URGENCES ALIMENTAIRES. POURQUOI ET COMMENT S’ÉLOIGNER DE LA DICTATURE DES CORPORATIONS

par | BLE, Economie, Environnement, SEPT 2016

Vandana Shiva est une célèbre activiste et auteure dont l’engagement dépasse largement la sphère de l’agroécologie pour embrasser des causes diverses allant de l’éco féminisme au Tribunal Russel sur la Palestine. À l’occasion de sa venue au Festival des Libertés 2016, nous l’interrogeons ici sur le lien entre les urgences en Europe et ailleurs dans le monde.

DE L’INTERCONNEXION DES URGENCES

Le contexte social, politique et économique dans lequel nous vivons en Europe – et notamment celui de l’urgence humanitaire autour de l’accueil des migrants – nous oblige à questionner notre place dans le monde. Au lieu d’ériger des murs et tenter d’accroitre l’étanchéité de nos frontières, l’approche prônée par cette lauréate du Prix Nobel Alternatif nous invite à penser l’interconnexion entre les peuples et entre les êtres vivants non plus comme une utopie qui serait à construire mais bien comme une réalité dont le rejet nous plonge dans un état de guerre permanente.

Selon Vandana Shiva, il “y a un lien très étroit entre l’“urgence” en Europe et l’“urgence” dans les autres parties du monde. Nous avons démontré comment tout cela est connecté dans notre manifeste Terre Vivante” dont voici un extrait : “… les crises sont interconnectées et ne peuvent être traitées de manière isolée : les sols, la terre et son accaparement, l’agriculture, le changement climatique, le chômage, les inégalités économiques grandissantes et l’accroissement de la violence et des guerres. Partant de l’approche actuelle, linéaire et extractive, pour aller vers une approche circulaire basée sur des échanges réciproques, ce manifeste propose un nouveau paradigme pour une Nouvelle Agriculture, une Nouvelle Economie Circulaire propices à semer les graines de la justice, de la dignité, de la durabilité, de la paix et d’une véritable Nouvelle Démocratie.

Concernant la question de l’afflux des réfugiés syriens, son approche holistique insiste donc sur la nécessité d’intégrer des facteurs climatiques et écologiques aux lectures géopolitiques. “Ce phénomène [l’afflux de candidats syriens à l’asile] s’explique par trois interventions de l’Occident impliquant ces facteurs :

  1. Un modèle de Révolution Verte non-durable qui a détruit la biodiversité pour créer des monocultures, exploiter l’eau et créer de la sècheresse dans le Croissant Fertile – tout comme elle a asséché le Punjab, en Inde.
  2. Une industrialisation basée sur les combustibles fossiles, y compris dans l’industrialisation de l‘agriculture (contribuant à 50% de la production des gaz à effet de serre modifiant le climat) qui a pour conséquence d’aggraver la sècheresse créée par la Révolution Verte.
  3. L’instrumentalisation du déplacement d’un million de paysans dû à la sècheresse et aux mauvaises récoltes de 2009 à des fins d’intervention militaire.

Sans reléguer au second plan les fondements historiques, géopolitiques et stratégiques d’un tel mouvement de population, la nécessité d’inclure la dimension écologique dans le tableau – quitte à le complexifier – nous semble dorénavant une évidence si nous souhaitons envisager des solutions durables à ce conflit.

Vandana Shiva nous met également en garde à propos d’un autre phénomène résultant de ce conflit : “actuellement, la peur des réfugiés est devenue le trait dominant en Europe. Les politiciens nourrissent cette peur pour récolter des voix. Le Brexit n’est que le début”. Derrière cette dérive populiste se cache un besoin légitime des peuples d’Europe d’une Nouvelle Démocratie, telle que définie dans le manifeste Terre Vivante :

Dans ce contexte de globalisation et de libre échange, la démocratie représente de plus en plus les intérêts des entreprises et l’État devient lui-même de plus en plus une entité de ces entreprises. Le lexique de privatisation, de croissance et de libre échange est utilisé pour démanteler l’État providence et l’accès des peuples aux droits essentiels que sont la santé et l’éducation, le droit au travail, et à la sécurité, droits que les mouvements démocratiques du siècle dernier ont institutionnalisés. La transformation d’un État souverain à un État au service des entreprises est une menace pour la démocratie qui est censée être “du peuple, par le peuple, pour le peuple”.

