PENSER LES DROITS HUMAINS POUR LES FEMMES

par | BLE, Féminisme, Justice, MARS 2018

En 2015, les Nations Unies constataient que, malgré les engagements pris vingt ans plus tôt, “aucun pays n’est parvenu à instaurer l’égalité totale entre les sexes et à autonomiser pleinement les femmes et les filles, que dans le monde les inégalités demeurent grandes entre femmes et hommes et entre filles et garçons, et que de nombreuses femmes et filles subissent des formes multiples et convergentes de discrimination et connaissent la vulnérabilité et la marginalisation toute leur vie durant”.[1] Face à ce constat, les droits humains sont souvent présentés comme une solution. ONU-Femmes souligne par exemple “le rôle central des droits fondamentaux des femmes à la fois comme ‘fi n’ et comme ‘moyen’ efficace de développement”.[2]

De nombreuses féministes interrogent toutefois ce que les droits humains peuvent réellement pour les femmes dès lors que ces droits ont été construits à partir de catégories et de concepts qui résultent autant qu’ils entérinent un monde qui reste largement patriarcal, des droits conçus dans une logique libérale qui ne favorise pas forcément les femmes.[3] Les juridictions et les instances internationales ont interprété les droits humains de façon à répondre aux préoccupations des femmes et cette adaptation a permis de réelles avancées. Mais elle se heurte à certaines limites, comme on le verra dans un premier temps. Cela explique qu’on ait plutôt choisi de reconnaître, à partir des années 1970, des droits plus spécifiques aux femmes et de mettre sur pied des organes plus spécialisés dans ce domaine. Cette évolution a toutefois perdu en généralité ce qu’elle a gagné en spécificité. On a assisté en effet à une forme de relégation des droits des femmes à la marge des droits humains, comme on l’illustrera dans un second temps. Au final, les femmes paraissent encore marginalisées par le droit comme elles le sont plus généralement dans la société, et les difficultés auxquelles elles sont confrontées peinent à recueillir une attention globale.

LES DROITS HUMAINS BÉNÉFICIENT-ILS AUX FEMMES ?

La Convention européenne des droits de l’Homme reconnaît des droits à toute personne, sans qu’on ne dise rien de son sexe. Ces droits sont présentés comme des droits universels reconnus à tous et donc aux femmes. Ces dernières sont en outre protégées contre des mesures discriminatoires car “la jouissance des droits et libertés […] doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, […]”. Les femmes se heurtent pourtant à certaines difficultés lorsqu’elles allèguent d’une violation de leurs droits, des difficultés de divers ordres.

D’abord, la Convention a longtemps veillé à protéger surtout les individus contre les ingérences injustifiées de l’État dans leurs activités et a ainsi, indirectement, privilégié les hommes, plus exposés aux autorités publiques en raison de la place dominante qu’ils occupaient et occupent toujours dans la société. La Convention garantit par exemple la liberté d’expression et interdit les arrestations ainsi que les détentions arbitraires. Une telle protection est primordiale mais elle bénéficie par définition moins aux femmes dès lors qu’elles sont encore aujourd’hui moins nombreuses que les hommes à travailler dans les médias par exemple et bien moins nombreuses que les hommes à être arrêtées, détenues ou condamnées pénalement par les tribunaux.[4] Les femmes rencontrent par contre fréquemment des difficultés dans des situations qui leur sont très spécifiques, durant leurs grossesses désirées, non désirées ou contractualisées à travers des gestations pour autrui ou encore dans le cadre d’activités prostitutionnelles. Elles peuvent alors être confrontées à des comportements qui portent gravement atteinte à leur émancipation, mais qu’il est parfois malaisé de relier à l’un des droits reconnus par la Convention.

Ensuite, s’il est vrai que la Convention, telle qu’elle est interprétée aujourd’hui, impose aux États, non seulement qu’ils respectent les droits humains, mais qu’ils veillent aussi à leur respect par d’autres, cette obligation ne leur incombe que lorsqu’ils savent ou auraient dû savoir que des atteintes aux droits fondamentaux se commettaient ou étaient susceptibles de se commettre. Les États doivent ainsi, notamment, refuser de renvoyer des personnes étrangères vers leur pays d’origine s’il existe un risque réel et sérieux qu’elles soient soumises à des mauvais traitements. Cela suppose de s’adresser aux autorités pour évoquer des risques de maltraitance ou pour dénoncer des violences, une démarche qui n’est pas toujours aisée étant donné l’accueil parfois réservé à ce type de plainte ou le statut particulièrement vulnérable de certaines femmes étrangères en séjour illégal. Des prostituées nigérianes n’ont ainsi pas obtenu gain de cause devant la Cour européenne des droits de l’Homme qui leur a indirectement reproché de n’avoir pas attiré suffisamment l’attention des autorités publiques sur leur situation.[5]

Enfin, pour établir l’existence d’une discrimination, les femmes doivent montrer, non seulement que leurs droits ont été violés, mais également que leur traitement est différent de celui réservé à des personnes placées dans des situations comparables ou que ce traitement a un effet préjudiciable disproportionné à leur égard, sans que cela ne se justifie. Or, les femmes sont parfois dans des situations qui sont difficilement comparables à d’autres, comme c’est le cas lorsqu’elles n’ont pas la possibilité de recourir à une interruption volontaire de grossesse par exemple. Les décisions par lesquelles la Cour a reconnu des discriminations vis-à-vis des femmes restent d’ailleurs relativement rares. Et les hommes ont été plus nombreux à se prévaloir de l’égalité entre les hommes et les femmes, et à obtenir gain de cause à ce sujet. Il faut mentionner quand même des décisions assez récentes qui montrent qu’il est possible d’interpréter les droits humains de manière créative pour identifier une situation discriminatoire, même lorsque cette situation touche quasi- exclusivement des femmes, comme c’est le cas des violences domestiques.

