LIVRE-EXAMEN : TOUS NOTÉS

par | BLE, Empire de la notation, Technologies

Tous Notés. Pierre Bentata. Paris : De l’Observatoire. 2023.

Dans son ouvrage, Pierre Bentata, professeur d’économie, défend la thèse selon laquelle l’empire de la notation comporte des enjeux moraux importants et qu’il convient de dompter la machine pour s’émanciper de l’expression omniprésente de la haine qui se cache derrière les étoiles et les évaluations. La démocratisation de la publication des avis des uns et des autres entraîne des bouleversements importants en modifiant notre rapport aux autres, mais aussi à nous-mêmes. Nous avons lu avec curiosité ce livre on ne peut plus actuel. En voici une recension critique.

Les huit chapitres du livre sont regroupés en trois parties. La première traite de la révolution anthropologique que représente internet et du besoin de synthétiser et évaluer le flux quasi infini de contenu, en dénonçant un basculement extrême vers la quantification. La seconde aborde les effets pervers sur les humains et les relations que nous avons avec autrui, mais aussi avec soi-même. La troisième pose alors la question de l’émancipation humaine face à l’empire de la notation et, donc, du jugement.

LA RÉVOLUTION DU WEB PARTICIPATIF

La prémisse de base de l’ouvrage est plutôt simple et peu polémique : avec la révolution que représente internet, que l’auteur situe sur le même plan que l’écriture et l’imprimerie, la quantité d’informations à laquelle nous avons accès et dont nous sommes bombardées est trop importante pour que nous puissions nous y retrouver. De là naît la nécessité de pouvoir ordonner ces données et ces innombrables sollicitations. C’est ainsi que la notation apparaît. Avec Amazon par exemple, la notation permet aux utilisatrices et utilisateurs de donner leurs avis sur les produits proposés et ainsi d’informer les autres utilisateurs du rapport qualité-prix des objets vendus. Il y a donc une nécessité, mais aussi une vertu, à ce système de notation, surtout dans le secteur marchand. « Autrement dit, la menace d’une mauvaise note ou d’un mauvais avis rééquilibre les rapports de force marchands et discipline les entreprises auparavant peu soucieuses des réclamations de leurs clients » (p. 37). Mais il ne s’agit là que du début de l’histoire. Il importe, pour l’auteur, de s’intéresser aux conséquences de la révolution internet et de la démocratisation de la liberté d’expression sur les réseaux, puisque « c’est indéniable, les révolutions des modes de communication transforment les pensées elles-mêmes » (p. 25).

Au second chapitre, l’auteur se tourne vers « La part d’ombre des indicateurs ». Une seconde prémisse est ici clairement posée : « L’indicateur est toujours biaisé par celui qui le fournit, non par vice, mais par nature. Dès lors, il convient de se méfier des indicateurs avant de céder aux sirènes de l’évaluation de tout sur le Web » (p. 39). L’auteur s’en prend à ce qu’on perd d’expérience humaine et de singularité quand tout est réduit à un nombre : « Quantifier et agréger requiert de passer sous silence ce qui fait la particularité de chaque chose, c’est inévitable » (p. 40).

Même si la prémisse en elle-même n’est pas inintéressante, la démonstration est moins convaincante. On débute avec une discussion, économique, sur le Produit Intérieur Brut et le « Ease of Doing Business Index ». Bien que l’auteur mentionne l’Indice de Développement Humain (IDH), il semble faire des amalgames et rejeter du revers de la main à peu près tous les indicateurs, au motif que « [M]alheureusement, aucun indicateur n’est objectif, pas plus qu’il n’est synthétique (…) Car fabriquer un indicateur exige de faire des choix (…) En amont des classements et des notes, il y a toujours une part d’arbitraire, un parti pris ». (p. 43). Or, certains indicateurs, comme l’IDH, tirent justement leur valeur du fait qu’ils sont le produit d’un travail intellectuel sophistiqué. C’est précisément pour cela qu’Amartya Sen a obtenu un prix Nobel pour la création de cet indicateur. Car le scientifique utilise son savoir pour faire des distinctions, pour discriminer, afin de faire émerger des données qui nous permettent d’appréhender le réel avec un esprit qualitatif, malgré une méthode quantitative. Bref, la justification de la prémisse apparaît trop peu, voire mal, justifiée. La partie suivante sur les universités réussit à toucher la cible, mais demeure assez superficielle et un tantinet moralisatrice. Nous vous conseillons chaudement de plutôt vous tourner vers l’article sur ce sujet, dans ce même numéro. Finalement, la phrase qui clôt le chapitre résume assez bien la tirade contre l’intérêt des plateformes à susciter un taux d’engagement chez les utilisateurs pour gagner en crédibilité : « À mesure qu’ils se démocratisent, les systèmes d’évaluation en ligne s’éloignent de leur objet originel. Ils ne servent plus tant à informer qu’à attirer des internautes qui en usent et abusent à leur tour, pour des raisons aussi diverses que sans relation avec ce qu’ils croient évaluer » (p. 59).