La “liberté” est aujourd’hui un terme très contesté. Les citoyens se réfèrent à la liberté du peuple de vivre et d’avoir accès aux moyens de subsistance, comme avoir accès aux ressources vitales : les semences, la nourriture, l’eau, et la terre.

Les multinationales, elles, définissent la liberté comme le libre-échange, appelé aussi mondialisation. Ces règles de « libre échange » donnent le droit à ces grands groupes de modifier et de privatiser nos biens communs que sont la terre, l’eau et les semences. Ce faisant, ils détruisent la liberté de la Terre et sa communauté, les cultures des peuples et leurs démocraties.

RELOCALISER ? SANS HÉSITER

À l’heure où, chez nous, en Europe, émergent des alternatives de relocalisation de l’économie, on peut se demander quel serait l’impact d’une réorganisation générale des modes de production sur les peuples du Sud, intégrés – souvent malgré eux – à une économie mondialisée, mais dépendants des revenus produits par ce système. Est-ce que la relocalisation de l’économie permettrait de créer des rapports plus justes entre les peuples et les communautés ?

Vandana Shiva n’hésite pas à nous confronter à nos rigidités : “L’idée que la relocalisation des économies aura un impact négatif sur le Sud est le résultat d’une mentalité qui se ferme.

Mais le changement des rapports Nord- Sud exige plus que de l’ouverture d’esprit. Il est question de rendre visibles toutes les formes d’exploitation, y compris celles qui passent souvent inaperçues : “Les pays du Sud souffrent de la dépendance de l’exportation des monocultures. Le prix des produits diminuant, la souveraineté alimentaire a été détruite. Les sols, la biodiversité, l’eau ont aussi bien été exportés avec les produits. Il est temps de relocaliser partout, au Nord comme au Sud. Le principe de la Relocalisation signifie que l’on cultive et que l’on produit localement ce qui peut l’être, ce qui est nécessaire localement. On n’importe que ce qui ne peut être produit sur place. Nous avons besoin d’amorcer le virage nous permettant d’abandonner la globalisation fondée sur les lois du marché dictées par les corporations telles que l’Organisation Mondiale du Commerce car nous constatons que les nouveaux traités – comme le TTIP[1] – empirent progressivement la situation.

À titre d’exemple, elle met en avant le travail de Navdanya[2], qui “a démontré que nous pouvons produire deux fois plus de nourriture et multiplier par dix les revenus ruraux lorsque nous abandonnons le modèle industriel globalisé de production de la nourriture afin de développer une production agroécologique et locale.

Cette année, inspirés par ces résultats encourageants ainsi que ceux de multiples autres expériences entamées en Amérique Centrale et du Sud depuis les années 1990, un groupe de chercheurs belges et européens a décidé de lancer “Agroecology Europe”, une association internationale sans but lucratif basée en Belgique et dont l’objet social est de promouvoir cette approche alternative à l’agrobusiness.

Selon Alain Peeters, un chercheur belge à l’initiative de cette association, “L’agroécologie est à la fois une science, des techniques (pratiques agricoles) et un mouvement social. Elle se distingue des autres sciences et de l’agriculture conventionnelle par son approche holistique (globale)”.[3]

Un tournant semble donc amorcé dans le monde agricole. Répondant au besoin vital et universel de nourriture, c’est un monde qui sied bien aux grandes révolutions de l’histoire. Serons-nous capables d’accélérer le tempo, changer de cap ou imaginer d’autres manières de faire afin de relever le double défi qui nous attend : nourrir dix milliards d’habitants tout en conservant notre environnement vivable ? Selon un paradigme de pensée exclusive et binaire, ces deux exigences peuvent sembler impossible à réaliser simultanément. Sortir et remplacer cette pensée par une vision globale, ouverte et dépassant les frontières mentales semble la seule issue. Alors, comme Vandana Shiva conclurait : “Nous avons besoin de localiser l’économie pour réduire notre empreinte écologique. Et nous avons besoin de localiser pour reconquérir la démocratie économique et politique.”


[1] Cf. l’article de Lora Verheecke, “TTIP – CETA : Ces traités commerciaux que les lobbies co-écrivent”, dans ce numéro, p 30.

[2] Le réseau indien Navdanya réunit des gardiens de semences et de producteurs tournés vers l’agriculture biologique www.navdanya.org

[3] Lancement en Belgique d’une association européenne pour la promotion de l’agroécologie, Publié le lundi 08 février 2016, sur le site rtbf.be/info.

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