LES DROITS DES FEMMES SONT-ILS DES DROITS HUMAINS ?

Compte tenu des difficultés mentionnées plus haut, il n’est pas étonnant qu’on ait décidé, à un moment donné, de codifier plutôt des droits spécifiques aux femmes, en adoptant en 1979 la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes qui vise explicitement les stéréotypes et les préjugés liés au sexe, la prostitution, le rôle des femmes dans la politique et dans la sphère publique ainsi qu’une série de questions relatives à leur éducation, leur emploi et leur santé. L’Union africaine formalise en 2003 un protocole à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples qui concerne les droits des femmes. Sur le continent américain, les États signent en 2004 la Convention de Belem relative à la violence contre les femmes. Et les États européens adoptent finalement, en 2011, la Convention d’Istanbul visant à éliminer la violence contre les femmes et, en particulier, la violence domestique. Ces traités répondent plus adéquatement aux préoccupations des femmes mais ils semblent aussi avoir fait l’objet d’une moindre attention et disposer, de ce fait, d’une force symbolique moins prononcée. La Convention de 1979 est reconnue par 189 États, un nombre rarement atteint, mais plus d’un tiers d’entre eux ont émis des réserves qui en limitent fortement la portée. L’Arabie Saoudite a par exemple déclaré qu’“en cas de divergence entre les termes de la Convention et les normes de la loi musulmane, le Royaume n’est pas tenu de respecter les termes de la Convention qui sont divergents”.[6] Quant à la Convention de Belem, elle n’a toujours pas été ratifiée par le Canada et les Etats-Unis. Et la Convention d’Istambul ne compte que 28 États parties parmi les 47 membres du Conseil de l’Europe. On est bien loin, en somme, d’engagements fermes de la part de tous les États envers les droits des femmes.

Le système qui assure le respect de ces traités n’est par ailleurs pas toujours aussi performant que celui de la Cour européenne des droits de l’Homme qui peut condamner les États et prononcer, le cas échéant, des réparations s’élevant parfois à plusieurs milliers d’euros. Rien de tel n’existe, par exemple, pour la Convention de 1979 dont la mise en œuvre est assurée par un Comité qui formule des recommandations générales, réalise des rapports au sujet de chaque État partie ou rend des communications plus particulières lorsqu’il reçoit des plaintes individuelles contre des États précis, ces plaintes n’étant possibles que pour autant que les États l’aient accepté au préalable. Les décisions du Comité, si elles disposent d’effets juridiques indéniables en précisant l’interprétation qui doit être réservée aux droits des femmes, ne sont pas dotées de la même force qu’une décision rendue par une cour supranationale comme la Cour européenne des droits de l’homme.

Ces éléments montrent qu’il n’est pas encore tout à fait admis que les droits des femmes sont des droits humains à part entière. À cet égard, le mouvement #metoo apporte une contribution certaine à exposer les violences faites aux femmes comme un sujet qui doit recueillir l’attention de la société tout entière. Il faudra toutefois que cette évolution se poursuive pour englober aussi toutes les autres situations d’ordre économique, social et culturel dans lesquelles les femmes se retrouvent du fait de leur sexe si l’on veut un jour que les droits des femmes soient pleinement considérées comme des droits humains.


[1] Nations Unies, Commission de la condition de la femme, 5 mars 2015, E/CN.6/2015/L.1., Annexe, § 4.

[2] ONU-Femmes, Transformer les économies, réaliser les droits, 2015, p. 27, disponible en ligne : http://progress. unwomen.org/en/2015/

[3] Voy., entre autres, Emmanuelle Tourme-Jouannet, Laurence Burgorgue-Larsen, Horatia Muir Watt et Hélène Ruiz-Fabri (ed.), Féminisme(s) et droit international, collection de l’Institut des sciences juridique et philosophie de la Sorbonne, 2016.

[4] Cette sous-représentation semble s’expliquer par les images stéréotypées que les juges ont des femmes, Thomas Léonard et Maxime Lelièvre, “Une femme peut- elle être jugée violente ? Les représentations de genre et les conditions de leur subversion lors des procès en comparution immédiate”, Coline Cardi et Geneviève Pruvost (ed.), Penser la violence des femmes, Éd. La Découverte, 2012, pp. 314-329.

[5] NDLR : L’auteure référencie ses propos par une série de décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme qui ne nous ont pas parues nécessaires à mentionner pour les lecteurs et lectrices de Bruxelles Laïque Échos.

[6] Toutes les réserves émises par les États sont disponibles en ligne : https://treaties.un.org/.

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