Ensuite, on s’aventure sur un terrain glissant : « Désormais, tout s’estime sur un mode quantitatif, même les notions de crédibilité et de vérité » (p. 61). On a droit à une tirade sur l’absurdité des notes en lignes et du fait que les métriques comme le nombre de followers tronquent la réalité et crée un chaos sur les réseaux sociaux, où l’on ne sait plus distinguer le vrai du faux. Le fil conducteur du propos demeure flou à ce stade.

LA PERVERSION MORALE

« Le gouvernement des notes modifie tous les rapports : aux autres, à soi et aux choses. La menace de l’évaluation incite chacun à feindre la sympathie, mais derrière le masque, c’est la peur de l’autre qui s’installe (…) De la course à pied aux relations sexuelles, en passant par le régime alimentaire, tout devient objet de performance et occasion de recevoir quelques notifications destinées à ramener dans le rang. Pour l’internaute ultra-connecté, le suivi se transforme en aliénation. Les notes deviennent tyranniques » (p. 79). Les mots sont forts : aliénation, tyrannie, délitement de l’intimité… Qu’en est-il de la démonstration des conséquences de l’omniprésence de la notation dans nos relations aux autres, à soi et au monde ?

« Une fois une norme de la notation bien installée, la concurrence de tous contre tous se développe. À l’ère de la notation, toute interaction avec un tiers peut être sanctionnée par une mauvaise note. Les relations sociales ne changent pas, mais leurs motivations se transforment. Autrui n’est plus une altérité, mais un juge » (p. 81). Le paradoxe sur lequel se focalise l’ouvrage est le suivant : « Partout, la menace de la mauvaise note a forcé les acteurs économiques à se discipliner, à accepter que leur rôle premier se résume à satisfaire le client. La note peut donc avoir du bon lorsqu’elle rétablit l’équilibre entre le faible et le fort. Le problème réside dans le fait que, dès qu’elle apparaît, et étant donné l’usage que l’on en fait, elle réduit toute relation à une transaction » (p. 84). Voilà le danger qui nous guette et nous envahit et duquel nous devons chercher à nous émanciper. Mais quelles sont les mécaniques de cette perversion qui corrompt davantage nos rapports, en cette ère virtuelle ?

Le problème est que l’on « finit par accorder autant de valeur aux communautés numériques qu’à l’entourage réel ; alors même que notre cerveau ne serait pas capable d’entretenir des relations de confiance avec plus de cent cinquante personnes » (p. 87). L’auteur met l’emphase sur le fait qu’il faut « critiquer pour exister », alors que les réseaux sociaux servent aussi des fonctions, justement, de support à mémoire sociale, de création de communautés pour les gens isolés en plus de permettre l’expression d’élans de solidarités lors de catastrophes.

Mais l’auteur persiste et signe dans la défense de sa thèse, qui devient, à ce stade-ci, quelque peu caricatural : « Pourtant, plus rien n’est pareil, car le fondement des rapports interpersonnels se trouve renversé. On reste civilisé et courtois, mais pas pour les mêmes raisons » (p. 92-93). Un mélange de philosophique entre Sartre et Lévinas donne un : « L’autre n’est plus une fin en soi, mais un intermédiaire entre soi-même et sa note » (p. 94). On arrive à un point de rupture, du moins pour notre part. Soit on suit l’auteur dans ce courant philosophique qui permet d’aborder l’empire de la notation sous cet angle, avec ce langage pour décrire le phénomène, soit on peine à voir sur quelle justification l’argumentaire s’appuie. L’angle d’approche pourrait déplaire à certaines lectrices et lecteurs, mais il a le mérite de susciter le débat.

Le propos se resserre ensuite avec un passage intéressant sur les menaces à la liberté académique et l’ambiance qui règne aujourd’hui dans les cours donnés dans les universités. L’auteur décrit bien le climat à la fois de défiance et de déférence qui s’installe dans nos sociétés. Où les rapports humains perdent, parfois, en authenticité et en qualité, au profit d’une logique prédatrice d’extraction des données sur nos interactions. S’ensuit ensuite un passage sur le système de crédit social chinois, dont l’apport à l’argument demeure flou. Le fil conducteur demeure difficile à percevoir.

