent) le produit. Au sein des structures associatives, l’emprise de la gestion et de la performance gagne du terrain et cela aboutit à remettre en question les savoirs et savoir-faire des travailleurs du social et à faire d’eux des exécutants agissant sous le regard de cadres intermédiaires qui veillent à ce que les objectifs de productivité soient atteints. Certains dirigeants d’associations peuvent être tentés d’adopter la figure de l’entrepreneur social qui est à même d’assurer, dans un environnement concurrentiel, le développement de « l’entité qui les a fait cadre-dirigeants ». L’emprise gestionnaire sur les activités peut également avoir pour effet « d’absorber complètement le registre politique des structures associatives ».
Mutualisation : « faire toujours plus avec toujours moins »
Désormais, les associations vont être invitées à se regrouper, à mutualiser leurs ressources. De la sorte, nous dit-on, elles pourront chacune se concentrer sur leur métier de base, elles gagneront en légitimité, seront davantage en capacité de se faire entendre des autorités. Or, même des grandes structures qui représentent beaucoup de monde sont de moins en moins écoutées par les autorités, à l’image des organisations syndicales. Il n’y a pas que le marché dans la vie ; pourtant, ce sont les autorités qui s’évertuent à étendre son emprise sur la société. Pas étonnant dans ces conditions qu’elles n’aient pas fêté les 100 ans de la loi de 1921.
[1] Le Code est entré en vigueur le 1er mai 2019 et les sociétés, associations et fondations avaient jusqu’au 1 janvier 2024 pour mettre leurs statuts en conformité
[2] Pour les références du livre « Cent ans d’associatif en Belgique » et du film « 2121 Hypothèses Associations », consultez le site du Collectif21 : www.collectif.be
[3] Voir le site du Collectif21.
[4] Les passages entre guillemets de ce paragraphe proviennent de Simon Heichette, « Les cadres salariés du secteur social et médico-social. Quand le managérialisme instrumentalise l’encadrement », Editions PUR (« Le lien social ») 2023, p. 197.