Le chapitre 5 s’intéresse à la manière dont le gouvernement de la notation modifie notre rapport à nous-mêmes, « Soi-même comme une autre : donne-moi ton score je te dirai qui tu es ». On poursuit ici sur la même veine qu’au chapitre précédent, c’est-à-dire en poursuivant la thèse d’une crise existentielle et existentialiste : « Défini par un ensemble d’indicateurs et de donnes l’individu est un étranger pour lui-même » (p. 109). Malgré les résultats d’études académiques, selon lesquelles « [E]n réalité, l’exposition à Instagram, TikTok ou Facebook aurait un impact « négatif mais très faible » sur la plupart des utilisateurs » (p. 111), l’auteur persiste sur les effets délétères des réseaux sociaux, particulièrement chez les adolescents. L’expérience humaine se retrouverait fondamentalement transformée, en raison de l’infinité de données sur lesquelles chacun des aspects de notre vie peut être quantifié et donc comparé. Et selon l’auteur, plus on se compare, plus on doute de soi et plus on souffre. Pour l’auteur, toutes les applications personnelles que les gens utilisent pour calculer leur dépense énergétique, l’apport calorique de leur régime, la qualité de leur sommeil, etc. transforment l’individu au point où « [D]ans la société de l’évaluation, l’enfer n’est pas tant l’autre que soi-même comme un autre ; car la sanction ultime provient des applications personnelles que chacun utilise » (p. 114). L’auteur poursuit sans relâche sur le mode pathologique « Les notes ne sont plus considérées comme le reflet imparfait de la réalité, mais comme une objectivisation de celle-ci » (p. 115). L’argumentaire se déploie presque sur le mode d’une dystopie dans laquelle les humains seraient complètement aliénés, incapables de construire un rapport à soi qui ne soit déterminé et médié par les données que les applications nous fournissent sur nous-mêmes. L’autosurveillance devient une prison dans laquelle nous devons « performer » dans chacun des aspects de notre vie. Le catastrophisme est quelque peu tiré par les cheveux…

Le sixième chapitre, « L’effacement de l’incommensurable : entre notes et valeurs, il faut choisir », radicalise encore davantage la thèse défendue dans l’ouvrage. « Dans une société de la notation permanente, la valeur d’une chose dépend de sa note. Corollaire : ce qui ne peut être noté n’a pas de valeur. Ce changement, en apparence trivial, a des implications profondes sur le plan aussi bien personnel que politique » (p. 129). L’auteur  défend ici la thèse de la beauté des performances sportives, difficilement réductible à des chiffres, à l’art, au génie. Il rappelle que la liberté est difficilement mesurable, omettant au passage les classements qui placent le Canada au sommet en termes de droits et libertés individuels. L’argument étant que la sécurité se quantifie mieux et prend donc le pas sur la liberté. Un argument qui n’est pas sans fondement, ni dénué d’intérêt, mais le lien avec la notation demeure ténu et le fil conducteur difficilement identifiable. Le portrait général de l’argument, comme le ton, se comprend sur le registre de la philosophie française, avec ses particularités. On y adhère… ou pas !

COMMENT S’ÉMANCIPER DE CETTE EMPRISE ?

La thèse de cette troisième et dernière partie de l’ouvrage est posée de façon intéressante : « Revenir à l’origine du besoin de tout évaluer : on note par goût du jugement et on juge par haine du réel. Révélation qui donne aux notes leur véritable sens. La vraie valeur des notes, c’est de comprendre qu’il ne faut rien juger » (p. 151).

« Défiance, aliénation et effacement de l’incommensurable s’accompagnent d’une réaction paradoxale : le règne de la notation favorise le retour des essentialismes. Afin de se protéger contre les effets délétères des notes, chacun brandit une singularité radicale qui interdit toute forme de comparaison. Plus on se mesure, moins on s’entend. Le conflit semble inévitable » (p. 153). C’est ainsi que débute le septième chapitre. On se demande alors quel sera le fil conducteur cette fois-ci.

Déclin du pouvoir des états, crise identitaire et wokisme, le Web est le lieu de l’expression du tribalisme primaire, où chacun se sent unique au point de pouvoir décider qui peut le juger. « Pointer le like button pour expliquer le retour de l’essentialisme est un peu gros. La crise identitaire a de nombreuses causes, au premier rang desquelles se trouvent l’affaiblissement des États, la standardisation des modes de vie et l’homogénéisation culturelle » (p. 157-158). Encore une fois, le lien avec la thèse initiale et l’empire de la notation demeure flou. Une référence à Jonathan Haidt, éminent psychologue américain, cité plus tôt dans l’ouvrage, aurait été bienvenue. Mais l’auteur persiste dans le style français, assez vague en semblant insinuer que tout est lié. Oui, il est indéniable que l’effet silo des réseaux sociaux soit nuisible à la santé démocratique de nos pays, mais quel lien avec le fait de noter le chauffeur qui nous a ramenés du restaurant que nous avons aussi évalué sur TripAdvisor ? Pour l’auteur, c’est limpide : « Tout ce qui précède conduit à une conclusion sans appel : recourir à l’essentialisme pour lutter contre les dérives de l’évaluation, c’est choisir un remède pire que le mal » (p. 165). Encore une fois, la conclusion n’est pas inintéressante en soi, mais le lien entre les concepts, essentialisme et notation, demeure flou ; et il existe déjà une littérature sur l’impact des réseaux sociaux sur la démocratie, comme cité plus haut, qui vise beaucoup plus juste.

Pour l’auteur, après moult détours, une chose est claire. On ne peut pas se débarrasser des notations qui nous envahissent, mais on ne peut pas non plus laisser courir la bête sans la dompter, à défaut de quoi elle deviendrait notre maître et, qui plus est, un mauvais maître. « Fort heureusement, une troisième voie se dessine qui promet de tirer le meilleur parti de ces petits indicateurs. Au jeu de l’évaluation, on ne note jamais vraiment ce que l’on croit. Une fois cela devenu clair, ces notes pourraient bien retrouver toute leur valeur » (p. 167). Peut-être que ce dernier chapitre pourra nous éclairer sur le sens de cette phrase, a priori cryptique.

Se trouve alors mobilisée une thèse très rousseauiste, mais pas assumée comme telle par l’auteur : « lors de son introduction, tout progrès technique s’accompagne d’une décadence morale » (p. 171). Rousseauiste en ce sens que Rousseau décrivait dans ses deux Discours les progrès et les processus de socialisation qui contribuent à corrompre l’homme de sa nature profonde. C’est peut-être là la version la plus forte de la thèse que l’auteur a cherché à développer dans l’ouvrage : la notation et la virtualisation des rapports contribue à nourrir notre amour-propre davantage que notre naturel amour de nous-mêmes, pour notre simple conservation. Sans doute y a-t-il là une question de sensibilité, mais la thèse défendue par l’auteur gagnerait peut-être à être formulée dans un autre langage, qui permettrait de mieux circonscrire le propos.

Finalement, chaque notation trahirait un ressentiment, thèse plutôt nietzschéenne cette fois. Comme le disait Luchini, l’homme souffre de la vie et partout il cherche à se venger de vivre. C’est ce que suggère l’auteur pour conclure : « [C]haque fois qu’il note, l’internaute se trahit : il révèle sa frustration à l’égard d’une réalité qu’il voudrait tout autre » (p. 179). La dictature de la notation est donc aliénante puisque tout est subjectif, tout comme l’incommensurable que l’on perdrait en voulant tout quantifier. Le sentiment de toute-puissance que donne la notation permet l’expression de la haine et l’empire de la notation masque cette réalité en en faisant un totalitarisme. Rien de moins, qu’un totalitarisme de la haine… qui existait avant la démocratisation de la notation et des réseaux sociaux.

CONCLUSION

En conclusion ce n’est pas un grand ouvrage, sauf peut-être pour les amateurs du style français. La thèse développée semble triviale et caricaturale, les digressions pleuvent et on se questionne souvent sur la pertinence analytique des concepts mobilisés tant ils sont peu justifiés et la relation entre eux est floue. La tentative philosophique demeure malheureusement inachevée, la direction est questionnable et le développement aléatoire. S’il y a bien une chose qu’on doit donner à ce livre, mais a-t-on vraiment besoin de le lire pour se le rappeler, c’est qu’il ne reste rien de mieux que des moments sans nos téléphones, à profiter de la vie avec les gens que nous aimons, sans calculer nos mots ou nos faits et gestes. Pour info : le livre est encore trop récent pour que sa note sur Amazon soit significative. Au moment d’écrire ces lignes, le livre n’avait qu’un seul avis. 😉

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